👤 Par La rédaction, 23/5/2015
L’artiste et écrivain Mahi Binebine réagit à la polémique autour du film de Nabil Ayouch, Much Loved. Il s’élève contre les « inquisiteurs aux desseins pervers ».
Jusqu’à quand allons-nous vivre dans la schizophrénie, dans le déni ? Est-ce notre image qui nous révulse à ce point ou le mal est-il plus profond ? Allons-nous continuer à lancer des cabales contre les artistes qui pansent les plaies d’une société malade, contre le talent, ce trésor national qui est notre seule planche de salut, contre la liberté que nos aînés ont payée de leur chair dans les cachots du désespoir ? Devrions-nous, nous autres créateurs, travailler en permanence avec l’épée de Damoclès suspendue par-dessus nos têtes ?Allez, censeurs du dimanche confortablement installés derrières vos claviers, retroussez vos manches et brûlez! Une bûche pour Le pain nu, Choukri était un clochard alcoolique ; une autre pour Le passé simple, Chraïbi, rien de moins qu’un traître collabo ; une autre encore pour Le dernier combat du capitaine Ni’mat, Leftah était un pédéraste notoire. Allez, brûlez braves gens, brûlez Casanegra, Lakhmari est d’une vulgarité sans nom… Mettez Serhane au pilori, il n’a jamais su faire de courbettes. Bannissez Laâbi, il est à la botte des marxistes léninistes. Brûlez ! Brûlez ! Brûlez ! Que l’autodafé soit flamboyant ! Et sur les cendres de notre culture moribonde, dressez un tapis rouge aux rétrogrades de tous bords. Drapez-vous de votre pseudo-dignité, chaussez vos œillères et marchez dans l’obscurité, vous la méritez peut-être.
Aujourd’hui, c’est au de tour de Nabil Ayouch d’être jeté en pâture, un sioniste qui a réalisé My Land, un bourreau d’enfants qui a créé le centre culturel Les étoiles de Sidi Moumen et ses centaines de marmots démunis qui ont dorénavant accès à un cinéma, une médiathèque, une salle de danse, une autre de musique, un atelier de peinture, un autre de théâtre… Tout cela en plein cœur du bidonville ! Oui, il s’agit bien de ce type qui a réalisé un film à fonds propres, que d’aucuns voudraient traduire en justice pour avoir fait consciencieusement et honnêtement son métier!
Nous sommes nombreux à souffrir de ce pays qui nous fait mal, de ses travers, de ses contradictions. Naguère, nous nous battions contre le makhzen et son arantèle sournoise qui nous étouffait. A présent, l’ennemi est invisible. Il s’appelle populisme et ses relents nauséabonds qui fleurissent ça et là, relayés par des canards boiteux en mal de sensationnel. Que cela vous plaise ou non, nous avons des armes miraculeuses que vous n’avez pas ; nous sommes des écorchés vifs et nous aimons de façon indéfectible notre pays dont nous voudrions corriger ce qui peut encore l’être. Vous, procureurs virtuels qui jugez le film sans l’avoir vu, vous qui vous faites une opinion définitive sur une simple bande annonce, sachez que dans un roman comme dans un film, une pute parle comme une pute (pas comme une bourgeoise d’Anfa, ce ne serait pas crédible !). Vous, et je sais que vous êtes nombreux, parce que l’affaire est savamment orchestrée par des conservateurs moyenâgeux que le progrès dérange, des forces lâches qui s’évertuent à vouloir tuer l’œuvre dans l’œuf, l’empêcher d’éclore et de réveiller les consciences, vous qui participez au lynchage, je vous plains car vous êtes si facilement et si déplorablement manipulables. Réfléchissez donc par vous-même. Ne jugez pas au prisme déformant des inquisiteurs aux desseins pervers. Laissez les moutons paître dans les prairies.
Telle que vécue chez nous, comme ailleurs du reste, la prostitution est un fléau dont on devrait débattre en toute sérénité, sans passion, sans hypocrisie. Nabil nous la montre, de façon crue peut-être, mais d’une terrible efficacité. Voyez, nous en parlons ! Et cela est la première des bénédictions. Ceux qui se couvrent le visage en criant « Au loup ! » seront, bien entendu, les premiers à acheter le DVD piraté et s’en délecter dans les chaumières. Pour ces voyeuristes, circulez, il n’y a rien de cela dans ce film !
Much Loved (je l’ai vu) est un regard porté avec une tendresse infinie sur quelques jeunes femmes au triste destin, un regard juste, humain, loin du misérabilisme, sans langue de bois ni faux-semblants. Un film d’amour en somme, pas au sens où ses détracteurs incultes l’entendent ; ceux qui ne produisent rien, qui n’existent que par des aboiements sur les réseaux sociaux en faisant leurs combats de « salonards ».
Mahi Binebine
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