Par Ali Anouzla
Interprété de l’arabe par Salah Elayoubi
Le souvenir du 17 Septembre 2013, avec ces intrus investissant, au
petit matin, mon minuscule appartement, me hantera à tout jamais. L’écho
de cette sonnette insistante, résonne encore dans mes oreilles et n’en
finit plus de réveiller le petit garçon qui sommeille en moi, me
transportant en cette nuit cauchemardesque, lorsque des éléments de la
police militaire étaient venus tambouriner à la porte métallique du
domicile familial, sous les aboiements furieux de mon chien « Frini »,
pour nous annoncer la mort de mon père, tombé au champ d’honneur de
cette mère-patrie, qui fait de moi, aujourd’hui, son prisonnier.
Depuis cette tragique soirée, mes nuits ne furent plus jamais les
mêmes, faites de veille vigilante et de sommeil superficiel. Dans la
cellule que mes geôliers m’avaient assignée, alors que le silence
prenait possession de la prison et que mes compagnons d’infortune
cherchaient dans quelques heures de sommeil, le moyen d’oublier leur
misérable condition, le cauchemar revenait me hanter. Je croyais alors,
reconnaître, dans les cris de détresse de quelques codétenus, le
claquement des lourdes portes de métal ou le jappement lointain d’un
chien, la tragédie qui frappa, cette nuit-là, ma famille.
Étendu sur ma couche d’infortune, je ressassais inlassablement ces
questions : Pourquoi suis-je ici ? Quelle ignoble infamie ai-je commis,
pour qu’on me place, trente jours durant, à l’isolement, privé de mes
lectures et de ma dignité ? Serais-je un dangereux ennemi public, pour
mériter cet acharnement policier, judiciaire et médiatique ? Faudra-t-il
qu’on me livre en pâture aux chiens et que mon sang coule dans le
caniveau, pour que cessent les éructations pitoyables, des thuriféraires
de la tyrannie, à mon égard ?
J’étais entré en journalisme comme on entre en sacerdoce, convaincu
de la mission qui m’incombait. Plus qu’un métier, j’en avais fait un
engagement à défendre le faible et à me faire gardien de l’intérêt
général. J’y ai croisé tant d’opportunisme, de cupidité, et de plumes
aux ordres, mais aussi quelques justes, qui me rendirent l’espoir et
renforcèrent ma détermination à rendre compte de la vérité, toute la
vérité, rien que la vérité !
Mes lectures philosophiques m’apprirent que le scepticisme était le
meilleur chemin vers la certitude. J’appris très tôt, à m’affranchir des
vérités toutes faites, et à m’imposer le doute comme vertu, n’hésitant
jamais à franchir les prétendues lignes rouges et poser les questions
les plus dérangeantes, dans ma quête de la vérité.
Mes lectures vernaculaires me firent privilégier l’opinion, plutôt
que le courage des plus braves. Je me fis la promesse de ne jamais me
taire, face à l’injustice, ni craindre de dire la vérité, dussé-je
affronter solitude et traversée du désert.
De désert, il en fut précisément question, une année durant, avec
l’épée de Damoclès que l’on sait. Il fut le pire de tous les déserts,
non pas en raison de la fermeture injuste de mon unique gagne-pain,
ayant appris depuis longtemps, à me contenter de peu, ni en raison de
l’interdiction qui m’a été signifiée, dans l’illégalité absolue, de
quitter le territoire marocain, et son prolongement, la drôle de liberté
qui m’est imposée, mais parce que je n’aurais jamais imaginé qu’on
puisse, un jour, confier aux plus lâches et aux plus misérables, le soin
de m’infliger, autant d’injustices, de peines et de mépris à la fois.
Je repense à ces moments d’infinie solitude, lorsque je découvrais,
stupéfié, que dans ce pays qui se disait celui du droit, mon sort ne
tenait qu’à un fil et à l’humeur d’un seul homme, juge de mon destin. Je
fis connaissance avec la vengeance aveugle et vis comment la haine et
la colère s’étaient liguées, pour vider mes contempteurs de toute
humanité. Je réalisais avec anéantissement, à quel point, nous étions
tous, confinés dans une immense salle d’attente, en liberté surveillée.
Pourtant même dans les moments les plus sombres, jamais je ne cédai
au désespoir ou à la colère, puisant mon énergie dans ce vieux poème
arabe :
« Jamais la haine n’atteint le cœur altier, ni ne grandit celui qu’elle imprègne »
J’ai consacré ma vie à défendre les valeurs de liberté, de justice,
de dignité et de démocratie, me promettant de ne jamais changer d’un
iota, ma ligne éditoriale, ni faire l’économie d’une seule bataille
contre la corruption et la tyrannie, quel qu’en fut le prix à payer.
Je suis redevable à cette épreuve que je traverse, de m’avoir révélé
l’affection que me vouent ces femmes et ces hommes libres, et jusqu’à
mes geôliers, pour leur bonté à mon égard. Je serais, à tout jamais,
reconnaissant à ces militants, ces amis, ces collègues, ces confrères et
ces citoyens anonymes, enfants de mon pays, qui prirent, plusieurs fois
de suite, possession de la rue, au péril de leur propre existence, pour
exiger ma libération. Ils furent simplement merveilleux !
Ma reconnaissance éternelle va également à ma famille, ainsi qu’à
tous ces justes, des militants d’organisations internationales et des
journalistes, du monde entier. Que serait-il advenu de moi, sans leur
soutien ?
A tous, je ne saurais jamais vous restituer un peu de ce que vous
m’avez donné, sinon en poursuivant la mission que je me suis fixée, de
prêter la plume aux opprimés, aux exclus et aux sans-voix ! Amen !
Ali Anouzla
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