Khadija Ryadi est présidente de l'Association marocaine des droits humains (AMDH).
Luk Vervaet (LV) : Le procès d’Ali Aarrass a de nouveau été reporté au 21 mai. Ali était dans un état pitoyable – il souffre d’une allergie extrême ; il a été victime d’une agression en prison et ne sort plus de sa cellule depuis quelques mois. Il était extrêmement faible parce qu’il a fait une grève de la faim d’une semaine contre ses conditions de détention.
Khadija Ryadi (KR) : C’est d’autant plus grave quand on sait qu’il n’y a pas de preuves contre lui et que son dossier est vide. Son extradition à partir de l’Espagne était illégale. Si, en plus, sa santé et ses conditions de détention en prison se détériorent, on peut vraiment dire que ses droits sont bafoués.
LV : Sa situation de détention est-elle particulière ?
KR : Il règne une situation moyenâgeuse au sein des prisons. L’arme de la grève de la faim est souvent utilisée comme ultime défense par les détenus. Il faut savoir que le nouveau délégué général de l’administration pénitentiaire et de la réinsertion est un monsieur qui figurait dans la liste, publiée en 2000, des personnes à propos desquelles nous disposons des indications fortes sur leur responsabilité dans la torture de détenus. Il a été l’ancien patron de la Sûreté Nationale. Il a été nommé à son nouveau poste après les évasions spectaculaires des prisons. Sa nomination était clairement un choix pour le tout sécuritaire. En plus, depuis sa nomination, l’administration pénitentiaire ne dépend plus du ministère de la Justice. Elle dépend directement du chef du gouvernement. Mais, dans les faits, l’administration ne dépend que de lui-même et ne rend de comptes à personne.
LV : Quelles sont les conséquences de ces changements au sommet ?
KR : La réponse à tous les problèmes du monde carcéral est devenue une question d’immobilier, de construction de nouvelles prisons. Quand on soulève un problème, on vous répond avec les nouvelles règles et normes qui seront mises en application et par des maquettes de nouvelles prisons à construire. Entretemps, la situation au sein des prisons s’aggrave. Également pour les militants politiques et les dossiers à caractère politique, dont fait partie l’affaire Ali Aarrass. Des actes de violence, de vengeance et de torture des détenus sont de retour. Les ONG qui visitaient les prisons ne peuvent plus y mettre un pied. Il y a quelques jours une instance suprême pour la réforme de la justice vient d’être créée, composée d’une quarantaine de personnes. Quelques personnes des ONG comme l’observatoire marocain des prisons en font partie. On verra ce que cela va donner.
LV : À combien estimez-vous le nombre de détenus politiques au Maroc ?
KR : Il n’y a pas de chiffres exacts. Mais il s’agit d’un grand nombre de dossiers qu’on peut estimer à quelques centaines. Il y a d’un côté les détenus politiques pour prétendue association ou délit terroriste, qui n’ont pas eu droit à un procès équitable. Puis, il y a les membres de l’UNEM, les Sahraouis, les participants au Mouvement du 20 février, les syndicalistes dans les luttes sociales. Dans ces derniers cas, il s’agit souvent de courtes peines. Il est difficile de tenir des statistiques, parce qu’au moment de leur publication, ils sont parfois déjà sortis de prison. Mais on sort quand même chaque année un rapport avec la liste de tous ceux et celles, qui ont été en prison pendant cette année-là.
LV : Comment voyez-vous l’état du mouvement démocratique au Maroc. En marchant vers ici nous avons rencontré une manifestation de quelques centaines d’universitaires chômeurs qui demandent que le gouvernement tienne ses promesses sur l’engagement des chômeurs diplômés.
KR : ils sont là chaque semaine depuis plus d’un an. Les manifestations continuent. Chaque mois, il y a des marches dans les grandes villes. Il faut savoir que dans les zones rurales, les démonstrations continuent aussi, comme à Ifni1. Là il y a souvent plus de violence et de répression que dans les grandes villes où on tolère plus facilement une manifestation quand il y a beaucoup de monde.
En même temps, on peut dire qu’après les élections, il s’est installé une phase d’attente. On veut donner toutes les chances au nouveau gouvernement d’entamer le changement. En tant qu’AMDH, nous n’avions pas pris position s’il fallait oui ou non boycotter le scrutin d’il y a quelques mois. C’est l’affaire des partis politiques. Mais on a élaboré une critique sérieuse de la nouvelle constitution. Vous pouvez la retrouver dans nos publications2. De toute façon, s’il n’y a pas de changement pour les grands problèmes que rencontre le peuple marocain au niveau des salaires, du chômage, de la vie chère, etc., le mouvement va reprendre toute son ampleur.
LV : Vous avez pris la décision de mettre sur pied des vraies sections de l’AMDH en Europe. Pourquoi cette démarche ?
KR : D’abord, il faut souligner que l’AMDH est ouverte à tous les citoyens, marocains ou pas. Les sections dans des pays comme la Belgique, doivent faire un travail avec les Belges et les non-Belges. S’adresser aussi bien aux autorités belges que marocaines concernant tous les problèmes que rencontrent les personnes d’origine immigrée. Ensuite, il faut établir des relations et des collaborations avec les ONG d’Europe. Ceci est important quand on sait qu’au siècle passé les démocrates européens ont joué un rôle très important dans la lutte contre la dictature au Maroc.
LV : Justement, ne peut-on pas dire que, contrairement au passé, on est en retard, aujourd’hui en Europe, sur les mouvements démocratiques dans le monde arabe ?
KR : Nous avons constaté une très mauvaise connaissance de ce qu’on appelle le printemps arabe dans les pays européens. Nous ne pouvons qu’être déçus quand on entend des démocrates européens parler et soutenir la thèse de « l’exception marocaine ». Ce qu’on cherche, c’est un soutien européen à la lutte menée ici. Et qu’en même temps, ils luttent contre leurs gouvernements occidentaux qui continuent à avoir des relations privilégiées avec le Maroc. Le printemps arabe a mis au clair comment ces régimes occidentaux ont profité financièrement des despotes comme Ben Ali ou Moubarak, mais aussi comment ils ont utilisé ces régimes pour se protéger contre le terrorisme et l’immigration. Un des éléments pourquoi le soutien dans les pays européens est moindre est que dans les années soixante ou soixante-dix, l’immigration était dominée par les militants, tandis que maintenant on est plutôt face à une masse non politisée.
LV : Quel regard portez-vous sur l’Europe à partir d’ici ?
KR : La crise économique européenne nous inquiète. Il y a l’effet d’appauvrissement pour les citoyens européens. Il y a aussi l’effet indirect pour toutes ces familles marocaines, qui ont moins de revenus parce qu’il y a moins d’argent transféré par l’immigration à cause de la crise. Les ONG européennes ont moins de moyens financiers pour nous venir en aide. Et puis, en parallèle avec cette crise, il y a bien évidemment la crise politique où on voit que l’extrême droite européenne progresse partout.
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