Analysede la situation économique au Maroc en 2011
Par Najib Akesbi, publié le 29/5/2011
Entretien : «Nous restons sur un profil de croissance très inquiétant»
Le Maroc réalise un taux de croissance en deçà de celui des pays émergents, en deçà de la moyenne mondiale et en deçà de ce qui peut être considéré comme une ambition légitime du pays.
D’autres indicateurs mettent clairement en relief la situation difficile de notre économie, notamment le déficit commercial, le taux de chômage et le déficit budgétaire.
Pour qu’un programme économique réussisse, il doit d’abord être concerté.
La première mutation à réussir est d’arriver à autonomiser progressivement l’économie marocaine des aléas du secteur agricole.
Najib Akesbi, économiste, professeur à l’Institut Agronomique et Vétérinaire Hassan II, pense que si la volonté politique existe, les solutions pratiques existent aussi.
-Finances News Hebdo : Le Royaume a accueilli récemment un grand responsable du FMI qui estime que le Maroc a bien tiré son épingle du jeu suite à la crise mondiale que nous venons de traverser. Il a également souligné que la croissance se fait à deux vitesses : plus lente pour les pays développés et très rapide pour les pays émergents. Pour ces derniers, on identifie deux catégories également ; celle des pays en surchauffe et celle des pays qui reviennent vers une moyenne normale. Où peut-on situer aujourd’hui le Maroc ?
-Najib Akesbi : Je viens de recevoir la note de conjoncture de la DEPF, du ministère des Finances. Cette note fait le point sur l’année 2010. Qu’est ce qu’on y trouve ? Justement, une réponse à votre question. On y constate que le Maroc affiche sur les trois dernières années un taux de croissance plutôt décroissant… En 2008, on a enregistré un taux de 5,6%, puis 4,9% en 2009 et en 2010 ce taux était encore tombé à 4%. Pour situer le Maroc, on peut apprécier le taux de croissance enregistré en 2010 au regard des grandes tendances mondiales. Toujours selon cette note, la moyenne mondiale est de 5%, tandis que la moyenne des pays émergents et en développement est de 7,3%. Ces chiffres sont une réponse claire à ceux qui prétendent que le Maroc a «tiré son épingle du jeu». Le Maroc réalise un taux de croissance qui n’est pas seulement en deçà de celui des pays émergents, mais qui est même en deçà de la moyenne mondiale.
Le deuxième élément à retenir est qu’un chiffre en soi ne signifie rien. Il faut le mettre dans son contexte. Je viens de situer le Maroc par rapport au reste du monde. On peut aussi apprécier sa performance par rapport à ce qui peut être considéré comme une ambition légitime du pays. Vous savez que l’année dernière on avait réalisé, dans le cadre de la Fondation Abderrahim Bouabid, un rapport sur la stratégie de développement économique du Maroc. On avait considéré que si l’on veut que le Maroc, en l’espace d’une génération, arrive au niveau de revenu par tête de pays émergents comme la Malaisie ou la Turquie, il lui faut au moins réaliser pendant 15 à 20 ans, 7 à 8 points de croissance en moyenne annuelle. Si cet objectif est raisonnable, force est de constater que, avec 4 points de croissance en 2010, on est à peine à la moitié de ce qu’on devrait faire pour l’atteindre. On est très loin du compte et à ce rythme là il nous faudrait plus de 40 ans pour atteindre le niveau de vie actuel d’un pays comme la Turquie !
-F. N. H. : Le taux de croissance, à lui seul, traduit-il la réalité de la situation économique au Maroc ?
-N. A. : J’ai pris le premier indicateur généralement utilisé, mais il y en a d’autres. Si je prends le commerce extérieur, puisqu’on parle d’un pays intégré à la mondialisation, qui a signé des accords de libre-échange avec plus d’une cinquantaine de pays, le résultat est tout simplement catastrophique. Chaque année, nous battons des records de déficit commercial. Nous sommes à près de 150 milliards de DH de déficit, avec un taux de couverture des importations par les exportations de moins de 50%.
Si l’on regarde du côté des finances publiques, le gouvernement est chaque jour en train d’écrire la chronique d’une crise annoncée. Ainsi, depuis plusieurs années, le gouvernement s’acharne sur les recettes pour les diminuer et non les augmenter ! Il fait tout ce qu’il faut pour les réduire, notamment en multipliant les baisses d’impôts et les privilèges fiscaux au profit des riches (baisse des taux de l’IS et de l’IR…). De l’autre côté, on continue à dépenser sans compter… surtout avec une structure des dépenses de plus en plus rigide, incompressible. La crise est en fait déjà là quand on apprend que le gouvernement en est déjà à chercher à vendre ce qui reste du patrimoine public pour seulement boucler ses fins de mois !
Tous ces indicateurs montrent, qu’il s’agisse de la croissance ou des équilibres internes et externes, que nous restons sur un profil de croissance très inquiétant.
-F. N. H. : Et ce malgré des campagnes agricoles plutôt bonnes ces dernières années…
-N. A. : En effet ! Ce gouvernement ne peut même pas user du prétexte habituel de la sécheresse, à l’instar des gouvernements qui l’ont précédé. Pour modestes qu’ils soient, ces taux de croissance sont obtenus avec des campagnes agricoles qui ont été plutôt bonnes au cours des trois ou quatre dernières années. Qu’en serait-il si, ne serait-ce qu’en raison des changements climatiques, les prochaines années accouchent de campagnes agricoles moins favorables ?
-F. N. H. : Pour revenir au rapport de la Fondation Abderrahim Bouabid, deux boulets au développement économique ont été identifiés, à savoir l’économie politique et l’ignorance économique. Peut-on imputer la situation actuelle à ces deux facteurs, ou bien y a-t-il d’autres éléments qui entrent en jeu ?
-N. A. : Il y a beaucoup d’entraves qu’on pouvait citer, mais les auteurs avaient choisi délibérément de mettre en évidence ces deux problèmes qui sont, au fond, des problèmes de gouvernance. Il s’agissait de montrer en somme que le système politique, donc de gouvernance globale, est devenu un vrai obstacle au développement économique du Maroc.
Et aujourd’hui, le temps a prouvé la pertinence de ce choix vu le débat actuel en cours, notamment sur la réforme de la Constitution. Pour ma part, j’ai toujours dit que la première réforme économique n’est pas économique mais politique. Quand on est dans un système où un gouvernement ne peut pas être le concepteur et maître d’œuvre du programme (économique, social…) dont il est censé être l’auteur, on ne remplit pas les conditions minimales pour se donner des chances de réussir ce qui est engagé.
Même si l’on ne voit la question que du point de vue de l’efficacité, si vous voulez qu’un programme économique réussisse, il faut d’abord qu’il soit concerté, et c’est la moindre chose pour que ceux qui auront à l’exécuter se sentent concernés et motivés pour le mener à bien. Or, quand on concocte un programme avec un bureau d’études international, dans l’opacité la plus totale, pour n’en annoncer l’existence que le jour où le «contrat-programme» le concernant est signé devant le Roi et les caméras, on peut difficilement espérer mobiliser les énergies nécessaires pour lui permettre d’atteindre ses objectifs. D’une manière ou d’une autre, on le voue à l’échec. Et malheureusement, c’est ce qui est en train de se produire…
Depuis que nous avons abandonné le plan de développement unique et global dans ce pays, et qu’on lui a substitué les «plans sectoriels», on est dans une situation où il est très difficile de savoir si ces plans sont cohérents entre eux ou même s’il y a une adéquation entre les objectifs et les moyens de chaque plan. C’est un fait que personne ne voulait reconnaître jusqu’au jour où le Roi lui-même l’a reconnu dans son discours de juillet dernier.
-F. N. H. : Vous avez évoqué plusieurs indicateurs, qu’en est-il de l’emploi ?
-N. A. : C’est une question importante; et là encore c’est un récent travail d’une institution officielle, en l’occurrence le HCP, qui peut utilement nous éclairer. Le HCP nous explique que le régime de croissance et les choix des secteurs sur lesquels repose l’économie marocaine ne créent pas suffisamment d’emplois pour faire face aux vagues annuelles massives des nouveaux demandeurs d’emploi. Au-delà des différents scénarios pouvant porter sur tel ou tel paramètre (démographique notamment), il s’avère que l’économie devrait créer, en gros, deux fois plus d’emplois qu’elle n’en crée actuellement, et ce pour simplement stabiliser le niveau actuel du chômage. Par ailleurs, au-delà de la quantité d’emplois créés, il y a la qualité de ces emplois qu’il faut regarder de près. Si l’on observe les emplois créés par les secteurs dits moteurs de l’économie marocaine, à savoir l’agriculture, le BTP et le fourre-tout des services, on s’aperçoit qu’il s’agit surtout d’emplois précaires et de faible qualification. Pendant ce temps, l’industrie détruit de l’emploi au lieu d’en créer…
Par ailleurs, les faits et les chiffres avancés par le HCP décrédibilisent, à mon avis, les statistiques que ce même organisme affiche en matière de taux de chômage. Car si chaque année l’économie crée à peine 100.000 emplois (moyenne des quatre dernières années) là où elle aurait dû en créer au moins le double, il faudrait alors m’expliquer où sont partis les 100.000 autres qui n’ont pu trouver où s’employer. Même si on ne retient que la moitié de ce chiffre (considérant que l’autre moitié s’est «débrouillée» dans l’économie informelle ou l’émigration…), il reste évident que le taux de chômage ne peut qu’augmenter et non diminuer comme on veut nous le faire croire.
Il reste que, au-delà de toute querelle de chiffres, la réalité marquante est que le «modèle de croissance» marocain s’avère incapable de trouver des solutions fiables et durables à la problématique de l’emploi. Or, qui dit emploi dit revenus, pouvoir d’achat, stabilité sociale…
-F. N. H. : Il est vrai que nous sommes actuellement en plein débat sur la réforme de la Constitution, mais en attendant l’aboutissement de cette nouvelle mutation du système actuel au Maroc, comment peut-on renouer avec la croissance ? Quels sont les étalons sur lesquels l’économie marocaine pourrait miser ?
-N. A. : Concrètement, la première mutation à réussir est d’arriver à autonomiser progressivement l’économie marocaine des aléas du secteur agricole. Tant qu’on restera dans un schéma où ce sont la pluie et le beau temps qui font le taux de croissance, on n’est pas sorti de l’auberge ! Certes, une réelle autonomie ne signifie pas pour autant que l’agriculture sera abandonnée; bien au contraire, elle devra accroître l’offre de production avec une population active plus faible, grâce à un accroissement sensible de la productivité. Mais il faut surtout que les autres secteurs, l’industrie en particulier, se développent réellement.
Il faut également développer les services de pointe, créateurs de valeur ajoutée et d’emplois. Je pense que certains secteurs choisis dans le cadre du «Plan National de l’Emergence Industrielle», notamment les nouvelles technologies pour lesquelles on peut réaliser des gains de productivité et de compétitivité, gagnent à être développées également.
Pour avoir un modèle de croissance qui soit à la fois un modèle générant de l’emploi stable et des revenus, il faut miser sur la valeur ajoutée locale. Pour être concret, je dirais que quand Renault s’installe au Maroc, c’est bien, mais il faut regarder de près ce que Renault propose de faire effectivement au Maroc. Si le groupe importe tout de l’extérieur et n’utilise du Maroc que sa position géographique et une main-d’œuvre faiblement qualifiée, la valeur ajoutée dans le pays est alors réduite à sa plus simple expression, et dans ce cas de figure (malheureusement déjà très fréquent) on n’aura pas beaucoup avancé…
-F. N. H. : Face à cette accentuation du déficit budgétaire, quel serait l’impact sur les investissements publics et, par extension, sur les chantiers inachevés ?
-N. A. : Soyons clairs : il va bien falloir un jour repenser ce qui a été fait ces dernières années, et faire quasiment l’inverse de ce que les gouvernements précédents ont fait. A commencer par une réelle et profonde réforme fiscale, qui reste incontournable.
Jusqu’à ce jour, on s’est appliqué à multiplier non les réformes, mais ce que j’appelle les contre-réformes fiscales, c’est-à-dire le contraire de ce qui devait être fait pour avoir un système fiscal plus efficace et plus équitable. Quand on baisse les taux supérieurs de l’impôt sur le revenu, ce dont ne profitent que les riches, au moment où l’on accentue l’imposition indirecte qui, elle, frappe aveuglément les consommateurs les plus modestes, et quand on baisse les taux de l’IS et distribue généreusement des faveurs fiscales aux grandes sociétés alors que les petits entrepreneurs et les professionnels modestes endurent l’arbitraire du système forfaitaire, voilà quelques exemples qui illustrent ce que j’appelle la contre-réforme fiscale ! Un système né d’une telle politique n’est ni efficace (puisqu’il rapporte de moins en moins de ressources), ni équitable (puisqu’il pèse de tout son poids sur les contribuables les plus modestes et épargne ceux dont les capacités contributives sont importantes).
-F. N. H. : Qu’en est-il des dépenses publiques ?
-N. A. : Deux problèmes au moins doivent être traités d’urgence. Le premier porte sur la Caisse de compensation. Ce système devient absurde et ruineux à la fois. On est dans une vraie impasse puisque, d’une part, étant dépendant de l’extérieur pour nos approvisionnements, on subit fatalement les hausses des cours mondiaux sans être en mesure d’y remédier d’une quelconque manière. D’autre part, tant qu’il restera dans ce pays trop de pauvres incapables de payer les produits en question (pain, sucre, gaz butane…) à leur prix mondial, l’Etat devra continuer à intervenir d’une manière ou d’une autre pour les soutenir. Certes, il y avait une alternative à travers une réforme qui cible la population bénéficiaire et lui octroie une aide directe au revenu en compensation de la suppression du système actuel. Les modalités d’une telle réforme pouvaient être affinées, notamment pour faire en sorte que la classe moyenne ne fasse pas les frais d’une telle évolution, mais cette fois on avait pensé que la réforme était vraiment à portée de main… Malheureusement, ce gouvernement a lui aussi fini par reculer, et après bien des tergiversations, il a déclaré «forfait» ! Et maintenant on est sûr que c’est parti pour plusieurs années encore, au moins après les prochaines élections et l’installation du prochain gouvernement… Le problème est que, aujourd’hui, le coût de la non-réforme est devenu réellement exorbitant.
Le deuxième point renvoie au train de vie de l’Etat. On en parle en long et en large depuis tellement longtemps, mais rien n’a été fait pour réduire ce train de vie. On se gargarise de discours sans jamais réussir à avancer concrètement et efficacement. Pour illustrer mon propos, je donne l’exemple des véhicules de fonction dans les administrations publiques. On se souvient que, au début des années 2000, on nous avait expliqué qu’on allait supprimer les véhicules de fonction pour réduire les dépenses inhérentes à l’achat des véhicules et de leur maintenance et entretien. En contrepartie, on avait accordé des primes de transport (plutôt conséquentes pour les hauts cadres et dignitaires du régime) pour indemniser les personnes concernées dans leurs déplacements. Le fait est que les gens ont touché leurs «primes» et pour certains ont continué à «se débrouiller» pour se déplacer aux frais de l’Etat, y compris en disposant de voitures de fonction officielles ou déguisées… L’Etat a ainsi perdu sur les deux tableaux : il paye les primes et continue à supporter des frais de transport ! Et les dépenses de l’Etat n’en sont que plus lourdes. A un autre niveau, on pourrait en dire autant de l’opération de triste mémoire appelée «Départ volontaire à la retraite» : une opération financièrement très coûteuse pour les finances publiques qui n’a fait qu’aggraver les problèmes de ressources humaines dans les administrations publiques qu’elle prétendait régler. C’est ce genre de «réformes» qu’on peut qualifier de très contreproductives.
Je pense que si la volonté politique existe, les solutions pratiques existent aussi. Il faut prendre le taureau par les cornes et identifier (et Dieu sait que ce n’est pas bien difficile…) les foyers de gaspillage et de détournement de toutes sortes de deniers publics, et fermer les vannes car l’Etat ne peut plus mener le train de vie actuel !
Dossier réalisé par S.Es-Siari & I. Bouhrara
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