Par Ignace Dalle, 10/11/2009
Médecin personnel des sultans marocains Mohammed V et Hassan II, le docteur François Cléret a aussi été un infatigable soldat de l’indépendance du Vietnam. Il vient d’être fait commandeur dans l’Ordre de la Légion d’Honneur à titre militaire.
Devenir commandeur dans l’Ordre de la Légion d’Honneur à titre militaire est un honneur très rare. Pour faits d’armes exceptionnel, le docteur François Cléret l’a vécu le 2 novembre dernier, devant le Temple du souvenir indochinois à Nogent sur Marne en recevant des mains du général Louis Beaudonnet, le gendarme le plus décoré de France, la fameuse cravate.
Né en février 1918 en Annam, cet ancien médecin militaire a raconté il y a quelques années dans un livre passé à peu près inaperçu – Le Cheval du Roi aux Editions Presse du Midi – la vie étonnante qui fut la sienne.
Petit-fils d’un Catalan entraîné en 1872 dans l’épopée coloniale indochinoise, fils d’un dentiste militaire et d’une Tibétaine, cet Eurasien, qui a échappé à la mort sur les champs de bataille asiatiques à peu près autant de fois que le nombre de décorations qui lui ont été remises, termine ses études de médecine à Hanoï en 1939. Quelques semaines plus tard, il est appelé sous les drapeaux et, comme il le dit, classé « un peu rapidement » dans la rubrique « illettré » en raison de son métissage. Bien décidé à réparer cette injustice, il se porte candidat à un stage accéléré d’officiers d’infanterie, dont il sort major.
Dans la résistance antijaponaise
Tout en travaillant dans les hôpitaux militaires, il assiste à l’occupation progressive du Vietnam par les Japonais. Révolté par les accords passés par la France collaborationniste avec le Japon, il est sèchement muté par une hiérarchie pétainiste de Hanoï à Haïphong puis rejoint en 1943 la résistance française formée de quelques officiers réfractaires au régime de Vichy.
Il apprend alors toutes les techniques de renseignements et, fort de sa parfaite connaissance du terrain, informe par radio la CIA installée à Mindanao (Philippines). Ses activités extra médicales le conduisent à plusieurs reprises à sauver des pilotes américains et à combattre, parfois à l’arme blanche, l’occupant japonais dans la jungle vietnamienne.
En juin 1945, après avoir échappé aux tigres, évité d’être piétiné lors de combats épiques entre éléphants et gaurs, d’immenses bœufs sauvages, surmonté nombre de maladies comme la dysenterie, après avoir été contraint d’achever des malades irrécupérables pour les soustraire aux tortures des Japonais, il est fait prisonnier par un détachement nippon qui a pris d’assaut la villa isolée dans laquelle il se cache. Il est atrocement torturé pendant un mois par la soldatesque japonaise qui s’apprêtait à le dépecer comme beaucoup d’autres soldats français.
Les bombardements d’Hiroshima et de Nagazaki et la capitulation du Japon le sauvent d’une mort certaine. Ce qui n’empêchera pas les officiers japonais donneurs d’ordre, dont un amoureux de Rimbaud parfaitement francophone, d’être exécutés ultérieurement pour crimes de guerre.
Emissaire du général Leclerc
Au même moment Ho chi Minh prend le pouvoir à Hanoï et reçoit à la fin du mois d’août l’acte d’abdication de l’empereur Bao Daï. Dans un pays à feu et à sang, le courageux soldat Cléret se transforme en diplomate. Le 24 décembre 1945, sur les conseils de Lord Mountbatten qui avait pu apprécier ses multiples talents, le général Leclerc le reçoit à Saigon et lui dit simplement : « Parlez-moi de ce pays ! » Le jeune médecin lui raconte l’évolution de la société vietnamienne prise de vitesse par le Viêt-Minh qui s’est emparé d’un pouvoir laissé vacant par la défaite japonaise et qui « imposait une idéologie marxiste extrêmement agressive en l’assimilant à la cause nationaliste. »
Au général Leclerc, Cléret dit sa conviction qu’il est trop tard pour rétablir le statu quo, réclamé par le gouvernement de Paris, à un peuple fier qui a déjà goûté à une indépendance offerte par Tokyo. Le médecin, qui juge impossible une reconquête par « une France épuisée », conseille à Leclerc de négocier dans les meilleures conditions possibles le départ de la France en profitant du fait que Ho Chi Minh a encore besoin des soldats français pour éloigner les Chinois qui occupent le Tonkin, c’est-à-dire le nord du Vietnam, qu’ils pillent et rackettent.
Quelques semaines plus tard, grâce à d’anciens condisciples vietnamiens de l’Université d’Hanoï, comme Giap, ou de la faculté de médecine de la même ville, comme Pham Van Dong et Ton That Tung, médecin de « l’Oncle Ho », il est introduit auprès du « vénérable combattant » qui, en fait, selon Cléret, était « un fin roublard et un génial comédien ». Ho Chi Minh lui donne l’impression d’accepter les propositions de Leclerc et émet le désir de voir revenir la troupe française afin qu’elle l’aide à se débarrasser de groupuscules rivaux dont le plus redoutable est le mouvement prochinois.
Le 18 mars 1946, François Cléret voit ses efforts couronnés de succès : Leclerc rencontre Ho Chi Minh et le courant passe entre les deux hommes. Mais Leclerc est vite désavoué par de Gaulle qui, fort du soutien des administrateurs coloniaux , de la bourgeoisie franco-vietnamienne et des planteurs, entend préparer le retour de la France en Indochine.
Dépité par la classe politique française, convaincu que l’indépendance est inéluctable, François Cléret prend ses distances avec le Vietnam. Il s’installe un certain temps en France avec son épouse, eurasienne également, et leurs deux filles, Annie et Francette, avant d’être muté à Madagascar.
Médecin et ami du sultan du Maroc
C’est là, à Antsirabé où il exerce, qu’il est prié, le 28 janvier 1954, de se rendre au centre d’accueil militaire où viennent d’arriver en exil le sultan marocain Mohammed Ben Youssef et une partie de sa famille, dont son fils aîné Hassan, le futur roi du Maroc Hassan II, qui a une forte fièvre et un mal de gorge insupportable.
Cléret porte un diagnostic précis et donne le traitement adéquat. Il ne sait pas encore que sa vie va être bouleversée et qu’il sera désormais et pour plus de treize années au service de la monarchie marocaine. Le lendemain, en effet, satisfait de la prestation du médecin-commandant, le sultan demande au Haut-commissaire de la République à Madagascar de bien vouloir détacher auprès de sa famille le docteur Cléret. Autorisation accordée.
Très vite, le médecin devient le confident et l’ami du futur Mohammed V. Ce dernier le tient au courant des affaires de l’Etat comme de celles de sa propre famille. Cléret prend vite conscience de l’ambition dévorante du prince héritier Hassan et de la rivalité qui l’oppose à un père à la fois admiratif et très méfiant. A Madagascar, il est aux premières loges et voit défiler les émissaires de Mendès-France et d’Edgar Faure qui tentent de trouver une porte de sortie à l’exil humiliant que les ultras de la droite française ont imposé au sultan.
Le docteur est toujours présent à Saint Germain en Laye au moment des ultimes négociations à la fin de 1955. Il est encore là au moment de l’indépendance et assiste aux luttes de pouvoir qui opposent la monarchie à une partie des nationalistes.
Quand Hassan II du Maroc tente d’éliminer le docteur Cléret
La mort de Mohammed V qu’il vénérait le traumatise à tel point qu’il reprendra quelques années plus tard des études d’anesthésie pour tenter de comprendre ce qui s’est passé. Aujourd’hui, à l’instar d’un certain nombre de personnalités marocaines, dont la plus connue était le fqih Basri, quatre fois condamné à mort par le régime de Hassan II, il est convaincu que Mohammed V a été éliminé.
Après la disparition de son père, Hassan II, précisément, l’empêche de quitter le territoire marocain, car le bon docteur sait trop de choses… A deux reprises, le jeune roi essaiera de l’éliminer dans des circonstances incroyables : en l’enfermant au milieu de montagnes de liasses de billets de banques dans le sous-sol d’une villa qui lui sert de coffre-fort et dont il lui a demandé de faire l’inventaire, puis en lui injectant à son insu un poison à effet lent. Il est temps de quitter cette Cour, qui ressemble furieusement à celle des Borgia… A moitié aveugle, avec l’aide de son épouse, il parvient à s’enfuir du Maroc en 1967 grâce à la complicité du général Oufkir qu’il avait connu en Indochine. Le professeur Wolfrom lui donnera à Paris l’antidote qui le sauvera.
Loin d‘avoir fait fortune au Maroc, il décide de s’assurer une retraite tranquille en rentrant en France. Après s’être spécialisé en médecine, il s’associe comme anesthésiste avec l’un des plus grands chirurgiens plasticiens du monde : un Français qui opère sur les cinq continents des gens souvent très riches.
Sa vieillesse a pourtant été endeuillée par le décès récent de ses deux filles, dont l’une, Annie, était handicapée depuis longtemps à la suite d’un grave différend avec l’Education nationale. Cette affaire, qui l’a bouleversé, doit passer en appel à Versailles au mois de décembre.
Décoré avec quarante ans de retard
François Cléret n’a accepté d’être fait commandeur, dit-il, que parce qu’une injustice est enfin réparée : « Je suis décoré avec quarante ans de retard. Si la hiérarchie du service de santé des troupes coloniales n’avait pas été raciste et n’avait pas méprisé l’Eurasien que j’étais, elle ne m’aurait pas déclaré "trop jeune". Mes états de service justifiaient largement une telle distinction. »
Le vieux médecin aurait pu être honoré dans la cour des Invalides ou à l’Elysée. Par fidélité à ses amis indochinois, il a choisi le jardin tropical de Nogent sur Marne où se trouvent quelques-uns des rares monuments aux morts érigés en souvenir des soldats indochinois morts pour la France : 30.000 en 14-18, 5000 en 39-45.
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