Le 10 décembre dernier, une
décision du Tribunal de l’Union européenne annulait l’accord agricole
signé entre l’UE et le Maroc car il intégrait le Sahara occidental au
sein du royaume marocain, alors qu’en droit international, l’ex-colonie
espagnole demeure un territoire à décoloniser. Mais l’affaire n’est pas
pour autant close. Le Maroc ne digère pas sa défaite et le Conseil de
l’UE a formé un pourvoi devant la Cour de Justice de l’Union européenne.
Pour bien comprendre cette bataille juridique à dimension politique
importante pour la suite de la lutte du peuple sahraoui pour la mise en
œuvre de son droit à l’autodétermination conformément aux résolutions
des Nations unies, Maître Gilles Devers, avocat au barreau de Paris,
avocat du Front Polisario, a bien voulu nous donner un éclairage, des
informations pour bien comprendre les données du problème et la
procédure en cours.
La Tribune : Tout d’abord, quelles sont les procédures engagées par le Front Polisario ?
Me GILLES DEVERS : Le Front Polisario a introduit
deux procédures demandant l’annulation d’accords de coopération entre
l’Union européenne et le Maroc : l’accord agricole et l’accord de pêche.
La procédure a été engagée contre le Conseil de l’Union européenne, qui
est l’organe politique décisionnaire. Dans un second temps, la
Commission européenne, qui est l’organe administratif, est intervenue
dans la procédure. Le Maroc n’est pas partie au procès : il n’y a aucune
instance judiciaire entre le Front Polisario et le Maroc.
Où en est la procédure ?
Par arrêt du 10 décembre 2015, le Tribunal de l’Union européenne a
annulé la décision approuvant l’accord de rehaussement agricole de 2012,
au motif que l’Union européenne applique cet accord sur le territoire
du Sahara occidental. Cela a été une magnifique victoire pour le peuple
sahraoui. Le Conseil de l’Union européenne a interjeté un appel, et
l’affaire sera donc à nouveau plaidée, cette fois-ci par la Cour de
Justice de l’Union européenne, sans doute d’ici la fin de l’année. De ce
fait, la procédure «pêche» va être mise en attente, car certaines
problématiques sont communes et doivent être d’abord tranchées par la
Cour.
Sur quels principes repose cette procédure ? Et pourquoi maintenant ?
L’état du droit est inchangé, mais ce sont les procédures qui
changent, surtout en droit européen. Depuis 1963, le Sahara occidental
est inscrit par l’ONU sur la liste des territoires non-autonomes à
décoloniser, et en 1975, la Cour internationale de justice a dit que le
Maroc n’était pas souverain, et qu’il fallait organiser un référendum
d’autodétermination. L’arrêt rendu le 10 décembre 2015 par le Tribunal
de l’Union européenne reprend les mêmes principes, mais, et c’est toute
la différence, nous les faisons inscrire dans le droit européen, qui est
immédiatement applicable. Ainsi, nous agissons sur la base des
principes de la décolonisation, mais nous pouvons les rendre opposables à
toutes les entités publiques et privées présentes au Sahara occidental.
Une action du Front Polisario devant la justice européenne,
cela ne paraît pas évident... Pourtant l’action a été jugée recevable.
Le Front Polisario a passé avec succès toutes les étapes de la
recevabilité. Ainsi, il a été jugé que le Front Polisario est un sujet
de droit international, qu’il a la possibilité d’agir en justice, et
qu’il est recevable à agir contre les décisions prises par le Conseil de
l’Union européenne. Ce dernier critère était très discuté, car les
conditions fixées par les Traités européens sont très restrictives. Le
tribunal, de manière pragmatique, a jugé qu’effectivement seul le Front
Polisario est en mesure de conduire cette action, car il était
«individuellement et directement» concerné, selon les termes du Traité.
Sur le fond, pour quels motifs le tribunal a-t-il donné raison au Front Polisario ?
Ce qui s’est passé lors de la procédure est vraiment très
intéressant. Avant d’analyser le raisonnement juridique du tribunal, il
faut d’abord s’arrêter sur les faits, c’est-à-dire les points sur
lesquels les parties sont d’accord.
Mais il n’y a aucun accord entre le Front Polisario et le Conseil de l’Union européenne !
Bien au contraire ! Et c’est le principal apport du procès. Lors de
la procédure, le Conseil de l’Union européenne et la Commission
européenne ont été amenés à reconnaître eux-mêmes que le Maroc n’est pas
souverain au Sahara occidental, que le Maroc n’a pas de mandat
international sur le Sahara occidental, et que le Front Polisario est le
seul représentant du peuple Sahraoui. Ce sont des avancées
considérables! A huit reprises, le Tribunal souligne dans l’arrêt du 10
décembre : «Comme l’ont reconnu le Conseil de l’Union européenne et la
Commission européenne…». Dans ces conditions, le Tribunal tire ensuite
les conséquences logiques de ces reconnaissances : l’accord conclu avec
le Maroc ne peut s’appliquer que sur le territoire du Maroc, il ne
pourrait y avoir d’application sur le territoire du Sahara occidental
qu’avec l’accord exprès du Front Polisario.
Mais c’est une remise en cause totale de la position du Maroc par les dirigeants politiques européens !
Oui, fondamentalement. Devant le Tribunal, le Conseil de l’Union
européenne a adopté une position franche, conforme au droit
international, mais qui dénie la réalité d’un Maroc souverain sur le
Sahara occidental. Ainsi, s’il y a actuellement un débat entre le Maroc
et les instances européennes, c’est en réalité en fonction de cette
prise de position et non pas des conséquences qu’en a tirées le
tribunal.
Dès lors qu’ils contestent la souveraineté du Maroc sur le
Sahara occidental, comment les dirigeants européens acceptent-il que
l’accord s’applique sur le territoire du Sahara occidental ?
Cela ressort de la lecture de l’arrêt du 10 décembre. Le Conseil et
la Commission ont soutenu que le Maroc prenait ses initiatives, et
qu’ils n’avaient pas à répondre de la politique du Maroc au Sahara
occidental. Mais nous avons démontré, preuves à l’appui, que le Conseil
et la Commission sont totalement impliqués, et pour deux raisons :
d’abord, ils ne peuvent ignorer que le Maroc applique directement sa
législation au Sahara occidental, car il s’y considère souverain ;
ensuite, les instances européennes sont directement présentes, pour
assurer des contrôles vétérinaires ou agréer des exportateurs.
Finalement ce que dit le Tribunal est simple : pour qu’il puisse y avoir
une activité économique au Sahara occidental, cela doit être fait avec
l’accord exprès du Front Polisario.
Le Conseil a formé un pourvoi devant la Cour de Justice de
l’Union européenne, et le Maroc s’affirme satisfait des arguments du
Conseil.
C’est à n’y rien comprendre. Les actes de procédure sont secrets,
nous n’en parlons pas. En revanche, comme le Conseil a formé un pourvoi,
il a dû en publier le résumé au Journal Officiel, (JO du 29 mars 2016, C
111/17) et donc tout le monde peut lire les arguments du Conseil…et à
aucun moment le Conseil n’évoque une souveraineté du Maroc sur le Sahara
occidental. Tout son argumentaire est de trouver des solutions pour que
l’accord UE - Maroc puisse s’appliquer au Sahara occidental alors que
le Maroc n’y est pas souverain.
Comment analyser le point de vue européen ?
Il y a un double discours, destiné à l’opinion publique, mais ça ne
pourra pas durer éternellement. Et dans la procédure, le Conseil et la
Commission soutiennent des argumentaires qui ignorent les principes
fondamentaux de la décolonisation. Pour notre part, nous mettons en
avant ce que représente la décolonisation dans l’histoire de l’Afrique,
et le soutien constant apporté par l’Union Africaine. Le Sahara
occidental est le dernier territoire à décoloniser d’Afrique : l’Union
européenne cherche à nous enfermer dans le juridisme et nous opposons le
droit des peuples à l’autodétermination.
C’est-à-dire ?
Notre réponse est nette : le Maroc est puissance occupante selon la
IV° Convention de Genève, et à ce titre, il n’a aucun droit pour exercer
une activité économique quelconque au Sahara occidental. Je rappelle
que le Front Polisario est partie à la IV° Convention de Genève, sa
signature ayant été acceptée par les autorités confédérales suisses, et
aucun Etat au monde n’a protesté…à part le Maroc. De plus, le Secrétaire
général de l’ONU s’est clairement exprimé sur le sujet.
Comment se présente la procédure devant la Cour de Justice qui va donc juger le recours ?
Le débat est assez ouvert,…mais essentiellement sur la question de la
recevabilité. En revanche, il n’y a plus de débat sur l’absence de
souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental, ce qui était notre
objectif principal. Sur le plan de la recevabilité, la question est : le
Front Polisario peut-il attaquer directement un acte du Conseil de
l’Union européenne pris dans le domaine de la politique étrangère ? Le
Tribunal avait répondu oui, et nos argumentaires sont donc plutôt
renforcés, mais objectivement le débat est assez ouvert. Ceci dit, c’est
une question de procédure, et si la recevabilité directe n’était pas
admise, nous avons déjà mis en place des procédures pour une
recevabilité indirecte, en passant d’abord par les juridictions
nationales. Un arrêt de la Cour de Justice qui n’admettrait pas la
recevabilité directe du Front Polisario ne ferait que reporter le débat.
D’une manière ou d’une autre, et le plus tôt sera le mieux, il faudra
répondre à la question : «dans quelles conditions le Maroc, qui n’est
pas souverain au Sahara occidental, peut-y appliquer un accord européen
?»
Quelle devrait être l’attitude de l’Europe ?
L’Europe n’admet pas la souveraineté du Maroc sur le Sahara
occidental, et elle l’a confirmé devant la Cour comme le montre le
résumé de son recours. Aussi, l’Europe doit se mettre en cohérence avec
cette prise de position : elle doit renoncer à sa présence au Sahara
occidental, annuler les licences qu’elle a concédées à des sociétés
exportatrices basées au Sahara occidental et refuser tous les produits
qui viennent du Sahara occidental et sont exportés avec un certificat
d’origine marocain.
Quels sont les moyens d’action du Front Polisario ?
La procédure n’est pas une fin en soi : elle vise simplement à
rétablir les conditions pour des solutions diplomatiques et politiques
correctes. Ceci étant, nous sommes sur un plan d’action à long terme.
Les avocats savent que les procédures sont toujours compliquées, et nous
ne pouvons pas garantir que nous n’aurons que des succès. Mais à partir
du moment où l’Union européenne ne reconnaît plus la souveraineté du
Maroc sur le Sahara occidental, nous savons que nous nous inscrivons
dans une perspective de victoire.
M. M.
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