Des flammes dans la nuit noire. La scène, insoutenable, a été filmée à partir d’un smartphone tenu sans le moindre tremblement : une femme s’immole, son corps en feu s’effondre. Ce drame s’est déroulé, le 9 avril dernier, face à la moqataâ, le siège d’une administration relevant du ministère de l’intérieur, dans la paisible ville de Kénitra, à 45 kilomètres de Rabat, la capitale.
La quadragénaire est décédée quelques jours plus tard à Casablanca, où elle a été transportée au service des grands brûlés de l’hôpital Ibn Rochd. Elle s’appelait Fatiha, elle avait 42 ans. Son prénom et sa triste histoire sont désormais célèbres au Maroc.
Altercation avec les « mokhaznis »
Marchande ambulante, elle vendait des petits gâteaux à deux centimes
d’euros aux enfants, sur son étal en bois recouvert de toile cirée. Un
commerce informel dans un souk famélique. La valeur totale de sa
marchandise du jour n’excédait pas trois euros.
Fatiha a laissé une fille, Hind, 22 ans, dont une vidéo la montrant
éplorée, pleurant sa mère, a ému la toile marocaine. Contactée, Hind, en
état de choc après sa surmédiatisation et la tragédie qui l’a précédée,
n’a pu s’exprimer. En lieu et place de la tonalité d’appel de son
téléphone, une lancinante musique orientale pleurant la figure de la
mère.
Les circonstances de ce drame restent floues. D’après Saïd Qeffaf,
président de la section locale de l’Association marocaine des droits
humains (AMDH), une ONG qui compte près de 10 000 adhérents dans tout le
Maroc, Fatiha s’était assise à même le sol, ce jour-là, comme à son
habitude, à la porte du modeste souk de quartier.
Des mokhaznis (forces auxiliaires de l’armée placées sous l’autorité du ministère de l’Intérieur) lui ont demandé de quitter cet endroit et d’entrer dans le souk pour y vendre sa marchandise. Elle a obtempéré dans un premier temps, mais s’est vue refuser
la moindre parcelle par les autres marchands ambulants, dont les places
sont préétablies selon un vieil usage. De guerre lasse, Fatiha est
revenue à sa place initiale, un mur blanc décati près de la porte.
Les faits qui ont suivi ne sont pas encore établis avec précision, la
procédure judiciaire suit son cours. Après une échauffourée entre
Fatiha et plusieurs agents d’autorité locaux, sa maigre marchandise et
son étal lui auraient été confisqués. Elle aurait ensuite été
arbitrairement retenue au siège de la moqataâ, serait repartie chez elle
sans ses biens, et serait ensuite revenue le soir sur ces lieux, munie d’une substance inflammable, avant de se donner la mort sur la voie publique.
« Dépression chronique »
Retour là où tout a commencé. Fatiha habitait, avec sa fille, un
étage d’une petite maison qui en compte deux. Dans le quartier d’Ouled
M’Barek, la ruelle, sans bitume, est remplie de tas de gravats. Beaucoup
de ces modestes maisons sont encore en construction, avec pour
certaines des murs encore nus, le ciment apparent. Fatiha, malgré son
extrême pauvreté, était propriétaire du terrain sur lequel sa maison a
été construite, un lopin attribué à près de 2 500 euros par un programme
du ministère de l’Habitat et de l’Urbanisme.
D’après Saïd Qeffaf, c’est grâce à sa ténacité et à un sens
particulièrement acéré de la débrouillardise que Fatiha a quitté sa
baraque dans un bidonville pour devenir propriétaire. Le fossé est en effet énorme entre ses maigres revenus et le capital qu’elle devait verser pour construire sa maisonnette. Non loin, un bidonville est encore debout, concentration de baraques de bois et de tôle ondulée. Passent deux voitures
délabrées et une poule qui se dandine. Une chèvre pointe son museau
entre deux planches disjointes. Deux jeunes femmes marchent sur la
chaussée défoncée, les cheveux dissimulés sous un fichu bariolé.
L’épicier qui fournit le quartier en denrées alimentaires et ménagères
est quant à lui un islamiste à la barbe noire et fournie.
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Arrivée au souk. Et ce fameux mur peint à la chaux, contre lequel
Fatiha s’adossait pour vendre ses gâteaux. Au bout d’une ruelle est
étroite, des femmes en djellaba sont assises à même le trottoir. Elles
vendent, sur une toile cirée, des courgettes ou des carottes encore
pleines de terre, et de la pacotille. Fatiha était l’une de ces femmes
de peine, le visage tanné par le soleil, prématurément ridées,
paraissant plus vieilles que leur âge. Ce dur destin ne les a pas
rendues aigries pour autant : toutes ces femmes sont souriantes malgré
leurs conditions de vie. Il s’en faut de peu, pourtant, pour que leur
vie modeste bascule dans la grande pauvreté. C’est sans doute la
confiscation de ses maigres biens, « combinée à une dépression chronique », d’après le président local de l’AMDH, qui a poussé Fatiha à bout.
Les vendeurs ambulants réclament une enquête
L’attitude des mokhaznis, qui ne sont pas réputés pour leur tact, est
aussi en cause. Issus des forces auxiliaires, un corps paramilitaire
placé sous l’autorité du ministère de l’Intérieur, ils sont situés au
premier échelon des « agents d’autorité locaux ». Ils se retrouvent en
première ligne, au contact direct avec la population, lors d’opérations de maintien de l’ordre. Le maillage territorial marocain est étroit, comprenant moqaddems, cheikhs, caïds et pachas, disséminés dans tout le royaume. Les premiers, véritables « indics » du pouvoir,
règnent au niveau des quartiers ou d’un pâté de maisons. Ils
surveillent leurs environs tout en délivrant des documents
administratifs. Au-dessus d’eux, les cheikhs supervisent un territoire
plus large, coiffés à leur tour par les caïds, voire les caïds
principaux, qui ont rang d’officiers de police judiciaire et représentent le gouverneur (équivalent du préfet en France). Les pachas se font rares et ne subsistent que dans certains districts.
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Le rôle de cette pyramide de fonctionnaires galonnés a été décrit par
Driss Basri, ancien ministre de l’intérieur de Hassan II, dans une
thèse célèbre et au titre sobre : L’Agent d’autorité.
Ils sont chargés de missions de sécurité et de renseignement pour le
compte de l’autorité centrale. Ils disposent de larges pouvoirs. Il
arrive parfois qu’ils en abusent. C’est sans doute ce qui est arrivé à
Fatiha. A la suite de la vendeuse de gâteaux de Kénitra, deux autres
immolations se sont produites ces dernières semaines, au Maroc : un
homme souffrant de troubles mentaux, à Kénitra, et un chauffeur de taxi à
Tanger. Tous deux avaient, selon la presse locale, des « problèmes personnels ».
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