Abdellah Tourabi, directeur de la
publication de TelQuel
Par Abdellah Tourabi ,
19/2/2016
Dans une chronique, publiée il y a une semaine dans le New York Times, l’écrivain et journaliste algérien Kamal Daoud évoque la misère sexuelle dans le monde arabe et les paradoxes d’une sexualité présente partout, mais qui demeure niée et occultée.
Cette chronique a suscité de nombreuses réactions et divisé ses lecteurs
entre l’adhésion totale à ses propos et le rejet catégorique de ses
conclusions. Sans se lancer dans des généralités sur le monde arabe,
intéressons-nous à cette question au Maroc. Seuls l’aveuglement ou la mauvaise
foi pourraient nous empêcher de constater l’existence d’une misère sexuelle
dans notre pays. Elle est visible, patente et vérifiable. Des sociologues comme
Soumaya Naamane Guessous ou Abdessamad Dialmy ont consacré de nombreux travaux
à cette problématique. Une misère qui se manifeste en tant qu’agressivité
envers les femmes dans l’espace public, balancement schizophrène entre tabou et
désir, consultation frénétique des sites pornographiques, etc. Mais comme les
autres misères, elle est également l’expression et le résultat des inégalités
sociales et économiques.
Contrairement à d’autres pays du monde arabe, le Maroc connaît depuis des
années une libéralisation progressive des mœurs.
Des couples vivent
(illégalement certes) en dehors du cadre du mariage, la loi n’impose aucun
règlement vestimentaire aux femmes et les nouvelles technologies ont changé les
espaces de contact et de rencontres entre les sexes. On évoque souvent “une
révolution sexuelle” au Maroc, mais le terme est exagéré. Néanmoins, cette
libéralisation des mœurs ne bénéficie pas à tout le monde. Elle crée même une
situation d’inégalités et de frustrations et prolonge les fractures sociales.
Ainsi, un jeune au revenu confortable, disposant d’une voiture et d’un
logement, pourrait profiter amplement, s’il le souhaite, de cette
transformation. Il peut multiplier les conquêtes et vivre une sexualité
débordante.
Le “marché” sexuel au Maroc, en tant qu’espace de relations entre les
individus, est à l’image de l’économie du pays : capitaliste, libre et
inégalitaire.
Des milliers de jeunes, dans les quartiers populaires ou les
zones rurales, vivent la libéralisation des mœurs dans leur pays comme une
frustration ou une humiliation. Sans ressources financières, vivant sous le
même toit avec leurs familles, ils observent ce changement, impuissants et
démunis. “Tu regardes, mais tu ne touches pas !” tel est leur sort. La
sexualité n’est pas vécue comme un épanouissement et une jouissance de la vie
et des corps, mais plutôt comme un dépérissement, un désert de frustration que
l’on traverse chaque jour. La misère des sens finit par produire des formes de
sexualité pathétiques, et se transforme en agressivité et violence dont les
premières victimes expiatoires sont les femmes. Tabous et interdits alimentent
cette indigence et lui fournissent le vernis de la sacralité. Cette misère
sexuelle est probablement la plus profonde et la plus déterminante des misères
au Maroc. @Atourabi
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