J’ai crié. Hier, je suis allée avec une amie, également
militante abolitionniste, voir « Much Loved », film sur la prostitution
au Maroc, de Nabil Ayouch. Et j’ai crié, crié d’incompréhension et de
colère face à la réaction du public, éclatant de rire une bonne partie
du film, en regardant et écoutant ces 4 femmes tentant de survivre par
la prostitution.
« Much Loved » pourrait être un très bon film, tant il nous renseigne
sur tout dans la prostitution, et bien au-delà sur le patriarcat :
l’extrême violence des hommes, d’où qu’ils viennent, de l’Arabie
Saoudite (« vous êtes mieux que nos femmes), de la rue au Maroc ou des
soirées chic, de France et d’Europe. Il nous renseigne aussi sur
l’extrême violence et hypocrisie de la société où derrière un jugement
social et religieux sur la « bienséance » des femmes, leur
« non-obscenité », c’est l’obscénité de la société, de la religion, de
la famille, des hommes qui se croient tout-puissants et détruisent les
individus qui est mise en avant. La violence envers les trans,
l’homosexualité refoulée, la violence envers les enfants. Tout y est.
Tout y est, et on aurait pu imaginer que le film permettrait de faire
comprendre brillamment en quoi la prostitution est en soi une violence
intolérable et une atteinte profonde à l’humanité. Mieux, les héroïnes
du film, les seules qui « s’en sortent » aux yeux du réalisateur et de
nous, ce sont bien sûr les femmes prostituées, sont les seules qui ne
perdent jamais leur dignité, et conservent entre elles des relations
franches, d’empathie et de sororité (très marquée à la fin du film).
Éclater de rire devant humiliation et viol ??!!!
Dans les plus flagrantes scènes de viol -tarifé ou pas, elles sont
toujours filmées avec leur visage, qu’on voit en gros plan, l’homme
derrière, et donc normalement c’est la violence de ce qu’elles subissent
qui devrait nous apparaître, car on a en face leur visage, et leur
souffrance. La caméra de Nabil Ayouch tente de ne pas les déshumaniser
(clairement loin de l’image pornographique). Mais apparemment, ça ne
marche pas. Apparemment, ce n’est pas le même film que nous avons vu, la
salle et nous. Car si rire lorsque la gouaille (dont peut-être nous
n’avons pas saisi toutes les subtilités de la langue originale) des
femmes dans leur appartement, leur humour et leur vitalité malgré les
conditions de leur vie, peut encore s’envisager, si parfois, on essaie
d’excuser nos voisins en ce disant que c’est la gêne qui les fait rire,
si on se dit que le réalisateur a écrit des dialogues truculents pour
montrer l’humanité de ces personnes, là le public a dépassé les bornes.
Rire quand on voit l’humiliation infligée par les Saoudiens aux femmes
en leur donnant de l’argent lorsqu’elles « dansent » par terre (alors
que ma voisine pleurait, dans un réflexe d’amour et d’empathie
remarquables), c’était juste insupportable.
Rire encore quand la jeune femme enceinte, prostituée parce qu’elle a
dû fuir son village en raison de la grossesse qui s’annonçait, est
violée, un viol tarifé à quelques kilos de légumes et un billet de 100DH
(cela même qui apparemment a fait rire) par un quidam pauvre qui d’un
coup se découvre, malgré sa pauvreté, capable lui aussi d’exercer ce « droit de l’homme » de disposer sexuellement d’une femme, c’était juste insupportable.
Alors j’ai crié, « vous êtes cons ou quoi, c’est du viol », parce qu’il
fallait bien remettre, même quelques secondes, le monde à l’endroit.
Mais c’était aussi un cri de désespoir. Est-il possible, que le film
soit à ce point raté que si on n’est pas déjà au courant de la violence
prostitutionnelle, qu’on ne comprend pas que la dignité humaine n’est
pas à notre place, mais sur l’écran incarnée par ces femmes, on ne
puisse pas comprendre ce qui se passe et qu’on sorte du film en se
disant que c’était un bon divertissement ? Qu’on puisse penser que « ce
n’est que de la fiction » ?
Est-il possible en effet, que le public avait envie de voir un film
« divertissant » sur le Maroc, ayant pour sujet la prostitution, sans
plus s’interroger ? En effet, en entrant dans la salle, je me suis
vraiment demandé ce qui faisait qu’elle était si pleine, pourquoi les
gens venaient-ils voir le film ?
La pornographie, industrie de destruction de l’empathie
Et si c’était encore pire ? Pourquoi s’étonner en effet que certains
rient devant ces scènes quand on sait que certainement ils sont nombreux
à jouir devant les tortures infligées dans la pornographie ?
La violence montrée dans le film (encore très en dessous de ce qu’on
sait de la prostitution, même si tous ses aspects sont passés en revue),
serait alors anodine pour une société baignée de culture du viol, où se
moquer de la faiblesse de la vulnérabilité, de la douleur soit devenu
la règle, où la pornographie aurait déjà détruit toute forme
d’empathie ?
Est-il possible donc que la pornographie, qui dresse tout le monde à
jouir et prendre du plaisir à regarder des choses bien pires encore que
dans le film, des femmes être humiliées, violées et torturées EN VRAI
(même si on le voit sur un écran) ait déjà à ce point réussi son œuvre
d’anesthésie sur le public, à tel point qu’il ne soit plus capable
d’aucune empathie ?
La violence infligée aux enfants et aux femmes, provoque l’anesthésie
collective, et favorise la rupture d’empathie. Ainsi, des millions
d’hommes qui infligent des viols à des millions de femmes peuvent le
faire sans jamais sembler être effleurés par l’idée que la personne
souffre et qu’ils sont en train de la détruire -pis, c’est peut-être ce
qui les fait jouir. Mais avec la pornographie, c’est pire.
Il est donc urgent de s’attaquer à la pornographie, qui invite les
jeunes gens, garçons et filles, à jouir de la souffrance des femmes et
des enfants, provoquant une anesthésie collective. Sinon, on ira
définitivement vers notre autodestruction, par une société où l’empathie
sera morte. Une société du désespoir, une société de morts-vivants,
comme celle que tant de publicitaires nous dessinent déjà*.
J’ajouterais pour conclure: « Much Loved » est donc, malgré des
qualités, un film raté, car ce qui s’est passé ici prouve qu’on ne peut
pas faire de film de fiction réussi sur le sujet en essayant d’être
« réaliste », car la compréhension de l’image dans notre société est
trop imprégnée des codes patriarcaux.
Sandrine Goldschmidt
Ajout du 18 septembre : j’ajouterais encore au vu des réactions,
qu’une grande partie de la responsabilité incombe peut être aussi à
l’intention du réalisateur, qui malgré ce qu’il montre, semblerait ne
pas vraiment vouloir remettre en cause la prostitution ?
*et comme ont semblé le découvrir tant de gens avec cette publicité
dans Le Monde en page 3 quand une photo nous montrait en « une », la
mort d’un enfant, Aylan, provoquant d’un coup un choc de réalité : non
ce n’est pas de la fiction, et ce n’est pas drôle.
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