Par Younes Benmoumen, Mamfakinch, 28/8/2011.
« J’avais vu que tout tenait radicalement à la politique, et que, de quelques façons que l’on s’y prît, aucun peuple ne serait jamais que ce que la nature de son gouvernement le ferait être ».
J.J. Rousseau, in « Les Confessions. »
Ce billet est né d’une volonté de répondre à la chronique de Fouad Laroui, publiée le 19 août dernier dans Libération[1], qui a suscité quelques débats. J’ai jugé utile d’y ajouter une réflexion plus générale sur les arguments véritables qui la fondent, et qui ont été exprimés (par M. Laroui) avec une suffisance qui ne rend justice ni à la notoriété de l’auteur, ni à la validité improbable de ses arguments. Mais sait-on jamais.
La question qui a été débattue est la suivante : qui du peuple ou du gouvernement est le premier responsable de l’état de sous-développement politique que connait notre pays ?
Par sous développement politique, j’entends ici l’ensemble des symptômes de mal-gouvernance qui s’appellent la corruption, la gabegie et l’injustice. Ces symptômes sont ressentis par tous, et les réponses que l’on y apporte généralement se rangent autour d’un clivage simple, tout entier contenu dans la question débattue.
Certains comme Fouad Laroui, considèrent que « l’origine du mal » qui ronge notre vie civile n’est autre que la mentalité de ceux qui la composent. Ainsi, si la politique est corrompue, c’est parce que les Marocains, dans leurs pratiques quotidiennes le sont aussi. De ce fait, la sphère politique n’est qu’une exacte transposition de nos pratiques sociales. Le gouvernement, si peu représentatif qu’il soit, n’en reste pas moins composé de Marocains pensant et agissant en tant que tel. Il s’ensuit que le sous-développement politique de la collectivité est à la mesure de la décrépitude morale de ceux qui la composent. Conséquence ultime : pour changer de régime, il faut nous changer nous même.
En termes de politique publique, ce mantra est à l’origine d’un autre refrain : celui de dire « que rien ne changera si l’on éduque pas le peuple ». C’est aussi le sens des prescriptions délivrées d’un ton très paternel par M. Laroui. La solution qu’il préconise est donc « le travail sur soi ».
Nous revoilà lancés sur le chemin de l’école, c’est-à-dire de la nécessaire fabrique du citoyen. On convoquera alors notre rude moitié analphabète à l’appui du propos catégorique, et l’on clora la discussion d’un haussement de sourcils et d’épaules. Lay Barek f’3mar Sidi.
Le bloggueur Larbi[2] a brillamment fait le catalogue des aveuglements volontaires de l’auteur discuté ici. Pour ma part, je ne dirai que ceci : jamais il ne m’apparaitra juste de blâmer l’individu et son comportement si je n’ai pas d’abord conspué l’Etat qui en est à l’origine. D’après l’historien Mostafa Bouaziz[3], entre l’indépendance et l’année 1960, le taux de scolarisation est passé de moins de 10% à 45%. Quarante années plus tard, le taux était sensiblement le même, faisant du Maroc l’un des pays arabes les plus analphabètes, et ce n’est pas peu dire. C’est tout ? Non.
Au Maroc, il existe des dizaines de milliers d’associations en tous genres. Parmi elles, j’en pointe du doigt la plus importante. Tous les Marocains en sont membres, cela s’appelle la citoyenneté. Elle a droit de vie et de mort sur ses membres, puisqu’elle s’appelle l’Etat. A cette association, il est obligatoire de cotiser sous peine de prison, on appelle cela l’impôt. Certains membres de cette association détiennent des pouvoirs nécessaires à sa bonne marche, et y ajoutent parfois des privilèges exorbitants, comme celui de vous priver de dignité. Jugements iniques, dilapidation des fonds publics, la torture…
Et c’est le resquillage à la queue de la boulangerie qui vous gêne tant M. Laroui ? Décidément, les Marocains ont de bien mauvaises manières pour acheter leur pain produit par une agriculture défiscalisée et financée par le contribuable au profit des grands propriétaires terriens, lesquels envoient acheter le leur par les domestiques. Pardonnez aux manants, M. Laroui, et remerciez le ciel qu’ils se contentent de resquiller et manifester.
L’Etat marocain qui existe aujourd’hui est le substrat historique d’un système féodal et prédateur. Charles Tilly l’apparente au crime organisé[4]. Si les Marocains d’aujourd’hui peuvent parfois ressembler à ce que vous décrivez, c’est parce que la signification profonde que revêt l’Etat pour eux comme pour moi est celle d’un système de contraintes basé sur la force et ayant pour but d’extraire des ressources financières pour en faire un usage contestable que nous ne pouvons contester.
Comme beaucoup, je crois que notre Etat est un outil qu’il faut manier pour le bien commun. La position de M. Laroui revient à dire que si l’outil n’est pas adapté, c’est la main qu’il nous faut changer. Pour un intellectuel, je considère que l’erreur est grave.
C’est donc ainsi que la démocratie, qui signifie la responsabilité du pouvoir, qui garantit la justice, qui s’appelle enfin le progrès, c’est donc ainsi que la démocratie nous est représentée : si lointaine, perchée dans les siècles à venir et ce qu’ils supposent de travail sur les « mentalités ».
Sans doute, M. Laroui s’imagine-t-il le développement comme un processus romanesque. Il nous faudrait donc rejouer le répertoire complet des scènes historico-cinématographiques : les affirmations nationalistes délirantes, la montée des extrêmes, la lutte pour la modernité, la lutte contre la modernité, le tout parsemé de quelques inévitables drames humains pour qu’enfin, au bout du long parcours initiatique bordé du précipice qui nous regarde, ce qui est entré en populace, foule hurlante et horde barbare, en ressort Peuple marocain, instruit et grave, ceint d’une souveraineté tâchée de sang et de grandeur, prenant sa destinée en main en disant oui à la démocratie, et merci à ses chers dirigeants d’avoir tenu les rênes pendant sa longue enfance.
Voila sans doute ce qu’il y a de plus terrible dans votre tribune, Monsieur Laroui. Ce que vous appelez de vos vœux est précisément ce qui est en train de se produire. Les mentalités changent et entraînent les revendications que vous tapotez paternellement sur le dos. La tragédie est que vous ne le compreniez pas.
Monsieur Laroui, vous n’êtes certainement pas en dessous de cette compréhension, mais vous n’êtes pas non plus au dessus. Vous êtes à côté.
[3] Propos tenus à l’Université d’été de CAPDEMA, le 12 juillet 2011.
[4] « War making and state making as organized crime », Charles Tilly, Cambridge University Press, 1985.
Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement la ligne éditoriale de Mamfakinch.
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