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samedi 3 septembre 2011

Je suis un jeune ancêtre du 20 février / Récit d'une vie d'adolescent


Par Mohammed Belmaïzi, 16/7/ 2011
Ce texte a été envoyé pour être publié au site de l’IER, en février 2004, sous le titre « Récit Ouvert à l’Instance Equité et Réconciliation d’une victime des années de plomb ». Il a été adressé au mail personnel de Driss Benzekri et de Salah El Ouadi. Ils n’ont donné ni suite à mon interpellation, ni daigné répondre à mes questionnements ! Al Hougra des citoyens était de mise dans le cadre d'un mensonge et d'une manipulation sans précédent…

« Si tu restes ici, ils te tueront, mon fils! Ils te feront disparaître ou engloutir sous terre. Va, va mon fils, mon trublion… aussi loin que tu pourras, loin de la folie meurtrière! Te savoir vivant me fera vivre les quelques années qui me restent. Tu reviendras fouler la terre qui t'a vu naître, nous voir en sécurité de temps à autre. Nous finirons bien par survivre et nous rencontrer en temps de paix, ici ou à l’au-delà… va ! »

Les mots de ma mère retentissent encore à mes oreilles comme un anéantissement de la vie et de toutes les valeurs qui nous soudent à l’humain. C'est qu'elle était indignée à en mourir, lorsqu'ils sont venus m'arrêter devant ses yeux, ce premier avril 1973. Et les stigmates de ce choc lui ont ruiné la santé jusqu'à son récent départ.

Cette date désignait une période trouble où le régime opprimait dans le sang et les exécutions sommaires, les « Héros sans gloire » qui, armes à la main, visaient à renverser l’Etat de non droit. Et nous ne le savions pas.

Quant à mon père, je me souviens, comme si c'était hier, de sa poitrine haletante, secouant avec spasme régulier la mienne. Éploré et inconsolé comme un enfant que j’ai engendré mais dont les flots de larmes ont coulé dans sa barbe blanche, lui, l’homme pieux, qui n’a jamais laissé transparaître la moindre faiblesse, le moindre désespoir. On dirait un enfant impitoyablement maltraité pour avoir été mon père.

C'était à ma libération de la monstrueuse prison Bou-Lamharaz de Marrakech. Ce fut la première fois que je voyais sangloter mon père, pourtant si stoïque, si fataliste et sans attaches aux mirages terrestres. Il pleurait d'avoir été pris par surprise à la gorge, d'avoir été laminé par l’ordre débile d'une révoltante répression s'abattant, devant ses yeux, sur sa propre progéniture.

Ce pouvoir qu'il considérait comme allant de soi, puisque, pensait-il, fondé sur le principe de Khalifat Allahi Fi l'Ard, n'était désormais pour lui qu'un « amas d'impies et de voyous qui ont décrété un régime de terreur pour s'enrichir, appauvrir, emprisonner, torturer, tuer et faire disparaître. Plus de piété ni de pitié dans ce bas monde, les ténèbres assiègent leurs yeux et ils pataugent dans les sentiers de l'erreur. Maudites créatures, aux mains tachées de sang, que la malédiction vous accompagne jusqu'à la fin de vos jours et même après votre mort! »

Mais comment, après cela, venir nous parler aujourd’hui de tourner, si vite, la page d’une blessure toujours béante ?

Je me refuse, moi-même, à m'éterniser sur cette page. Mais je voudrais la lire et la re-relire, même si je ne suis qu'une minuscule victime à côté des militants torturés et emprisonnés, à côté des emmurés de Tazmamart, de Qal’at Mgouna et d'autres bagnes de la mort. Que sais-je des affres endurées par ces torturés, à mort parfois ? Que sais-je des souffrances inimaginables des disparus et de leurs familles? Mais permettez à celui qui vous parle, ouvertement ici, de placer ce récit sous vos aisselles. Faites-en, ce que bon vous semble.

Votre humble serviteur se trouvait en 1973, une splendide journée printanière, dans une manifestation pacifique avec une douzaine de lycéens, de 15 à 18 ans, criant des slogans contre les étouffements. Il avait à peine ouvert les yeux sur le monde des idées. A la lecture de Candide de Voltaire citant Shakespeare, il riait à chaque fois qu'il rencontrait la phrase itérative « il y a quelque chose de pourri dans le royaume de Danemark ». Il était attentif aux écrits du fameux Salama Moussa, imprégné du souffle spirituel et poétique de Jabrane Khalil Jabrane. Il avait entendu parler du groupe d’intellectuels marocains de « Souffles ». Bref, sa recherche à cette époque s'apparentait à la recherche d’un positionnement dans le monde des adultes.

Notre quête de cerner et d'approfondir les interdits et la révolte qu'ils engendrent, avait la prétention d’alléger le fardeau de notre jeune vie. Comment alors gérer notre fureur de vivre? Et ces études avec au bout l'échec programmé qui nous nargue? Nous étions vaguement conscients de l'injustice et de l'hypocrisie que notre société engrange. Mais comment faire entendre notre voix déjà impertinemment confuse? Bref, des justes questionnements d'une adolescence s'exhibant dans tous ses états, pour créer son espace d'expression. Lancer une petite parole, la placer là où elle peut faire écho et interpeller. Mais quel déficit dialogique ! Non seulement de la part d’une indifférente et sclérosée société mais aussi d’une intense surdité de ces adultes, élite obséquieuse au pouvoir ! Dites-moi alors, si actuellement la société marocaine a édifié un espace pour les jeunes et les adolescents.

Nos aînés, élite au pouvoir de cette époque, ne l'entendaient pas de cette oreille. Ce qui est considéré sous d'autres cieux comme une simple et banale crise identitaire, révolte de jeunesse, relevant d'une plate arrestation administrative, nous qualifie en tant qu’ennemis de « l'ordre public », manipulés par je ne sais quelle puissance étrangère.

Arrêtés, enchaînés, interrogés, certains d’entre nous torturés, et jetés pendant cinq longues journées dans un commissariat à même le sol sans couvertures ni matelas, dans un environnement nauséabond. Puis arrive le transfert au fin fond d'une prison loin de notre milieu naturel, loin de nos proches et de nos parents. On peut aisément imaginer toutes les difficultés de la vie du prisonnier et de l’investissement, sur tous les plans, de sa famille. Dans notre cas, les déplacements hebdomadaires de nos parents et de nos proches, devaient coûter quelques deux cents kilomètres pour arriver de Safi à Marrakech. Faut-il évoquer le cortège de tracasseries et de stupides rouages administratifs ? Heureusement pour nous : notre détention n'a duré que quelques trois infinis mois, à la clef un jugement de 3 mois avec sursis, sur lesquels le procureur du roi a fait appel. Un appel qui nous a suivi comme un mauvais sort, pour ne pas le qualifier d’harcèlement rancunier et stupide. Il nous a fallu, une fois encore, revenir devant le tribunal… N’est-ce pas l’adolescence et l’avenir qu’on assassine?

Le souvenir de cette horrible phase traversée à la fleur de l'âge, peut s'affirmer dans un récit détaillé avec précision. Il peut aussi s'altérer par le choc et ne peut se narrer que par bribes éparses. Mais il y a des moments qui s'incrustent solidement dans la mémoire même lorsqu'on ne leur prête qu’une mince attention.

En effet, nous étions loin d'imaginer ce que pouvait cacher une étonnante information que l'un des jeunes gardiens de nuit venait nous donner : « une patrouille spéciale en voitures noires, a pénétré la veille à la prison entre deux et trois heures du matin pour vous "transférer" ». Où? Le gardien n'en savait rien, mais il était heureux de les voir recevoir l'ordre par téléphone de rebrousser chemin. De l'intox? De l'intimidation?

Il fallait attendre les révélations des détenus enlevés de leur prison, ces damnés de Tazmamart, et la disparition, entre autres, du « groupe de Beni Hachem », pour mesurer la finesse de la pédagogie de la terreur. On pouvait vous faire disparaître pour l'exemple! Cela n'avait rien à voir, proportionnellement, avec l'acte incriminé, ou avec le danger que vous représenteriez pour le régime.

La portée de cet élément pourrait révéler un système méthodique et diabolique de la peur. Des années de terreur auraient taraudé minutieusement les consciences, mutilé sans vergogne l'intelligence, liquidé sans détour la sève et le goût à l'existence de ce Maroc que nous voulions changer. Le régime de la terreur possédait donc une subtile didactique pour l’instauration de la terreur.

C’est pourquoi, sans effort et sans volonté d'analyser la nature du pouvoir, les mots « Equité » et « Réconciliation » restent sans substance. Craindre une relecture audacieuse de notre Histoire, c'est se vouer à la répétition « excitante » dans le sens psychanalytique, des atrocités commises.

Vers où pourrions-nous aller sans avoir rendu justice à ce vieillard accroupi - dans une salle comble à craquer, suffocante et sans aucune mesure de sécurité - attendant, comme nous, les jeunes manifestants, sa comparution devant le tribunal. Pour quel motif était-il là ? Pour avoir, dit-il, refusé de céder son lopin de terre au Caïd féodal du district, protégé par l’Etat de non droit ?

Où allons-nous, et quelle page tourner, sans avoir évalué la torture puis l’emprisonnement de cet homme, pour avoir déclaré en bon citoyen à la gendarmerie, un mort au bord de la route? Il a été condamné, sans preuves tangibles, à perpétuité pour meurtre. Il a perdu la raison… et peut-être déjà mort en prison.

Et ce chauffeur de poids lourd syndiqué et conscient de ce qui se passe dans son pays et qui, refusant de céder à la corruption exigée par un agent de l'autorité, se trouve en prison pour insulte et crime de lèse-majesté? Et ce vieux dans notre quartier de prisonnier, presque aveugle, condamné à mort et attend depuis plus de 15 ans son exécution !

Allons-nous oublier que dans ce pays, on emprisonne les enfants? Que s'est-il passé, pour que dans la prison de Bou-Lamharaz en 1973, se trouvent incarcérés des enfants âgés de 6 à 10 ans ? J'en suis témoin oculaire et auditif. Drôle de département de l'éducation permanente! Allez voir, ce phénomène existe peut-être encore de nos jours!

Quoi qu'il en soit, il reste des victimes trimballant sur leurs bosses un choc indélébile. Des amis qui étaient avec moi, je n'ai revu que deux ou trois, à notre libération. Insérés difficilement dans cette société qui leur a confisqué la parole et l'expérience de questionner le monde environnant, rêvant instaurer la « Vraie Vie ». Je pense particulièrement à l'un de nous qui était le chouchou de sa maman, étant enfant unique. Il allait devenir bachelier et venir en aide à sa mère, veuve. Une fois en prison, accroupi dans son coin, il avait contracté un regard hagard et un silence profond, très inquiétant. A sa libération, il était allé épaissir les rangs des fous errants de nos rues. Justice et vérité pour lui et sa famille. Qui va l’indemniser ?

De l’indemnisation pour moi, il n’est point question. Je me refuse à me faire indemniser, si (je dis bien SI) c’est de la sueur du peuple marocain, depuis des décennies, complètement exsangue. Alors que les responsables de nos souffrances jouissent de leur accumulation, de leurs privilèges et des positions qu’ils occupent dans la sphère de l’Etat et de diverses instances.

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