Par Ali Amar, Slate, 26/07/2011
Les prénoms berbères sont interdits au Maroc. La nouvelle Constitution qui officialise la langue amazighe changera-t-elle la donne?
Une femme et son bébé dans le village de Tarart, Haut Atlas, au Maroc, le 31 août 2006. REUTERS/STR New
Il y a quelques années, dans une petite ville du sud-est du royaume chérifien, les parents d’un nouveau-né voulaient l’appeler Amazigh (l’homme libre, en langue berbère). Mais les autorités ne l’entendaient pas de cette oreille, obligeant l’enfant à porter un prénom arabo-musulman, conformément à l’idéologie officielle —bien que le peuple amazigh, dans sa diversité, soit un peuple autochtone (il représente une très large part de la population marocaine) et de surcroît indigène d'Afrique du Nord et largement musulman.
Amazigh n’est pas un cas isolé, loin s’en faut. Celui par exemple du petit Sifaw a défrayé la chronique alors que les révolutions dans le «monde arabe» battaient leur plein.
Les plus importantes populations amazighes se trouvent au Maroc et en Algérie. Leurs élites sont activement engagées dans la lutte pour leurs droits culturels, linguistiques et politiques. En 2001, dans un geste d’ouverture politique, le roi Mohammed VI avait créé un Institut royal de la culture amazighe, mis en place un programme d'enseignement des langues berbères à l'école et autorisé des programmes de radiotélévision dédiés.
A son accession au trône en 1999, le roi avait brisé un tabou en visitant le Rif, une région berbère pauvre et enclavée où son père, Hassan II, n'était jamais allé en 38 ans de règne. Et pour cause: c’est dans cette même région qu'en 1958, au lendemain de l'indépendance, Hassan II avait durement maté dans le sang une rébellion alors qu'il n'était que prince héritier…
Des discriminations historiques, culturelles et politiques
Avec l’officialisation de la langue amazighe, le Maroc s’est engagé à parachever les mesures prises jusqu’ici avec timidité pour la reconnaissance effective des droits culturels et identitaires des berbères. Faudra-t-il attendre longtemps pour que le droit des parents à choisir un nom amazigh à leurs enfants soit reconnu? La question mérite d’être posée tant les Amazighs sont victimes de discriminations liées à leur culture, leur histoire, leur identité.
Pour les plus sceptiques, cela pourrait encore durer. La nouvelle Constitution, bien qu’adoptée, prévoit une consécration graduelle de la langue amazighe, mettant l’accent sur des «priorités» que des lois organiques devront définir au gré des votes parlementaires. Et sous l’Hémicycle, les débats risquent d’être houleux; la sainte alliance des conservateurs, tenants du panarabisme nationaliste (Parti de l’Istiqlal, indépendance en arabe) et des islamistes (Parti de la justice et du développement, PJD), unis sous l’étendard de l’arabité et de l’Islam, comptent ferrailler pour que cette reconnaissance demeure confinée à un ornement symbolique de l’identité nationale.
Une loi scélérate édictée sous Hassan II
Jusqu’ici —et depuis l’adoption d’une loi scélérate en 1996 sous le règne d’Hassan II et que l’on dit édictée par Driss Basri, son homme lige, tout puissant ministre de l’Intérieur durant les années de plomb— les agents de l’état civil refusent d’enregistrer les nouveau-nés dont les prénoms «ne sont pas marocains», —sous-entendu «arabes».
Cette décision administrative écarte les références régionales, culturelles, historiques et tribales, sous peine de «porter atteinte aux coutumes de la société ou à la sécurité nationale». Dans la pratique, tout prénom ne peut être enregistré s’il ne figure pas sur une liste spécifiquement arrêtée par les services de l’Etat.
Rabat avait même envoyé à toutes ses ambassades et consulats à l’étranger cette liste de prénoms autorisés afin d’éviter que la communauté marocaine vivant à l’étranger puisse déroger à la règle, y compris pour les binationaux et les enfants de couples mixtes. Les prénoms chrétiens étant déjà interdits.
«Nous interdisons les prénoms berbères parce qu’ils ne sont pas en accord avec l’identité, et parce qu’ils sont une porte ouverte à la prolifération de prénoms dépourvus de sens», avait déclaré un agent consulaire à la presse néerlandaise lorsqu’avait éclaté il y a quelques années une polémique à ce sujet aux Pays-Bas, terre d’émigration de Marocains majoritairement berbères.
Des raisons éminemment politiques sont à l’origine de l’interdit. La monarchie se réclame d’ascendance prophétique: le roi est Commandeur des croyants par son statut de monarque divin, il tire sa légitimité religieuse mais aussi et surtout politique de sa filiation avec Mahomet. Aussi, le trône a toujours été très rétif à lâcher la bride aux Amazighs, réputés rebelles à son autorité depuis la nuit des temps. Ce n’est pas par hasard que les revendications les plus en pointe sur la laïcité et les libertés individuelles au Maroc soient portées par des militants de la cause amazighe.
Des victoires juridiques obtenues à l’arraché
D’ailleurs, le Maroc est un pays où on peut appeler sa fille Shams (soleil, en arabe), mais pas Tafoukt (soleil, en amazigh), preuve s’il en faut que la discrimination n’est pas seulement de nature religieuse. En réalité, la Couronne, encore très attachée à son centralisme aux relents féodaux, gère avec un doigté fébrile un régionalisme potentiellement dissident en s’appuyant sur sa supposée capacité unificatrice d’un Maroc melting-pot, mosaïque de peuples, de langues, de cultes et d’identités multiples.
«Cette loi interdisant ou plutôt n’autorisant que les prénoms figurant sur une liste délivrée par le ministère de l’Intérieur, maintenue à cause soi-disant de l’acculturation aux séries télévisées égyptiennes et mexicaines, préfère les prénoms issus de la tradition marocaine.
Alors, comment explique-t-on le cas de ces deux prénoms refusés à deux bambins: Massine et Noumidia? Un garçon et une fille nés il y a deux ans et qui ne figurent pas dans l’état civil. Massine est un vieux prénom berbère et Noumidia (la Numidie) est le nom d’une partie du Maroc à l’époque romaine. Est-ce contraire à la tradition marocaine d’utiliser des prénoms berbères?», s’insurgeait déjà en 1999 un blogueur.
Malgré les interdits et le déni officiel, la loi donne cependant dans les années 2000 le droit aux parents de faire appel d'un refus en justice auprès de la Haute commission de l'état civil, une instance ad hoc composée de représentants des ministères de l'Intérieur et de la Justice, ainsi que de l’historiographe du royaume, nommé par le Palais, gardien et scribe de l’Histoire officielle de la dynastie alaouite.
En dix ans, la commission a statué sur des dizaines de prénoms amazighs, ou autres non arabo-musulmans, en acceptant certains et rejetant la plupart. Plusieurs Amazighs marocains ont rapporté que lorsque les agents de l'état civil se voient encore présenter en 2011 des prénoms peu fréquents, ils consultent des listes périodiquement mises à jour par la Haute commission. Ces listes comportent non seulement les prénoms autorisés, mais aussi des dizaines de prénoms bannis.
Des autorités avilissantes et revanchardes
En 2009, l’ONG internationale Human Rights Watch (HRW) avait interpellé l’Etat marocain sur cette discrimination à travers cinq cas emblématiques. Ceux-ci, documentés dans la lettre de HRW adressée au ministre de l’Intérieur de l’époque, impliquant des résidents du Maroc ainsi que des émigrés vivant à l'étranger, avaient finalement trouvé une issue victorieuse.
Cependant, pour voir leurs cas aboutir, les parents ont dû faire appel à la mobilisation de l’opinion publique nationale et internationale et faire preuve de patience face à des délais bureaucratiques considérables et de longues procédures d'appel. Certains ont également subi des questions hostiles ou humiliantes de la part de fonctionnaires marocains. Enfin, ils ont dû supporter l'insécurité d'avoir un enfant sans identité légale durant plusieurs mois, voire plusieurs années.
Les parents d'un enfant qui n'est pas enregistré par l'état civil peuvent se retrouver confrontés à des obstacles lors d’une demande de passeport, dans les procédures de remboursement par les assurances médicales d'Etat, ou pour l'accès à d'autres services —y compris la scolarisation.
La plupart des parents qui persistent à demander au gouvernement d'enregistrer les noms amazighs sont généralement politiquement actifs, membres d’associations ou de mouvements de droits civiques et politiques. Ils affirment que pour chaque couple revendicateur de leurs droits, d'autres, plus nombreux, évitent de donner des prénoms amazighs à leurs enfants par crainte d’un refus avilissant et revanchard des autorités locales.
Une cour de première instance de la province de Taza avait donné en juillet 2009 son accord pour un prénom amazigh dans un sixième cas répertorié par Human Rights Watch. Abdallah Bouchnaoui et Jamila Aarrach ont été autorisés à prénommer leur fille âgée de cinq mois Tiziri, qui signifie lune en langue amazighe. Ce couple de Zerarda, un village du Moyen Atlas, a dû supporter des mois d'incertitude avant cette victoire, qu’ils semblent avoir remportée uniquement parce que le prénom lune est autorisé en langue arabe (qamar)…
Un chemin de croix bien tortueux
HRW avait aussi évoqué le cas de Rachid Mabrouky, qui avait tenté d’enregistrer sa fille à Marrakech sous le nom de Gaïa, un prénom de princesse berbère dont l’étymologie renvoie à la divinité Terre en latin. Lorsqu'il a expliqué que le prénom Gaïa était amazigh et donc forcément marocain, l'employé du service a persisté dans son refus, s'exclamant: «Vous, les Amazighs, vous êtes tous des fanatiques!»
La jurisprudence internationale affirme la liberté à choisir son prénom. En 1994, dans l'affaire Coeriel et Aurik c. Pays-Bas, le comité pour les droits de l'homme des Nations unies a statué que «l'article 17 [du Pacte international sur les droits civils et politiques] prévoit notamment que nul ne sera l'objet d'immixtion arbitraire ou illégale dans sa vie privée, sa famille, son domicile ou sa correspondance. Le Comité considère que la notion de vie privée renvoie au domaine de la vie de l'individu où il peut exprimer librement son identité […] [Ceci] comprend la protection contre les immixtions arbitraires ou illégales dans l'exercice du droit de choisir son nom et d'en changer».
En 2007, les Nations unies avaient fait savoir qu’elles jugeaient toute mesure contraire à cette jurisprudence discriminatoire à l’égard des populations berbères, très nombreuses au Maroc. Face à la mobilisation des associations amazighes, le ministère de l’Intérieur marocain a diffusé en avril 2010 une circulaire reconnaissant que certains noms berbères remplissaient l’exigence légale de «caractère marocain». Cette circulaire, qui invite les officiers de l’Etat civil «à faire preuve de souplesse» et «à procéder à des recherches avant de refuser un nom», commencerait à porter ses fruits.
Dans ce sens, la nouvelle Constitution du Maroc prétend que les lois du royaume seront dorénavant en adéquation avec les textes et principes universellement reconnus en matière de droits de l’homme. Dans bien des domaines d’application, cela augure d’un chemin de croix bien tortueux. Serait-ce aussi le cas de ceux qui aspirent à prénommer leurs enfants à leur guise?
http://www.slateafrique.com/17309/maroc-prenoms-amazighs-interdiction-constitution-identite-culture-berbere
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