(Légende : manifestation le 19 janvier 2011 à Tunis. Crédit photo : magharebia/Flickr)
Interview - Face à la révolution tunisienne, les pouvoirs algérien, marocain ou égyptien engageront-ils des réformes ? Peu probable, selon le politologue Vincent Geisser. Ce serait remettre en cause les bases de leur toute-puissance.
L’Hexagone sur la balance
Terra eco : la révolution tunisienne peut-elle secouer d’autres pays du Maghreb ?
Vincent Geisser : Les situations politiques, économiques et sociales sont très différentes d’un pays à l’autre. Je ne crois pas à une reproduction à l’identique du scénario tunisien, qui tient notamment à la spécificité du rôle de l’armée. Dans beaucoup de pays arabes, c’est un pilier du régime, elle est souvent très idéologique et nombre d’officiers ont des parts dans l’économie. Ce n’est pas le cas en Tunisie. Là où il y aura bien un effet certain et substantiel, c’est dans la tête des citoyens, des opposants et des activistes des droits de l’homme. Alors qu’ils étaient jusqu’à présent résignés, pensant qu’il était quasiment impossible de faire partir les dictateurs, la révolution tunisienne a ouvert un horizon. C’est dans ce sens qu’on peut parler d’onde comparable avec le mythe Solidarnosc dans les années 1980 en Pologne. C’est un mythe positif car ce n’a pas été une révolution islamique, ni un coup d’Etat militaire mais une révolution populaire au sens où de larges secteurs de la population, des paysans aux bourgeois de Tunis sont descendus dans la rue.
Tous les regards sont tournés vers le monde arabe, mais plus largement, l’Afrique peut-elle connaître des soubresauts ?
Même s’ils ont parfois déçu, ce continent avait déjà connu des processus démocratiques, sans passer forcément par des révolutions. Il y a donc déjà des scénarios qui font modèle. Mais il est vrai qu’en regardant les sites Internet africains francophones, on voit que les articles sur la Tunisie sont énormément repris. On l’oublie souvent : la Tunisie est un pays arabe mais aussi un pays africain ! Pour l’anecdote, un de ses principaux clubs de foot s’appelle le Club africain. Elle y a toujours eu un rayonnement – peut-être plus dans la partie francophone où les liens traditionnels sont plus forts – avec la présence en Tunisie d’une communauté d’étudiants et d’une immigration africaines.
Comment vont réagir les pouvoirs algérien, marocain ou égyptien face à cette onde de choc tunisienne ?
Les régimes arabes sont usés, avec des sources de légitimité considérablement affaiblies. Ils sont donc plus dans la posture de la citadelle assiégée que dans la volonté de s’ouvrir sur la société. On voit deux types de réponses. D’une part, ils ont compris qu’une série de protestations pouvait affaiblir un régime et même faire partir un autocrate, donc les dispositifs sécuritaires et de répression vont se renforcer dans les prochaines semaines. L’autre réponse est une forme de populisme économique qui consiste, pour acheter la paix sociale, à promettre un certain nombre de mesures de diminution des prix, de diminution des impôts, de créations d’emplois, etc. Mais ce sont plus des pansements posés sur un cancer que de grandes réformes qui changeront la donne.
Pourquoi ne croyez-vous pas à l’efficacité de ces mesures pour augmenter le pouvoir d’achat ou réduire le chômage ?
D’abord, les solutions ne sont pas seulement nationales mais aussi négociées à l’échelle internationale. Mais surtout, à moins de se tirer une balle dans la tête, on voit mal comment ils pourraient engager de véritables réformes économiques qui supposeraient de remettre en cause une des bases de leur régime : la corruption et l’appropriation des richesses nationales par des élites militaires et économiques liées au pouvoir. D’ailleurs, contrairement à ce qu’on peut croire, la Tunisie avait plutôt une bonne santé économique, mais elle ne profitait qu’à une partie de la population et ces derniers temps de plus en plus aux clans liés au palais présidentiel.
Vous dites que les solutions sont en partie internationales. Cela vaut aussi pour la Tunisie d’aujourd’hui, même si elle est engagée sur la voie de la démocratie…
Tout à fait. Les politiques d’ajustement structurel (lutte contre les déficits budgétaires et l’inflation, privatisation d’une partie des entreprises publiques…) appliquées à ces pays ont créé des équilibres macro-économiques, mais d’autres indicateurs, comme le chômage des jeunes et des diplômés, ont été complètement négligés. Jusqu’à la veille de ces révoltes, la Tunisie était encore considérée comme un modèle ! Cela montre que les bailleurs de fonds internationaux– la Banque mondiale et le Fonds monétaire international – doivent intégrer une dimension sociale beaucoup plus forte dans leurs critères d’évaluation mais aussi dans leurs politiques de soutien aux réformes économiques. Par ailleurs, l’exemple tunisien doit nous interpeller aussi en Europe : si la Grèce n’est pas une dictature, elle a connu récemment des protestations très fortes, il y a eu des morts…
Vincent Geisser est sociologue et politologue, enseignant à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman et chargé de recherches au Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Il a publié en 2009 avec Moncef Marzouki - un des opposants historiques à Ben Ali - Dictateurs en sursis, une voie démocratique pour le monde arabe (E http://www.terra-economica.info/Vincent-Geisser-Les-regimes-arabes,15384.html
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