- A plusieurs titres, Abraham Serfaty a eu un destin hors du commun. Ce membre du gotha a rejoint la cohorte des opposants au régime autoritaire d’Hassan II. Payant un prix fort pour son engagement en faveur de la démocratisation de son pays. En revanche, l’accession de Mohamed VI au pouvoir en 1999 lui a souri.
Le 18 novembre 2010, les Marocains se sont séparés d’un des leurs, qui a rejoint ses ancêtres dans leur dernière demeure. Abraham Serfaty est décédé, à Marrakech, à l'âge de 84 ans. Grâce à son engagement sincère, à son dévouement aux causes qui tiennent à cœur à son peuple et au prix très élevé qu’il a continué à payer jusqu’à son dernier souffle, il a mérité ce respect emprunt d’une tendresse particulière dont un peuple éprouvé entoure un grand patriote. La solidarité de ce Juif progressiste avec les revendications nationales du peuple palestinien avait également renforcé cette admiration et cloué le bec chez lui à plus d’un populiste tenté de souffler sur la braise antisémite à des fins politiciennes. Il a montré sans équivoque à ses compatriotes comment on peut soutenir les revendications nationales légitimes du peuple palestinien, et éviter en même temps de se retrouver piégé dans les eaux saumâtres du marécage antisémite.
Le cheminement de cet intellectuel gramscien avait épousé, au hasard des rencontres et des circonstances fortuites, celui de sa nation. Son histoire de vie peut être, schématiquement, divisée en deux parties: l’avant et l’après 1999.
Quand un patriote devient étranger dans sa propre patrie
Abraham Serfaty est né en 1926, à Casablanca, dans une famille de la petite bourgeoisie juive de Tanger. Il a adhéré en 1944 aux Jeunesses communistes marocaines. Un an plus tard, il a rejoint le Parti communiste français, à l’occasion de ses études à l'École Nationale Supérieure des Mines de Paris.
De retour en 1949 dans un Maroc engagé dans une lutte pour recouvrer son indépendance, le jeune ingénieur minier pouvait faire comme d’autres personnes, juives ou musulmanes, de sa génération et de son milieu de classe privilégié, à savoir faire partie de la gotha, tout en attendant que les «nuages» se dissipent. Mais c’était mal connaître le jeune homme épris de justice et de liberté!
Abraham Serfaty a eu l’intelligence et le courage de s’engager auprès de son peuple sur une voie anticolonialiste périlleuse à l’époque. D’ailleurs, moins d’un an après son adhésion au Parti communiste marocain, il a «goûté» en 1950 aux «délices» de l’hospitalité des geôles coloniales. Avant d’être assigné à résidence en France jusqu’en 1956.
Une fois le Maroc devenu indépendant, Abraham Serfaty a rejoint un des joyaux de la couronne économique du pays, à savoir l'Office chérifien des phosphates. Mais le besoin criant de cette institution de cadres nationaux bien formés ne l’a pas empêché en 1968 de révoquer l’ingénieur prometteur de son poste en raison de son soutien à une grève de mineurs.
Cette intransigeance de la part de la bourgeoisie bureaucratique s’explique alors par l’hostilité des autorités à toute tentative visant la politisation des revendications de la classe ouvrière. Cela se faisait à l’ombre d’une lutte de pouvoir entre, d’une part, une monarchie autoritaire opposée à tout partage du pouvoir, et, d’autre part, une gauche espérant négocier un nouveau contrat social avec la Couronne. Si cette lutte était souvent feutrée, elle était des fois âpre. Elle s’est finalement soldée par la domestication du syndicalisme marocain et la mise de plusieurs de ses organes au service de la stratégie royale. Toutefois, la combativité de plusieurs générations de syndicalistes nationalistes et progressistes a permis de préserver un certain degré d’autonomie de ce secteur social.
Ayant été déçu du bilan et de la culture d’action politique d’un Parti communiste marocain dirigé d’une main de fer par Ali Yata, Abraham Serfaty s’en est éloigné en 1970, en compagnie de nombre de jeunes communistes. Ils ont fondé ce qui allait devenir rapidement l’organisation «Ilal Amam» («En avant»). Cette organisation marxiste-léniniste s’est donné comme programme d’œuvrer à la mise en place d’une démocratie populaire à la place du régime royal. En raison de la popularité de cette sensibilité d’extrême gauche au sein de pans entiers de l’intelligentsia universitaire et dans le milieu lycéen, les deux partis de gauche conventionnelle, le PC et l’UNFP, y avaient vu un certain temps un concurrent mal venu.
Abraham Serfaty est arrêté une première fois en 1972. Il est soumis à la torture. Il est rapidement élargi. À la satisfaction de ses camarades. Mais deux ans plus tard, et pendant qu’il œuvrait en clandestinité, il est arrêté de nouveau. Lors du grand procès politique de Casablanca en 1977, il est condamné à la prison à vie. Il était accompagné de dizaines d’opposants marxistes membres soit d’«AIlal Amam», de «23 Mars» ou de l’organisation maoïste «Linakhdoum Achaâb» (Servant le Peuple). On reprochait à ces intellectuels d’avoir comploté «contre la sûreté de l'État». La lourdeur des peines traduisait la nervosité d’un régime dont l’autoritarisme étroit ne l’avait pas épargné à deux reprises (1971 et 1972) d’être à deux doigt de perdre le pouvoir aux mains de janissaires putschistes. Sans oublier de nombreuses jacqueries et mouvements sociaux ouvriers, petit-bourgeois et étudiants.
Abraham Serfaty a attendu l’année 1991 pour pouvoir enfin recouvrir sa liberté. Grâce à un large mouvement de solidarité internationale. Mais sa joie était de courte durée. L’obséquieux et inamovible ministre de l’Intérieur, M. Driss Basri, a cru pouvoir plaire à son maître, et ce en «trouvant» la parade à même d’éloigner le juif rebelle du pays qui l’avait vu naître, lui et toute une longue lignée d’ancêtres. Ainsi, dans le pur style makhzénien, le patriote qui avait lutté pour l’indépendance de son pays s’est métamorphosé, par la magie du verbe basrien en «ressortissant brésilien»! Le comble du ridicule! Une manière peut-être de prolonger la «punition» paternaliste infligée au fils prodigue pour non ralliement aux thèses officielles dans le dossier du conflit du Sahara occidental.
Aussitôt arrivé en France, patrie de Christine Daure-Serfaty, son épouse et campagne de lutte pour la démocratisation du Maroc, il a rejoint d’autres réfugiés politiques marocains au sein du REPOM. Un regroupement de ces exilés qui a accouché du Forum marocain pour la Vérité et la Justice (FMVJ)-section France. Le REPOM luttait pacifiquement pour la libération de tous les prisonniers politiques au Maroc ainsi que pour le retour sans aucune condition de tous les réfugiés politiques dans leur patrie.
Pour donner des gages de libéralisation politique à ses bailleurs de fonds occidentaux et à son opposition socialiste engagée avec lui dans des négociations en vue de sa cooptation au gouvernement royal, le régime a décrété une amnistie générale en juillet 1994. Quatre ans plus tard, un Hassan II physiquement diminué, suite à une longue maladie incurable qui allait finalement l’emporter, a désigné Abderrahmane Youssoufi, son ancien opposant et chef de la formation socialiste USFP, comme son nouveau Premier ministre. Quelques mois plus tard, il est décédé.
Réhabilitation d’un fidèle du peuple palestinien et nouveau défenseur du trône
Avec l’arrivée sur le trône du jeune roi, Mohamed VI, l’espoir était plus que jamais permis pour les défenseurs de la cause de l’exilé de Paris, le Premier ministre en tête. Ne cultivait-il pas de l’inimitié quasi-physique pour le serviteur zélé de son Auguste père? Mais en raison du caractère imposant de ce symbole vivant d’une certaine idée de la démocratisation du pays, il fallait faire les choses comme il se devait. Épreuve de symboles oblige.
Le retour en 2000 dans sa patrie, dans l’honneur du Juif rebelle et la joie de plus d’un patriote, était le premier épisode du feuilleton qui a vu, au gré des semaines qui se suivaient à une cadence infernale, l’homme jadis fort d’Hassan II perdre graduellement pied. Il a fini à son tour, ironie de l’Histoire, par se retrouver, en 2004, «réfugié» en France. Avant d’y mourir en 2007, à l’âge de 69 ans. Dans le discrédit! Et la honte d’être associé dans la mémoire collective de tout un peuple à ces terribles décennies de plomb, faites de disparitions forcées, de torture, d’assassinats…
Pendant que l’ancien «Grand Vizir» «goûtait» enfin aux fruits amers de la disgrâce royale et du mépris de plus d’un, son vieux «ennemi» retrouvait la joie de vivre auprès des siens et de ses compatriotes, qui lui savent gré pour les sacrifices consentis au service de l’idée de démocratisation et de justice sociale.
Comme l’exercice du pouvoir est également affaire de symboles, le jeune roi s’est montré assez bien inspiré en l’honorant officiellement et en lui versant une retraite méritée, en guise de compensation financière pour dommages subis. Il en a également fait en 2000 conseiller auprès de l’Office national marocain de recherche et d’exploitation pétrolière (Onarep).
En ralliant la Couronne, il s’offrait, à son corps défendant, comme un gage de la libéralisation politique du régime royal. Confortant l’image de Mohamed VI comme roi réformateur. En militant en faveur de la thèse de la troisième voie pour trouver une solution au conflit du Sahara occidental, il s’est attiré l’ire des indépendantistes du Front Polisario et de leurs partisans en Europe et en Algérie.
Le rapprochement du plus célèbre républicain marocain avec la monarchie lui a attiré les foudres de plusieurs de ses anciens camarades de ce qui restait encore d’Ilal Amam. L’âpreté de leurs reproches et attaques traduisait en fait à la fois l’estime ressenti à son égard et la profondeur des blessures, héritées des années de lutte clandestine, qui tardaient encore à se cicatriser. Avec sa disparition, ce sera chose faite finalement.
Comme d’autres intellectuels juifs marocains, il est demeuré toute sa vie un antisioniste convaincu. Tout en reconnaissant l’État d’Israël, il a plaidé en faveur de l’abolition de la loi israélienne dite «du retour» et défendu les droits nationaux légitimes du peuple palestinien, dont la création d’un État souverain et indépendant. Les colonnes de Souffles, l’innovante revue d’idées que dirigeait son camarade Abdelatif Laâbi, s’en souviennent.
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Avec la disparition d’Abraham Serfaty, une page de l’histoire du Maroc se tourne. À cause de son engagement de tous les instants au service de son peuple, cet intellectuel gramscien a payé un prix très lourd. Sa réhabilitation des décennies plus tard par l’héritier d’Hassan II et la haute estime que lui voue son peuple sont une leçon de vie pour tout patriote sincère.
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