Les étoiles de Sidi Moumen : pourquoi on devient bombe humaine
Par José Garçon, rue89, 23/01/2010
De quelle manière parler d'un livre dont le thème -comment peut-on en arriver à se transformer en bombe humaine- vous inspire une appréhension après avoir été rabâché par la littérature et les médias ?
Comment, de plus, en parler quand la litanie de tant de vies brisées par trop d'attentats aveugles à Bagdad, Kaboul, Casablanca ou Peshawar, vous rebute au point que, refusant une complaisance coupable, on ne veut soudain plus expliquer ni même « comprendre » ce qu'on sait hélas tellement bien : trop de dénuement, de frustrations, d'injustice et de mépris -on appelle ça la hogra du côté d'Alger- finit par générer une violence si absolue que sacrifier sa vie peut sembler moins difficile que la survie dans la boue nauséabonde d'un bidonville.
Le talent de l'écrivain maricain Mahi Binebine, c'est d'anéantir ces préventions dès les premières pages de son dernier roman, « Les Etoiles de Sidi Moumen ». Sidi Moumen, c'est ce bidonville aux portes de Casablanca, la capitale économique du Maroc. Avec une décharge de 100 hectares pour horizon, c'est ce lieu dont l'odeur de pourriture vous poursuit quand une seule fois vous y avez pénétré.
Le royaume en a si honte qu'il a cru pouvoir l'oublier en l'isolant derrière un immense mur en pisé :
« Dans ce mur, on avait creusé des fentes semblables à des meurtrières d'où l'on pouvait contempler à loisir l'autre monde. »
Ainsi s'exprime Yachine, le héros du roman de Binebine, qui a poussé ici comme il a pu au milieu de dix frères et de parents éreintés par le travail.
Le tournant de mai 2003
L'indifférence face à la vie de ces parias reliés par les télévisions à « l'autre monde », à sa consommation indécente et à ses femmes belles et inaccessibles, aurait pu se poursuivre sans le coup de tonnerre d'un 16 mai 2003 à Casablanca. Plusieurs attentats sanglants ont brutalement rappelé à des Marocains sous le choc que leur paisible royaume n'était pas immunisé contre le terrorisme islamiste. Pire peut-être : les kamikazes venaient tous « de l'intérieur », tous de Sidi Moumen.
Le livre auquel Mahi Binebine a alors pensé va maturer cinq ans : le temps de tout lire sur ces évènements, d'aller à Sidi Moumen, d'y retourner, de comprendre comment, quand on n'a plus rien à perdre, on devient une proie évidente pour des marchands de rêves et de paradis dans l'au-delà, maîtres dans l'art de manier les sermons et de manipuler le Coran pour mieux préparer au martyr.
Le résultat ? Un récit magnifique qu'on ne lâche qu'une fois terminé. Il conte -par la voix d'un Yachine-bombe humaine- des vies où la mort, la défonce à l'alcool à brûler et la violence sont aussi présentes que la fraternité, les rires, les enfants qui jouent au foot, crevant la faim, désespérés et parfois heureux. Yachine raconte :
« Je n'ai pas honte de vous dire qu'il m'est arrivé d'être heureux dans ces décombres hideux, sur les ordures de ce cloaque maudit, oui, j'ai été heureux à Sidi Moumen, mon pays. »
Mais si ce texte tragique, drolatique, poétique et sans complaisance bouleverse, c'est avant tout grâce à une écriture lumineuse qui dégage du soleil et de l'ombre avec la violence, la dureté et les solidarités des pays du sud. De roman en roman, cette écriture est devenue la marque de Binebine, ce bon vivant qui, obstinément, ausculte sa société et interroge l'Humain avec une tendresse et une émotion aussi infinies que son humour et sa férocité sont grinçants.
Aux antipodes d'une littérature militante, son style précis, sans fioritures bannit tout pathos en effleurant à peine le pire et en courant à autre chose alors que le lecteur, lui, est encore sous le choc…
Une « patte » qui confirme que Mahi Binebine, qui est aussi un peintre parmi les plus doués et assurément le plus couru de sa génération, est un écrivain à lire de toute urgence.
Né en 1959 à Marrakech, Mahi Binebine s'installe à Paris en 1980 pour y poursuivre ses études de mathématiques qu'il enseigne pendant huit ans.
Puis se consacre à l'écriture et à la peinture. Plusieurs romans traduits en une dizaine de langues. Il émigre à New York de 1994 à 1999.
Ses peintures font partie de la collection permanente du musée Guggenheim de New York. Il revient à Marrakech en 2002.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire