Le
Maroc est un bien mauvais élève en matière de droits des femmes :
133e sur 142 pays, soit juste derrière l’Arabie saoudite, selon le
dernier classement annuel sur les inégalités entre les sexes publié par
le Forum économique mondial. En théorie pourtant, le royaume s’est
engagé depuis 2011, dans le préambule de sa Constitution, « à combattre et bannir toute discrimination à l’égard de quiconque en raison du sexe
». Mais au quotidien, de nombreux Marocains et Marocaines souffrent du
machisme et de la violence de cette société patriarcale, qu’il est
difficile de critiquer publiquement.
Une exposition à Cherbourg aussi
Le travail de Julia Küntzle sera exposé à Cherbourg (Normandie), du 4
au 13 mars 2016 (portraits du Maroc, des Etats-Unis et de France) à
l'occasion du Festival "Femmes dans la ville".
Le 9 mars, la photographe y animera un atelier participatif sur la
question du machisme ordinaire avec des jeunes de collège et lycée.
Dans cette galerie de portraits masqués, 50 citoyens marocains des
deux sexes, de tous les âges et de toutes les classes sociales,
dénoncent ce sexisme à travers une histoire personnelle.
Le projet s’appelle Macho Mouchkil, car au Maroc, la phrase "Machi Mouchkil
!" ("Pas de problème" en arabe dialectal marocain) banalise parfois ces
"accidents" du machisme ordinaire. Ces portraits seront exposés en 2016
à Paris et à Rabat, en partenariat avec le Mouvement alternatif pour
les libertés individuelles (M.A.L.I).
Voici huit de ces portraits d'hommes et femmes photographiés par Julia Küntzle, accompagnés de leurs témoignages recueillis par la photographe et proposés par Terriennes.
DANS LE REGARD DES AUTRES...
Ma mère a honte de ma carrière de danseuse
Imen 20 ans
Si quelqu’un de ma famille questionne ma mère à mon sujet, elle
répond que je poursuis mes études d’économie à Marrakech, alors que je
suis en fait danseuse dans une troupe. Je donne des cours, je fais des
spectacles et j’en vis plutôt bien. Je suis fière de ma carrière, mais
mes parents en ont honte et préfèrent camoufler la vérité, par peur des
qu’en-dira-t-on. Même à ma famille en France, elle refuse de leur
raconter. Parfois, mes parents me demandent d’arrêter de danser et de
trouver un autre métier. Une femme qui danse dans notre société est très
mal vue. Elle est souvent considérée comme une prostituée. Et c’est
vrai que parfois, quand je dis aux gens que je suis danseuse
professionnelle, ils me demandent si je fais des strip-teases, du lap
dance, ou de la danse orientale dans les bars… C’est toujours le mauvais
côté de la danse qui ressort, et ça me désole… Le paradoxe, c’est que
ma mère adore regarder les émissions de danse à la télé et encourage
même des Marocaines ! Mais ça, c’est pour les autres, pas pour sa propre
fille…
Même s’ils m’ordonnent souvent de quitter ma troupe, d’arrêter de me
maquiller et de me « ranger », je ne céderai jamais ! J’aime beaucoup
trop ma vie et j’estime avoir le droit de la mener comme je l’entends.
Ici, je ne peux pas être l’homme que je voudrais être
Mustapha 45 ans
Ici, l’homme, c’est ce mâle, forcément dominant, qui est vénéré. Il
n’y a pas de place pour ceux qui veulent exister en dehors de cette loi.
Je sais de quoi je parle, parce que j’en ai souffert. A 24 ans, lorsque
j’étais encore étudiant, la voisine du dessous, qui avait un tas de
problèmes et qui était mon amie, a affirmé que je l’avais déflorée.
C’était totalement faux, mais sous la pression de nos deux familles,
j’ai été obligé de me marier avec elle. De mon côté, ce n’est pas mon
père qui me l’a imposé, il est décédé lorsque j’étais jeune. C’est ma
mère, par peur du regard des autres. J’ai divorcé 40 jours après parce
qu’elle me trompait. Je voulais être cet homme libéral qui épouse une
fille, vierge ou pas, et je me suis finalement retrouvé au tribunal dans
une situation que je ne voulais pas. Quelques mois après, ma mère m’a
dit : « tu es déjà divorcé, et gentil comme tu es, une autre fille
viendra t’attirer des ennuis. Tu dois te marier avec notre cousine. »
Cette fille, je ne la connaissais pas, mais à force d’être poussé par ma
mère et mes oncles, j’ai fini par accepter sans le vouloir. Mais ça n’a
pas marché, il y avait beaucoup de disputes à cause d’elle à la maison
avec ma mère, mes sœurs et moi… alors on a divorcé, à nouveau sous la
pression familiale. Même en tant qu’homme ici, tu ne décides pas de ta
destinée. Les hommes, les femmes, la société décident pour toi ! Cette
histoire est intéressante, parce qu’elle m’a justement poussé à devenir
par moments cet homme, ce cliché, que je ne voulais pas être. Mais dans
cette société, la différence est mal acceptée. Et ce n’est pas si facile
que ça pour les hommes non plus. Même si je suis resté un cas spécial,
en ayant aujourd’hui pour épouse une femme rejetée par sa famille, avec
qui je suis très heureux, je ne peux pas être l’homme que je voudrais
être au quotidien.
Beaucoup d’hommes marocains aujourd’hui vivent encore avec leur
famille, comme moi, faute de moyens. Avec 2500 dirhams par mois (250
euros) et trois personnes à nourrir, je ne peux pas avoir ma propre
maison. Et, au sein de cette grande famille, je ne peux pas être celui
que je veux, parce qu’il y a mes frères, mes oncles et ma mère qui n’ont
pas la même mentalité que moi. Si on estime que tu n’agis pas comme il
faut, on choisit pour toi, on te contrôle, ou on te met à l’écart. Au
café, entre amis, on se juge aussi en permanence. Si on estime que tu
laisses trop de liberté à ta femme, on rit de toi et on t’insulte. Et
même ceux qui ne sont pas machos à la maison le cachent en public et
jouent le rôle de l’homme viril qui ne se laisse pas faire. Je joue
aussi ce rôle. Et je suis aussi parfois mon propre ennemi, en agissant
ou en pensant comme le produit d’une famille et d’une société très
patriarcale. Ici, on a tous une double personnalité par protection :
celle que l’on montre, et celle que l’on est vraiment. La dernière n’a
pas beaucoup de place pour exister et c’est parfois douloureux.
Mon père n’a pas dénoncé une tentative de viol que j’ai subie
Najouae 18 ans
J’avais 9 ans. On venait d’emménager dans une nouvelle maison et un
électricien faisait des travaux chez nous. J’étais fascinée de le voir
manipuler l’électricité sans se faire mal et je le regardais travailler
pendant des heures. Un jour, mes parents étaient à l’étage et moi
j’étais en bas, à scruter chacun de ses mouvements. Le monsieur s’est
approché de moi pour me dire : « fais un bisou à tonton ». Pour moi
c’était anodin, alors je suis venue lui faire un bisou sur la joue. Mais
à ce moment-là, il a tourné la tête et a commencé à essayer de
m’embrasser et de me toucher. Une voix dans ma tête me disait que ce que
le monsieur faisait n’était pas normal… Alors j’ai crié et je suis
allée voir ma mère pour lui raconter. Ma mère, furieuse, est allée
parler à mon père. Quand il a su, il n’a rien fait. Il lui a juste
demandé une explication et le monsieur a prétendu qu’il y avait eu un
court-circuit qui m’avait effrayée. Et c’est tout ce qu’il s’est passé.
Il l’a laissé terminer son travail comme si de rien n’était. Quand j’ai
demandé à mon père pourquoi il n’avait rien fait de plus, il m’a
rétorqué : « Il n’a rien à perdre, alors que toi, tu perdras ton
honneur, et nous le nôtre. Certains pourraient dire que tu n’es plus
vierge, et ton avenir sera ruiné. »
Même si je garde des flashbacks de cette scène, c’est la réaction de
mon père qui m’a le plus marquée. Et aussi le fait que mes parents
n’aient jamais reparlé de cette histoire, sans se soucier de ce que je
pouvais ressentir, et comme si je devais en avoir honte. Ils se sont tus
en se disant que j’étais petite et que j’oublierais. Mais je n’ai
vraiment pas oublié.
Je trouve que c’est vraiment aberrant, en tant que parent, de ne pas
dénoncer le viol de sa fille juste parce qu’on a peur de ce que les
autres vont dire. Je ne ferai jamais pareil si j’ai une fille. Pour moi,
garder le silence face à une tentative de viol pour sauver l’honneur de
la famille est un crime.
LA PLACE DES FEMMES DANS L’ESPACE PUBLIC...
Parce que je suis une femme, je n’ai pas le droit de rentrer dans certains bars
Sara 31 ans
Au Maroc, certains endroits sont tout simplement interdits aux femmes
et aux chiens. A Salé, en périphérie de Rabat, le propriétaire d’un
restaurant a carrément interdit début janvier aux femmes de s’asseoir, «
pour éviter toute situation inconfortable », d’après lui. Depuis
quelques mois, une piscine à Mohammedia (près de Casablanca) a aussi
interdit l’accès aux filles de plus de 12 ans. Des décisions qui
révoltent autant d’hommes que de femmes. Moi, ce que j’aimerais ? La
liberté de me rendre dans les mêmes lieux que les hommes, tout
simplement. Plus généralement, j’aimerais être considérée comme la seule
responsable de mes actes. Parfois, quand je commande une bière dans
certains bars de Casablanca ou de Rabat, le serveur m’apporte un café en
m’expliquant que la religion lui interdit de me servir de l’alcool. Que
tu sois occidentale, célibataire ou chrétienne ne change rien pour ces
crétins. Je leur tiens toujours tête et en général, ils m’ordonnent de
partir. Au club de pétanque de Rabat, la règle est originale : l’alcool
est seulement interdit aux femmes après 15 heures. Je peux donc boire un
verre de whisky à midi, mais pas à 16 heures. L’explication est aussi
loufoque que ce règlement : à partir de l’après-midi, les hommes ont
plus de chances d’être saouls, et donc d’être tentés par des femmes
commandant de l’alcool. Si le problème était vraiment là, il serait plus
logique d’interdire aux hommes de boire après cette heure ou de limiter
le nombre de boissons… Mais en vérité, ces règles visent juste à nous
exclure et nous présenter comme d’éternelles tentatrices responsables du
péché des hommes. Ça n’a pas de sens et ça me met hors de moi. Je ne me
mêle pas de la vie des autres, j’aimerais qu’on respecte la mienne.
DES LOIS INEGALES...
La loi sur l’héritage est injuste et dépassée
Louaï
Je trouve que la loi marocaine sur l’héritage, basée sur le Coran, et
permettant aux hommes d’hériter du double de la femme, est totalement
injuste et dépassée. Beaucoup de gens justifient cette loi par le Coran,
en expliquant que les femmes ne travaillaient pas à l’époque. Mais à la
base, je trouve que cette loi n’est pas logique, car certaines femmes,
comme la future première épouse du prophète, travaillaient déjà il y a
1400 ans. Mahomet travaillait au marché, comme beaucoup d’autres hommes,
pour Khadija, qui était une véritable femme d’affaires. Et aujourd’hui
les femmes travaillent, et parfois bien plus que les hommes. Ce sont
elles qui font vivre tous les membres de leur famille, mari compris !
J’ai été témoin de nombreux drames familiaux similaires : le père meurt,
et des cousins éloignés que personne ne connait viennent dépouiller les
femmes de l’héritage laissé par le défunt. C’est aberrant de voir cette
injustice se répéter au quotidien. Il faut dénoncer cette pratique qui
appauvrit et affaiblit les femmes. Fin 2015, un débat a eu lieu sur la
question, sans résultat. Cette loi doit être modifiée ! La femme doit
être l’égale de l’homme à tous les niveaux, même en ce qui concerne
l’héritage !
Accepter de boire un café avec toi ne t’autorise pas à coucher avec moi
Hind 37 ans
Je suis divorcée et j’élève ma jeune fille seule. Autant dire que ma
vie est un combat quotidien ! L’histoire que j’ai choisie se passe au
travail. Je suis professeure d’anglais dans un collège. Je n’ai pas de
voiture et l’école où j’enseigne est loin de chez moi. Il y avait un
collègue, professeur de maths, qui prenait chaque jour la même route que
moi, en voiture. Un jour, il m’a proposé de me déposer. J’ai accepté,
tout en sachant qu’au Maroc, pour pas mal de gens, une femme qui monte
en voiture avec un homme ose déjà beaucoup trop. Mais c’était
confortable et sympathique de discuter sur la route du retour, et il me
déposait régulièrement. A plusieurs reprises, il m’a invitée à boire un
café. J’ai refusé, parce qu’à chaque fois j’étais pressée par le temps.
Un jour, j’étais libre à l’heure du déjeuner et j’ai accepté en me
disant qu’il fallait que je sois plus amicale et moins méfiante avec ce
collègue. Grave erreur. Il a commencé à me faire des remarques gênantes,
puis des avances au sein de l’école. Je lui ai demandé d’arrêter de me
harceler et je ne lui adressais plus la parole. Mais il a recommencé un
jour devant mes élèves… et là, je me suis vraiment mise en colère. Je
lui ai dit des mots très forts. Comment peut-on se permettre de faire ça
à sa collègue devant une classe entière ? Il y avait beaucoup de monde
autour de nous, et il a essayé de m’éloigner. Tout le monde a commencé à
se poser des questions. Le directeur, qui était aussi là, n’a rien
compris. Dans son bureau, mon collègue a expliqué qu’il me raccompagnait
chaque soir et que nous avions « même bu un café ensemble »,
sous-entendant que j’avais donc donné mon consentement pour une relation
et que c’était son droit. Si tu acceptes un café ici, pour beaucoup
d’hommes, cela sous-entend que tu acceptes tout le reste, « the whole
package » comme je dis. Au moment de m’expliquer à mon tour avec le
directeur, je n’ai pas nié, au contraire : « oui, il me raccompagnait
jusqu’à la station de taxis, et alors ? Nous avons bu une fois un café
ensemble, et alors ? Cela ne signifie pas que je suis une dépravée ! »
Mais le directeur n’arrivait pas à trancher. Ma chance a été d’avoir eu
de mon côté le CPE, un homme, qui a fini par le convaincre de
sanctionner mon collègue. Il lui était interdit de m’approcher et même
de rentrer dans la salle des professeurs. Mais sans la parole d’un autre
homme, je sais que je n’aurais jamais eu gain de cause.
LE POIDS DE L’EDUCATION...
A 70 ans, je ne pardonne toujours pas à mon père de m’avoir traité comme un animal
Khadija 70 ans
Mon père a gâché ma vie en la décidant pour moi. Petite, il a
interdit à ma mère de m’emmener à l’école. J’ai donc passé toute mon
enfance à la maison à attendre et à regarder mes frères aller à l’école.
Pourtant nous n’étions pas à la campagne mais à Salé, en banlieue de
Rabat, la capitale. Mon père a ensuite décidé de me marier à 13 ans. Il
m’a vendue comme du bétail. Lorsque je suis tombée enceinte à 14 ans,
j’étais encore une enfant. Je ne savais pas ce qu’il m’arrivait, et je
voulais juste jouer avec les autres jeunes de mon âge. Mais je n’ai pas
eu le choix. Je n’ai jamais compris pourquoi mes parents ont pris cette
décision. Ce mariage a ruiné ma vie : mon mari est mort juste quelques
années après, et je me suis retrouvée veuve très jeune, avec de jeunes
enfants, sans être capable de quoi que ce soit. Je ne savais rien faire,
je n’avais jamais pu sortir de la maison et je ne savais ni lire ni
écrire. Je me suis sentie comme un animal, à devoir rester à la maison
toute ma vie sans jamais pouvoir décider de mon destin (elle pleure). Je
ne comprends même pas certains programmes en arabe à la télévision !
Les parents qui marient leurs filles jeunes ont tort et n’ont pas le
droit de décider à leur place. Le droit d’étudier et de vivre mon
enfance m’a été enlevé. Et à 70 ans, je peux vous dire que je n’ai
toujours pas pardonné à mon père ce qu’il m’a fait.
Le piment n’empêche pas les bouches de parler
Mala 24 ans
Quand j’étais enfant, je bougeais et dansais innocemment sans savoir
ce que je faisais. Ma mère m’interrompait parfois, agacée. J’étais le
seul garçon qui n’avait pas les cheveux coupés et je jouais avec les
filles. Bref, je n’étais pas le garçon idéal pour la société marocaine.
Un jour, elle a décidé de prendre les choses en main pour que j’arrêter
de me comporter « comme une fille ». Elle a pris du piment et elle m’en
a mis plein sur la langue. Ouaaaaah ! C’était horrible ! Elle m’a dit :
« Il ne faut pas être comme une fille, tu es un homme ». Et moi je ne
savais même pas ce que c’était de se comporter en homme ! Et elle m’a
vraiment secoué pour me dire : « fais attention, on vit dans une société
où il faut être viril ». Notre société ne supporte pas la différence.
Si tu n’agis pas comme tout le monde, on te limite. Ma mère a pourtant
vécu une vie de discrimination et d’oppression. Mais elle reproduit… et
elle n’a pas eu la chance d’aller à l’école comme moi. Se libérer de
tout ça et être indépendante d’un homme est une idée qui ne lui
traverserait même pas l’esprit... Beaucoup de gens vivent ce rôle
théâtral sans même s’en rendre compte et ne sont jamais vraiment
eux-mêmes. Ils sont toujours dans le rôle d’un homme qui a une cravate,
ou une djellaba, et d’une femme à la maison qui dépend de l’homme. Mais
le piment n’empêche pas les bouches de parler. Et dans mon cas, il ne
m’a pas empêché de devenir ce que je suis : moi-même. Toute cette
pression que j’ai vécu en société m’a aidé à arrêter de jouer les rôles
masculins qu’ont m’imposait. Aujourd’hui je vis seul en ville, je milite
pour les droits LGBT, entouré de personnes qui acceptent mon
homosexualité et ont les même convictions. Et même si ce n’est pas
simple tous les jours, je suis fier d’être parvenu à sortir de cette
boite.
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