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vendredi 19 juin 2015

Quarante ans de solitude pour les Saharaouis


Par François Musseau, Sahara Occidental, 19/6/ 2015
Mohamed Mouloud Yeslem montre la frontière – le mur de défense marocain – qui sépare en deux le Sahara occidental. (François Musseau)
Mohamed Mouloud Yeslem montre la frontière – le mur de défense marocain – qui sépare en deux le Sahara occidental. (François Musseau)
                 Des dizaines de milliers de réfugiés sahraouis vivent dans des camps autour de Tindouf, en Algérie. Ils ont perdu l’espoir de revenir un jour sur leur terre, occupée par le Maroc depuis 1975, et se sentent oubliés. Les jeunes pourraient être tentés par le terrorisme
Cette scène du fin fond du désert frise le surréalisme. A environ 300 mètres de la frontière – un mur uniforme de sable et de pierre –, un artiste sahraoui enfonce dans le sol une longue rangée de fleurs multicolores en plastique. Sa façon à lui, sans doute dérisoire, de dénoncer l’existence de cette séparation construite dans les années 1980 par le Maroc. Il fait environ 52° en cette fin de matinée et, recouvert d’une darâa (tunique) et d’un turban noirs, Mohamed Mouloud Yeslem (sur la photo), l’artiste en question, économise ses efforts pour confectionner sa symbolique haie florale.
Malgré la distance, on observe nettement de l’autre côté un poste d’observation tenu par des militaires marocains armés jusqu’aux dents. Impossible, de toute façon, de s’approcher davantage: le terrain est miné et hérissé de fil barbelé. Venu en jeep avec une délégation espagnole qui le soutient, l’artiste lâche: «A chaque fois que je viens ici, j’éprouve le même sentiment d’absurdité. Comment l’être humain a-t-il pu bâtir une telle balafre de haine au milieu de ce nulle part?»

 
De ce côté-ci, on le dénomme le «mur de la honte». Que personne ne s’aventure à franchir. Haut de deux mètres, il est avec ses 2720 km le plus long du globe, seulement dépassé par la Grande Muraille de Chine. Dans un décor de «désert des Tartares», il sépare le Sahara occidental en deux parties très inégales: au-delà, la part du lion (80%), la partie occupée par le Maroc depuis 1976, qui correspond en superficie à la moitié du royaume chérifien avec son littoral très poissonneux, ses quelques villes, ses riches gisements de phosphates et ses supposés réserves en minéraux précieux et en hydrocarbures; en deçà, la part ingrate (20%), un territoire inhospitalier parsemé de rares acacias, où la vie humaine relève de l’exploit et où d’ailleurs presque personne ne réside.

 
Non loin de là où Mohamed Mouloud Yeslem a installé sa rangée de fleurs, des éclats d’obus et des mortiers d’un autre âge ont été entreposés dans une khaima – une de ces tentes de Bédouins qui sont depuis des siècles l’habitat des Sah­raouis –, telles des cicatrices de l’histoire. En 1975, alors que Franco se meurt, la puissance coloniale espagnole quitte soudainement le Sahara occidental, l’abandonnant à son sort. Le roi marocain Hassan II y voit une trop belle occasion de faire main basse sur ce vaste territoire stratégique: le 6 octobre, il organise la «Marche verte», le débarquement massif de quelque 350 000 colons et soldats destiné à mettre le monde devant le fait accompli.
Même s’ils n’ont jamais disposé d’État propre, les chefs autochtones se rebellent et, l’année suivante, en février 1976, proclament la République arabe sahraouie. S’ensuit une guerre où les milliers de soldats du Front Polisario obtiendront le retrait de la Mauritanie mais pas du Maroc, qui n’hésite pas à bombarder les civils au napalm. Une partie de la population locale doit fuir et se réfugier à des centaines de kilomètres de là, à l’est, dans le désert algérien, autour de Tindouf. En 1991, un cessez-le-feu est décrété, et les Nations unies, assumant la responsabilité d’un règlement, créent un organisme, la Minurso, dont la mission consiste à organiser la tenue d’un référendum. Depuis, cette consultation a été plusieurs fois différée par Rabat, arguant de différends quant au recensement. Aujourd’hui, dans le Sahara occidental «occupé» par Rabat, la population d’origine marocaine est majoritaire. Le statu quo règne. Depuis quarante ans.
Le restant des Sahraouis, ceux qui avaient fui les bombardements, ont élu domicile en territoire algérien. Ils sont désormais entre 150 000 et 200 000 à vivre dans six camps autour de la ville de Tindouf, dans la hammada («le désert des déserts»), un des territoires les plus inhospitaliers au monde que certains dénomment ici «le jardin du diable». Après quatre décennies, ces agglomérations très étendues sont de monotones alternances de khaimas traditionnelles et de maisons basses en terre séchée, égayées par quelques édifices en dur servant de centres culturels ou de réunion.
Séparées entre elles par des dizaines de kilomètres de reg (désert de pierres) aux teintes noirâtres, sur un total de 6000 km² (l’équivalent du Valais), ces grosses bourgades informes constituent un espace singulier. Nulle part ailleurs des camps de réfugiés ne constituent une entité politico-administrative aussi définie. C’est à Rabuni, le camp le plus proche de Tindouf reconnaissable à ses décharges de pneus usés et à ses pyramides de containers vides d’aide humanitaire, que se situe le gouvernement sahraoui en exil, lui-même dirigé par un parti unique, le Front Polisario. Les autres camps – El-Aioun, Ausserd, Samra, Bujador, Dajla – portent chacun le nom d’une ville de la partie «occupée», en signe de désir de retour.
«Dans le monde, vous ne verrez pas de réfugiés aussi organisés!», lance depuis son vaste et rudimentaire bureau le ministre des Affaires étrangères, Mohamed Solam Salak. De fait, ce territoire alloué par l’Algérie – sans date butoir – est géré comme un Etat, avec son armée, sa gendarmerie, son hôpital et ses écoles.
«Il y a des fois où je me réveille le matin en me demandant si je ne rêve pas», enrage Hamida Abdullah, la soixantaine, chargé d’une ONG pour promouvoir la lecture. Grand brûlé lors d’un combat en 1981, il réside dans le camp de Dajla et raconte avec nostalgie son enfance à Guera, une bourgade de pêcheurs, aujourd’hui en «zone occupée». «Ne croyez pas qu’on s’y habitue! Quarante ans ont passé, mais tous les jours je désire revenir dans mon pays. Ici, c’est un paysage de mort, la mer est si loin, la végétation aussi. Pas un de nous ne veut rester ici. Oui, on a un gouvernement, mais on a perdu notre terre.»
Revenir au «pays»? Impensable en l’état, pour la plupart des réfugiés. Excepté une minorité qui part en douce, on refuse de fouler une terre «annexée par le Maroc». En 2011, le royaume chérifien a proposé une «large autonomie» au Sahara occidental, mais le Front Polisario refuse de transiger, réclamant la tenue d’un référendum d’autodétermination au nom des résolutions onusiennes. Le bras de fer s’est enkysté, sans solution à l’horizon. «Au total, ce sont quinze ans de guerre et vingt-cinq ans de fausse paix», résume à sa manière Salek Alemin, 43 ans dont une dizaine à Cuba, un des pays qui offrent des bourses aux jeunes Sahraouis. «C’est une défaite politique. Le Maroc a pleinement ­gagné. D’innombrables manifestations pacifiques, réunions, rencontres diplomatiques, et tout cela pour rien!»
Dans les camps sahraouis, l’impatience est palpable. Chacun est persuadé que jamais le Maroc ne cédera aux exigences de la mission onusienne Minurso. Avis partagé par Anouar Boukhars, spécialiste en relations internationales et membre du groupe de réflexion européen Fride: «Pour Rabat, la perte de ce territoire qu’il considère comme sien serait une tragédie nationale. C’est l’un des rares consensus nationaux. Il ne faut pas s’attendre à un référendum. La seule solution serait l’octroi d’une plus large autonomie.»
«Une autonomie? Devoir baiser la main du roi Mohammed VI? Après le sacrifice de tous nos martyrs? Mais ce serait me couper un bras», s’enflamme Daha Bulahi, 52 ans, qui a déjà perdu l’œil gauche et cinq doigts, en 1994, alors qu’il participait à une opération de déminage à la frontière. On estime qu’entre 7 et 10 millions de mines antipersonnel ont été posées pendant la guerre par l’armée marocaine et les combattants sah­raouis. D’après son association, on dénombrerait 2000 victimes civiles, 22 depuis 2014, outre les chèvres et les chameaux.
 
Sous une khaima voisine, Fadili Sidate, 29 ans, turban blanc et regard véhément, a la détermination chevillée au corps. «Pour moi, c’est comme le mur qui sépare ­Israéliens et Palestiniens. Il faut l’abattre. Jamais je ne foulerai ma terre tant que notre drapeau n’y sera pas planté!»
Ces dernières années, grâce à Internet, photos et vidéos circulent entre Sahraouis des deux côtés de la frontière. «Tout ce que nous recevons de là-bas montre que nos compatriotes sont poursuivis et persécutés par les forces de l’ordre marocaines», dit Omar Ahmed, responsable culturel. Un rapport publié à la mi-mai par Amnesty International parle de «173 cas de torture depuis 2010» et d’une «totale impunité quant aux violations des droits de l’homme» au Sahara occidental marocain. Rabat, de son côté, affirme que «ce ne sont que des cas isolés». Et dénonce la présence de militants d’Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI) au sein du Front Polisario.
En parcourant les différents camps, une phrase revient sans cesse: «Il ne nous reste que le recours aux armes.» José Taboada, un Espagnol qui défend depuis trois décennies la cause sahraouie, renchérit: «Oui, la jeunesse se radicalise, elle sait que seule la violence fera parler à l’étranger de ce conflit oublié. Les vétérans du Front Polisario ne pourront pas la freiner longtemps. L’ONU et la communauté internationale doivent réfléchir: ou bien une solution est trouvée avec le Maroc, ou bien certains régleront leurs comptes par la voie terroriste, ou bien encore un conflit armé va bientôt éclater dans ce sud saharien.»

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