Qui sont nos concitoyens belgo-marocains et belgo-turcs ? S’identifient-ils plus à la Belgique ou à leur pays d’origine ? Quelles pratiques islamiques respectent-ils ? Sont-ils hostiles aux homosexuels ? Aux valeurs démocratiques européennes ? Autant de questions/ préjugés auxquelles répond la vaste enquête présentée par la Fondation Roi Baudouin ce mardi. A la tête de cette étude ? Corinne Torrekens (ULB) et Ilse Adam (VUB) épaulée par quatre chercheurs : Younous Lamghari, Rebecca Thys, Laura Westerveen et Mathijs Van Dijk. Aux manettes : l’institut de sondages Ipsos qui a interrogé quelque 700 Belgo-Turcs et Belgo-Marocains par téléphone. Résultat : un rapport de 200 pages très dense qui regorge d’informations, parfois à rebours des idées reçues.

En voici les cinq conclusions principales.

 
1.

Des Belges qui se sentent aussi Belges que Turcs ou Marocains

A la question de savoir qui sont les Belgo-Marocains et les Belgo-Turcs, l’enquête commence par répondre qu’ils sont évidemment Belges. 91 % des Belgo-Marocains et 93 % des Belgo-Turcs ont en effet la nationalité belge. Cela représente une augmentation significative par rapport aux précédentes enquêtes de la Fondation Roi Baudouin : en 2007, seuls 74 % des Belgo-Turcs possédaient la nationalité belge pour 78 % des Belgo-Marocains lors de l’étude de 2009. Néanmoins, dans les deux groupes, la majorité des répondants conserve la double nationalité (75 % pour les Belgo-Marocains et 85 % pour les Belgo-Turcs)
Ce double lien alimente logiquement le sentiment identitaire. Ainsi plus de 8 Belgo-Marocains et Belgo-Turcs sur 10 se sentent entre « assez bien » et « fortement » liés à leur pays d’origine. Même si, dans le même temps, ils sont 60 % (chez les Belgo-Marocains) et 55 % (chez les Belgo-Turcs) à se sentir autant Belges que Marocains/Turcs. Là encore l’évolution est importante par rapport aux enquêtes de 2007 et 2009. A l’époque, ils étaient globalement 55 % à juger leur identité d’origine comme plus importante que l’identité belge. Ils ne sont plus aujourd’hui que 21 % chez les Belgo-Turcs et 16 % chez les Belgo-Marocains.
L’analyse démontre que le fait d’être actif sur le marché du travail influence positivement l’attachement à l’identité belge tandis qu’une pratique religieuse plus intense influe en sens contraire et rapproche donc de l’identité d’origine. Par ailleurs, l’attachement de l’identité liée au pays d’origine est plus important en Flandre qu’en Wallonie et à Bruxelles. Cette dernière région est enfin l’identité régionale la plus investie par les Belgo-Marocains et Belgo-Turcs.
2.

Etre né en Belgique, facteur négatif d’inclusion à la société belge !

A priori, il semble logique que l’intégration au pays « hôte » et l’identification en l’occurrence à la Belgique et à ses valeurs s’accroissent au fil des générations. Ce que tendent à démontrer plusieurs études. Il ressort néanmoins ici que chez les jeunes Belgo-Marocains, le fait d’être né sur le sol belge a plutôt un impact négatif en termes d’inclusion et de participation à la société belge. Ainsi, par rapport aux Belgo-Marocains non nés sur le sol belge, les Belgo-Marocains nés en Belgique ont moins de chances d’être actif sur le marché de l’emploi, se montrent moins en accord avec les valeurs démocratiques, font preuve de moins d’intérêt pour la vie politique belge, possède un groupe d’amis globalement moins hétérogène, ressentent davantage la discrimination et ont plus l’impression d’être différents des Belgo-belges ! Une tendance que l’on ne retrouve pas chez les Belgo-Turcs.
En confrontant des thèses théoriques déjà développées par des chercheurs aux impressions d’interlocuteurs cibles, les chercheurs de l’enquête de la Fondation Roi Baudouin tentent d’éclairer cette conclusion en apparence paradoxale. Globalement, les jeunes nés sur le sol belge ne partent pas avec le même cadre de références que leurs parents ou que des jeunes nés à l’étranger. Davantage conscients de leurs droits, sensibilisés aux valeurs d’égalité, accédant à des études supérieures, ils développent des attentes plus importantes que des migrants. Ils ne sont donc pas prêts à accepter n’importe quel job, par exemple, et se comparent davantage aux Belgo-belges, avec qui ils sont censés être à égalité.
Conclusion : ils sont en effet susceptibles de davantage ressentir les discriminations comme décourageantes, certains optant alors pour un certain repli. De même, s’ils se disent moins sensibles aux valeurs « démocratiques », c’est aussi parce qu’ils ont l’impression qu’elles ne s’appliquent pas à eux et donc ne les concernent pas.
Une autre hypothèse a été théorisée sous le terme « d’ethnicité réactive » : cela consiste en une réaffirmation identitaire dans les deuxième et troisième générations qui se renforce au fur et à mesure que les discriminations augmentent dans la société d’insertion. Cette explication a reçu un certain écho lors des interviews plus approfondies de l’enquête.
Enfin, la différence avec la communauté turque s’expliquerait par le caractère plus fermé, soudé et solidaire de cette dernière. Il existe alors pour les jeunes une possibilité d’ascension sociale à l’intérieur même de la communauté (en reprenant l’affaire familiale par exemple, etc.) qui ne nécessite pas de se frotter à la société belgo-belge et diminue donc la confrontation avec les discriminations.
3.

Une classe moyenne émerge

C’est une des grandes conclusions des chapitres liés aux revenus et à l’enseignement notamment. On constate en effet une augmentation de la proportion de Belgo-Marocains et Belgo-Turcs possédant un diplôme de l’enseignement supérieur et une nette hausse des revenus par rapport aux dernières enquêtes. Une classe moyenne émerge : plus ou moins 20 % des Belgo-Turcs et Belgo-Marocains gagnent désormais plus de 3.000 euros bruts par mois (alors qu’en 2009 seuls 2,2 % des Belgo-Marocains rentraient dans cette catégorie !) La tranche de la population gagnant de 1.500 à 3.000 euros a aussi augmenté tandis que la classe la plus précaire (en dessous de 1.500 euros) a diminué.
Tout n’est pas rose et le taux d’inactivité reste élevé puisque une personne sur cinq dans ces populations est toujours au chômage ou au foyer et l’écart se creuse forcément entre les citoyens qui gagnent mieux leur vie et ceux qui continuent de galérer. Les discriminations sont aussi pointées du doigt : 60 % des sondés disent avoir été victimes de discrimination à l’embauche… Même si, dans le même temps, 60 % se disent aujourd’hui plutôt satisfaits de leur situation professionnelle.
Une telle hausse des revenus a également fait exploser l’accès à la propriété. 56 % des Belgo-Marocains et 80 % des Belgo-Turcs sont propriétaires, la moyenne belge se situant aux alentours de 60 %. Néanmoins un avis islamique au niveau européen qui a autorisé récemment l’emprunt bancaire a dû jouer un rôle pour les Belgo-Marocains. Du côté turc, il existait déjà une école plus permissive.
4.

Des pratiques religieuses très suivies… qui n’empêchent pas une certaine sécularisation

Cela ne fait pas l’ombre d’un doute : 95,4 % des Belgo-Marocains et 91,5 % des Belgo-Turcs se disent musulmans. Une identité qui est d’ailleurs vécue comme forte et positive puisque trois quarts des répondants se disent fiers d’être musulmans. Les pratiques religieuses sont globalement très suivies. La fréquentation de la mosquée par exemple est majoritaire mais sa régularité est très variable. Ils ne sont plus que 10 % à se rendre dans ce lieu de culte tous les jours. Certains n’y vont que lors de la prière du vendredi ou de façon très occasionnelle. La prière quotidienne, le ramadan ainsi que la zakat (le don) sont aussi très observés. Idem pour la consommation halal et l’interdiction de boire de l’alcool. Le port du foulard, sujet de polémique par excellence, est observé par 52,4 % des Belgo-Marocaines et 37,6 % des Belgo-Turques. Mais 23 % des femmes belgo-marocaines le retirent sur leur lieu de travail.
En moyenne, 50 % des répondants estiment que leur foi s’est intensifiée au cours des dix dernières années, 40 % jugent qu’elle est demeurée inchangée pour 10 % qui admettent qu’elle s’est amoindrie. A noter que la part importante de répondants entre 18 et 34 ans (40 %) explique en partie cet approfondissement religieux (ils sont d’ailleurs proportionnellement plus nombreux à en faire part). Les Belgo-Turcs seraient globalement un peu moins pratiquants.
Malgré une ferveur religieuse importante, les chercheurs soulignent certains signes de sécularisation. Tout d’abord, Corinne Torrekens, cheffe de projet de l’étude, explique qu’initialement, elle s’attendait à observer deux profils : un profil « orthodoxe » qui respecte scrupuleusement tous les préceptes et un profil « social » qui s’adapte davantage en faisant fi de certains dogmes. En réalité, il s’avère qu’une part importante des Belges musulmans sondés pour cette étude est davantage dans le « bricolage ». C’est-à-dire que le jeune homme qui pratique le ramadan va par contre boire de l’alcool en dehors, que la jeune femme qui porte le voile ne fréquente pas la mosquée, etc. Chacun se construit sa propre pratique. Ensuite, la diminution de la fréquentation régulière des mosquées et, surtout, le fait que l’imam n’apparaît plus du tout comme une référence dans la construction de la foi démontrent une prise de distance par rapport à l’institution. A noter que le fait d’avoir un environnement (collègues, amis) plus hétérogène diminue l’intensité de la pratique (tout comme l’obtention d’un diplôme supérieur) et inversement, lorsque la majorité des amis sont musulmans ou issus du même groupe ethnique. Il existe une corrélation entre le sentiment d’être discriminé et l’intensité religieuse. Mais on se trouve alors face à la question de l’œuf ou de la poule. Les personnes sont-elles plus discriminées parce qu’elles montrent une religiosité plus marquée et développent-elles une sorte d’hyper identification religieuse par réaction aux discriminations ?
5.

Le vrai tabou ? La sexualité

Les chercheurs ont également sondé l’adhésion à une série importante de valeurs. Démocratie, séparation de l’Eglise et de l’Etat, liberté d’expression, égalité des sexes : autant de valeurs dont on met souvent en doute la compatibilité avec l’islam et qui rencontrent pourtant une adhésion majoritaire. D’ailleurs, 73 % des Belgo-Marocains et 65 % des Belgo-Turcs pensent qu’ils doivent s’adapter à la société belge. 11 % des Belgo-Turcs et 17 % des Belgo-Marocains estiment néanmoins que les « Belgo-belges » devraient s’adapter aux musulmans.
Le vrai tabou reste la sexualité. Ainsi, près de 7 sondés sur 10 sont opposés aux relations sexuelles avant le mariage, tant pour les filles que pour les garçons. Et 4 sur dix sont même contre le flirt avant une union officielle. Ensuite, pour 59 % des Belgo-Marocains et 60 % des Belgo-Turcs, l’homosexualité n’est jamais justifiée ! Globalement, 20 % pensent que c’est tolérable dans certaines circonstances et 20 % estiment que c’est toujours justifié.
Au rayon bioéthique, la question de l’euthanasie est largement décriée, mais davantage encore du côté marocain (64,5 %) que du côté turc (53,5 %).