Après des débuts prometteurs, la cohabitation se tend entre
Mohammed VI et son Premier ministre, l'islamiste Abdelilah Benkirane. Le
gouvernement est contesté dans la rue aussi, sur fond de crise
économique.
Un peu plus de six mois après sa nomination, le gouvernement de coalition dirigé par l'islamiste Abdelilah Benkirane
connaît ses premiers déboires. C'était prévisible : un contexte
économique marqué par la crise, des révolutions arabes qui s'éternisent
et font planer le risque d'une reprise de la contestation dans la rue,
une monarchie soucieuse de préserver son capital sympathie et de ne pas
être associée à l'échec éventuel du gouvernement sont autant de facteurs qui expliquent ces difficultés.
Tout avait plutôt bien commencé. Déjouant les pronostics de ceux qui prédisaient une cohabitation tendue entre le roi
et le Parti de la justice et du développement (PJD), vainqueur dans les
urnes, le chef du gouvernement s'était rapidement forgé une image de
boute-en-train, fort en thème, blaguant devant un Mohammed VI
apparemment complice. Cerné par un protocole pesant et des courtisans
aussi empressés qu'intéressés, le roi paraissait assez séduit par ce
parler-vrai rafraîchissant. Les plus optimistes espéraient même que le
rééquilibrage des pouvoirs au sein de l'exécutif, inscrit dans la
nouvelle Constitution, serait bel et bien appliqué et que le roi se
délesterait d'une partie de ses prérogatives au profit de son Premier
ministre.
Volonté de rompre avec les anciennes pratiques
D'entrée
de jeu, Abdelilah Benkirane et son équipe ont affiché leur volonté de
rompre avec certaines pratiques. Première mission: partir en croisade
contre la corruption et l'économie de rente, qui gangrènent la société
marocaine. Le ministre de l'Equipement et des transports, Abdelaziz Rabbah,
a été l'un des premiers à faire parler de lui en dévoilant la liste,
jusque-là non publique, des bénéficiaires des autorisations de transport
de voyageurs, les "grimates". L'opacité qui entoure l'attribution de
très nombreux agréments (pas seulement dans le domaine des transports) a
souvent été dénoncée au Maroc. Ce système des grimates est même
considéré comme un maillon essentiel du contrôle des populations par le
Makhzen, l'administration royale. Ainsi, dans le sillage des
manifestations qui ont agité le royaume pendant les premiers mois de
l'année 2011, moqadem et caïds - les agents de l'administration
locale - ont parcouru bourgs et villages pour y distribuer de précieux
avantages, en échange d'une allégeance renouvelée. Ce discours
anticorruption s'est cependant assez vite essoufflé, la lutte contre
l'économie de rente se limitant à des effets d'annonce et à la
publication de quelques noms. Le PJD est revenu aux fondamentaux de
l'idéologie islamo-conservatrice, au risque de déplaire à la fraction
moderniste de la société... et au souverain.
Le premier faux pas est venu de la seule femme du gouvernement, Bassima Hakkaoui, après le suicide, au mois de mars, d'une adolescente mariée de force à son violeur présumé.
Le drame avait suscité une forte émotion dans le royaume et à
l'étranger. De nombreuses associations de femmes avaient alors demandé
que soit abrogé l'article 475 du Code pénal marocain, qui permet à un
homme coupable de viol sur mineure d'échapper à sa peine en épousant sa
victime. Affirmant que "parfois le mariage de la violée à son violeur ne
lui porte pas un réel préjudice", Bassima Hakkaoui leur avait opposé
une fin de non-recevoir en se déclarant opposée à l'abrogation de
l'article incriminé "sous la pression de l'opinion publique
internationale".
Des propos malvenus du ministre de la Justice
Autre ministre, autre bévue: le tonitruant détenteur du portefeuille de la Justice, Mustapha Ramid,
ancien avocat de détenus salafistes, pointait, lors d'une visite à
Marrakech, l'attitude selon lui "dépravée" des étrangers, accusés de
"passer beaucoup de temps à commettre des péchés et s'éloigner de Dieu"
lors de leurs séjours dans la capitale du sud du royaume. Des propos
malvenus, alors même que, un an après l'attentat qui a secoué le café Argana,
la ville ocre mise plus que jamais sur le retour des touristes. Au
cours de cette même visite, Ramid a également eu un entretien très
médiatisé avec une figure controversée de la scène religieuse marocaine,
le cheikh Maghraoui, connu pour avoir, en 2008, émis une fatwa
autorisant le mariage d'une fillette de 9 ans...
Dans un premier
temps, la monarchie est restée sur la réserve, tout en engageant
discrètement une véritable course aux nominations. Avant même l'arrivée
d'Abdelilah Benkirane à la primature, après avoir musclé son cabinet en y
introduisant de nouveaux conseillers, dont son ami Fouad Ali el-Himma
et l'ancien ministre des Affaires étrangères Taïeb Fassi Fihri,
Mohammed VI avait nommé une série d'ambassadeurs. Le mouvement
préfectoral du mois de mai dernier a de nouveau été piloté presque
entièrement par le Palais. C'est le roi qui a choisi la plupart des
nouveaux walis (préfets) et gouverneurs, le chef du gouvernement jouant
les figurants. Dans la même veine, quelques jours avant, Mohammed VI
avait créé une nouvelle commission - chargée de la réforme de la
justice, celle-là -, dont les membres ont tous été nommés par décret
royal.
Il aura fallu que le ministre de la Communication, Mustapha el-Khalfi,
annonce la mise en application des nouveaux cahiers des charges de
l'audiovisuel public, pour que le Palais sorte de sa réserve et entame
la deuxième phase de son bras de fer avec le PJD. Mustapha el-Khalfi
proposait en substance que les chaînes de télévision marocaines (Al
Aoula et 2M) retransmettent tous les appels à la prière de la journée,
accordent une plus grande place à l'arabe et à l'amazigh (au détriment
des langues étrangères que sont le français et l'espagnol),
s'interdisent de diffuser de la publicité pour les jeux de hasard... Ces
mesures n'ont pas manqué de susciter l'ire des patrons de chaînes.
Réputés proches du Palais, ces derniers se sont épanchés dans les médias
sur leur désaccord avec leur ministre de tutelle. Le différend a pris
un tour nouveau quand le roi en personne a convoqué Abdelilah Benkirane
et Mustapha el-Khalfi. Avant de rendre un verdict sans appel: les
dispositions de ce texte ne correspondent pas à l'esprit de la nouvelle
Constitution, qui se veut pluraliste. En l'état, il ne sera pas adopté.
Fin de la lune de miel
C'est
le premier vrai revers enregistré par le gouvernement. Les dirigeants
du PJD n'en continuent pas moins de mettre en avant le soutien que leur
accorde toujours le roi, mais ces contre-feux ne trompent personne: la
lune de miel entre Abdelilah Benkirane et Mohammed VI semble terminée.
Un malheur n'arrivant jamais seul, l'opposition parlementaire, comme
enhardie par ce désaveu, n'a pas tardé pas à prendre le relais. Cette
fois, ce sont les augmentations de prix décidées par le gouvernement qui
ont mis le feu aux poudres.
L'avenir de la Caisse de
compensation, un fonds mis en place par l'Etat sous Hassan II pour
subventionner les produits de première nécessité, fait l'objet d'un
débat récurrent au Maroc. Dans un contexte budgétaire difficile pour le
royaume, confronté à l'envolée des prix du pétrole et à la facture des
subventions accordées pour maintenir la paix sociale l'an dernier, le
gouvernement a pris une décision impopulaire, il y a quelques semaines,
en annonçant une augmentation du prix de l'essence et en laissant
entendre que d'autres hausses pourraient suivre.
Le roi plane au-dessus de la mêlée, dans un rôle d'arbitre
Les
syndicats proches de l'Union socialiste des forces populaires (USFP),
aujourd'hui dans l'opposition, se sont saisis de cette décision pour
faire descendre leurs partisans dans la rue. Le dimanche 27 mai,
plusieurs milliers de personnes ont donc manifesté à Casablanca, la
capitale économique du pays, et scandé des slogans hostiles au
gouvernement. Après les derniers échecs des appels à manifester lancés
par le Mouvement du 20 février, fer de lance du mouvement protestataire
de l'an dernier, ce rassemblement a surpris par son ampleur. L'état de
grâce est bel et bien terminé pour le gouvernement emmené par le PJD,
désormais sous le feu des critiques.
Paradoxalement, la
manifestation de Casablanca couronne de succès la gestion royale du
"printemps arabe" marocain. Si la rue a pu sembler, un temps, être
tentée par des slogans antimonarchiques, c'est aujourd'hui le
gouvernement d'Abdelilah Benkirane qui est en première ligne. Alors même
qu'il n'a rien perdu de son pouvoir réel, le roi plane désormais
au-dessus de la mêlée, dans un rôle d'arbitre, à la fois recours des
modernistes et alibi des islamistes. Reste les problèmes de fond de
l'économie marocaine. Sortie indemne du "printemps arabe" et de la
"marée verte" qui a suivi, la monarchie est aujourd'hui, comme
l'ensemble du royaume, confrontée au vent de la crise qui souffle
d'Europe.
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