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lundi 2 avril 2012

Sarkozy, l'autre Roi (président) prédateur

Par Edwy Plenel, Mediapart, 1/4/2012
L'affaire Sarkozy
L’incarcération de l’ex-chargé d’affaires de la très fortunée Liliane Bettencourt a brusquement souligné l’enjeu vital d’une réélection pour Nicolas Sarkozy : échapper aux juges grâce à l’immunité judiciaire du président de la République. Jamais un président sortant, dès son premier mandat, n’a été cerné par autant d’affaires dont l’argent est le seul ressort, entre financement politique et enrichissement personnel. Inventaire en forme d’alerte civique.

Ventes d’armes sous Edouard Balladur et financement illicite de la campagne présidentielle de ce dernier en 1995 ; immense cadeau accordé sur fonds publics à Bernard Tapie dès le début du quinquennat en 2007 ; liens d’affaires et d’amitiés noués dès 2005 et poursuivis jusqu’en 2009 avec le dictateur libyen Kadhafi, son régime et son entourage ; persistance d’un premier cercle d’entremetteurs où l’intermédiaire en armements Ziad Takieddine croise l’obscur mais indispensable Thierry Gaubert, en compagnie du plus fidèle compagnon, Brice Hortefeux ; révélation en 2010 de sollicitations et d’assiduités auprès des Bettencourt dont la fortune cachée, notamment dans des comptes bancaires suisses, garantissait la générosité financière ; et cætera, tant il n’est pas certain que la liste soit définitive et exhaustive.

Le dossier spécial réalisé par Mediapart pour l’hebdomadaire Marianne (en kiosque depuis le samedi 31 mars) fait l’inventaire chronologique de toutes ces affaires qui concernent directement Nicolas Sarkozy et qui sont aujourd’hui des dossiers judiciaires en cours d’instruction. Entre la Cour de justice de la République (qui enquête sur les irrégularités de l’arbitrage en faveur de Bernard Tapie), le cabinet parisien du juge financier Renaud Van Ruymbeke (qui, avec son collègue Roger Le Loire, instruit les dossiers Balladur et Takieddine) et le cabinet bordelais du juge Jean-Michel Gentil chargé, avec deux collègues, de l’affaire Bettencourt (depuis qu’a été dessaisi le parquet de Nanterre qui l’étouffait, sous l’enquête préliminaire menée par Philippe Courroye), nombreux sont les professionnels de la justice qui ont besoin des explications du président sortant.

Chacun de ces dossiers est évidemment spécifique, avec des situations particulières et des protagonistes différents. Mais tous remontent à Nicolas Sarkozy. Tous ont comme fil conducteur l’ascension politique d’un seul homme, comme acteurs des individus qui l’ont toujours soutenu ou qui l’entourent depuis longtemps, comme mobiles la circulation et l’accumulation d’argent pour des montants considérables où l’on compte en millions voire en dizaines de millions d’euros, bien au-delà des sommes habituellement déclarées par les formations politiques, lesquelles, qui plus est, sont désormais remboursées par l’Etat sous condition de plafonds.

En l’état actuel de nos connaissances, les affaires Balladur, Bettencourt et Takieddine sont les plus menaçantes pour Nicolas Sarkozy. Dans la première, sous-produit de l’affaire Karachi relancée en septembre 2008 par Mediapart, il est cité à propos du montage financier qui, via le Luxembourg, fut validé par le ministre du budget qu’il était à l’époque afin de récupérer d’importantes rétrocommissions sur des ventes d’armements au Pakistan. Dans la deuxième, lancée par nos révélations de l’été 2010, il est omniprésent via le trésorier de son parti, Eric Woerth, alors ministre du budget, et via ses rencontres directes, à l’Elysée même, avec Patrice de Maistre, le chargé d’affaires de l’héritière Bettencourt.

Quant à la troisième, documentée de façon spectaculaire avec la publication, sur Mediapart, durant l’été 2011, des archives du marchand d’armes Ziad Takieddine, elle est potentiellement la plus explosive. Car elle révèle en effet les liens de proximité noués en secret, à partir de 2005, par Nicolas Sarkozy et son entourage le plus proche – Claude Guéant et Brice Hortefeux – avec la Libye de Mouammar Kadhafi. Des liens qui se sont traduits, en 2007, par la réception fastueuse du dictateur à Paris, incompréhensible dans l’instant mais que nos révélations éclairent comme une récompense pour services rendus. Des indices précis et concordants accréditent le soupçon d’un financement libyen de l’aventure sarkozyste sur lequel la justice, si elle n’est pas entravée, devra forcément faire la lumière.

Trois affaires, trois non-réponses de Nicolas Sarkozy
A de très rares occasions, dont l’exceptionnalité dit l’état de notre écosystème médiatique et de notre culture démocratique, Nicolas Sarkozy a été interpellé sur ces trois dossiers. Ses réponses n’ont jamais varié, entre le déni pur et simple, le recours au comique de répétition et à une grossière mauvaise foi, le secours du ridicule ou du grotesque, bref un répétitif « circulez, il n’y a rien à voir ». Ce fut d’abord le cas en juin 2009, à propos de l’affaire Karachi-Balladur, lors d’une question à laquelle il ne s’attendait sans doute pas, posée par un confrère de l’AFP à Bruxelles :vidéo sur  http://www.mediapart.fr/journal/france/010412/laffaire-sarkozy
En juillet 2010, il s’invita sur France-2, comme l’y autorisent nos usages présidentialistes de l’audiovisuel public, pour dissiper les nuages de l’affaire Bettencourt-Woerth qui, s’il n’y avait eu l’acharnement du procureur Philippe Courroye à les repousser momentanément, auraient pu déjà tourner à l’orage. C’était l’époque où Mediapart se voyait attribuées des « méthodes fascistes » par la présidence de la République tandis que les services policiers de la DCRI étaient sommés d’espionner les journalistes trop curieux :idem

Enfin, tout récemment, en mars 2012, dans une audace inhabituelle sur TF1 au point que notre consœur Laurence Ferrari se la vit reprocher en coulisses par ses patrons, Nicolas Sarkozy fut interpellé sur nos révélations selon lesquelles il aurait été financé par la Libye de Kadhafi à hauteur de 50 millions d’euros. Le questionnement tourna rapidement court car le président sortant fit comme s’il s’agissait d’affirmations verbales du clan Kadhafi et non pas de faits cités par deux témoins français, dans des documents écrits dévoilés par Mediapart :idem
Dans cette même émission de TF1 du 12 mars 2012, Nicolas Sarkozy fut brièvement interpellé sur la succession « inédite » d’affaires durant son quinquennat. Sa réponse aurait mérité bien des relances tant elle manquait de consistance. Il se contenta en effet d’invoquer deux scandales marquants de la présidence de François Mitterrand, sous son premier septennat, l’attentat contre le Rainbow Warrior en 1985 (navire amiral de Greenpeace coulé dans le port d’Auckland en Nouvelle-Zélande par les services secrets français sur ordre du pouvoir exécutif) et les écoutes de l’Elysée (contingent illégal d’une vingtaine d’écoutes administratives géré directement à la Présidence de la République, de 1983 à 1986, par une cellule dite « anti-terroriste » qui, en réalité, fit office de cabinet noir élyséen).

La différence avec les présidences Mitterrand et Chirac
Rappelant celle de la gauche quand, confrontée à ses propres dérives, elle évoquait les scandales de la droite, la contre-attaque de Nicolas Sarkozy est évidemment un peu courte : les affaires d’hier n’ont jamais justifié ni excusé celles d’aujourd’hui. Mais, surtout, pour avoir bien connu ces deux affaires du Rainbow Warrior et des écoutes de l’Elysée – les avoir traitées et révélées dans Le Monde à l’époque –, je peux témoigner qu’elles ne sont pas du même ordre que celles qui nous occupent sous cette présidence-ci. Cela n’enlève certes rien à leur gravité au regard de la vertu républicaine, mais elles relèvent d’une dérive d’une raison d’Etat identifiée à la personne présidentielle plutôt que d’un système financier aussi opaque qu’étendu mis au service d’une carrière politique.

Autrement dit, Nicolas Sarkozy ne réussit pas à trouver dans le passé d’affaires similaires à celles qui, aujourd’hui, le cernent. Les affaires financières du mitterrandisme, car il y en eut aussi, n’ont jamais réussi à mettre en cause François Mitterrand lui-même dans des circuits de financement ayant l’ampleur, la constance et le systématisme de ce que dévoilent les affaires Karachi-Balladur, Woerth-Bettencourt ou Takieddine-Kadhafi. Le financement illicite du Parti socialiste avec l’affaire Urba, l’enrichissement de quelques proches avec l’affaire Pechiney, les corruptions attestées dans l’affaire Elf et soupçonnées dans celle des frégates de Taïwan, les notables égarés d’autres feuilletons comme Carrefour du développement, etc. : les principales affaires de la présidence Mitterrand (1981-1995) sont évidemment accablantes. Mais elles n’avaient pas révélé au grand jour cette implication directe du président en fonction, à travers ses plus proches collaborateurs, dans des dossiers de financements illicites, de commissions occultes, de comptes off shore et de ventes d’armes.

La comparaison avec l’autre présidence précédente, celle de Jacques Chirac (1995-2007), souligne également l’exceptionnalité de la situation actuelle dont le tableau compose une seule et même affaire Sarkozy. Outre qu’ils concernent la famille politique qui est encore au pouvoir – la droite étant passée en bon ordre, Dominique de Villepin excepté, de Chirac à Sarkozy –, les scandales qui ont atteint Jacques Chirac, jusqu’à sa condamnation fin 2011 à deux ans de prison avec sursis, n’ont pas les mêmes caractéristiques que les affaires sarkozystes. Ces nombreuses affaires qui l’ont mis en cause, et dont la plupart n’ont, hélas, pas débouché sur un procès en bonne et due forme, n’ont concerné que son long règne de maire de Paris (1977-1995), avant son élection à la présidence. Dévoilant un politique professionnel qui n’a cessé de vivre au crochet des fonds publics, elles sont évidemment révoltantes, mais elles n’ont pas impliqué directement le président en fonction dans un réseau multiforme d’entremetteurs et de solliciteurs financiers.

L’argent, l’argent fou, l’argent roi, tant ce qui surprend au vu des dossiers que nous avons mis au jour et que les juges tentent de démêler, c’est l’ampleur phénoménale des sommes qui circulent à l’abri de ces paradis fiscaux dont la dénonciation n’est qu’un effet de tribune, tandis que leur usage se révèle une pratique habituelle. Cette démesure est certes accablante pour la présidence sortante mais elle est aussi, sinon surtout, une alerte pour celles à venir. Le sentiment d’impunité et l’irresponsabilité politique dont témoignent ces faits ne relèvent pas des seules faiblesses humaines. Ils éclairent crûment les dérives toujours possibles du présidentialisme, cette réduction de la volonté générale au pouvoir d’un seul. Dans un mélange des genres qui brouille la frontière entre carrières publiques et jouissances privées, l’argent y devient le carburant d’une aventure exclusivement personnelle, dont le sarkozysme aura été le modèle le plus achevé parce que le moins contrôlé, le plus assumé et le plus revendiqué.

Réhabiliter l'audace et la vertu républicaines
« La République, expliquait Jean Jaurès dans son fameux Discours à la jeunesse de 1903, est un grand acte de confiance et un grand acte d’audace. » Autrement dit, pour que nous retrouvions la confiance – dans la politique, ceux qui l’incarnent et les institutions qui la fondent –, il faut que l’audace soit au rendez-vous. Cette audace qui faisait dire à Pierre Mendès France, en 1954, devant le congrès d’une formation pourtant bien peu révoltée, le Parti radical : « La République doit se construire sans cesse car nous la concevons éternellement révolutionnaire à l’encontre des inégalités, de l’oppression, de la misère, de la routine, des préjugés, éternellement inachevée tant qu’il reste un progrès à accomplir. » Cette République de l’audace révolutionnaire est celle de la vertu : celle qui n’hésite pas à se revendiquer d’une morale publique qui l’élève et la grandit.

Telle est l’audace originelle que le désastre moral du sarkozysme nous invite à redécouvrir, cette audace qu’on aimerait tant entendre durant cette campagne présidentielle, anesthésiée par la prudence des uns ou rabaissée par la virulence des autres. Cette audace qui, en nos temps d’abandon civique ou de divertissement cynique, donne une portée radicale à ces réflexions de Montesquieu dans De l’esprit des lois : « Les politiques grecs, qui vivaient dans le gouvernement populaire, ne reconnaissaient d’autre force qui pût le soutenir, que celle de la vertu. Ceux d’aujourd’hui ne nous parlent que de manufactures, de commerce, de finances, de richesses, et de luxe même. Lorsque cette vertu cesse, l’ambition entre dans les cœurs qui peuvent la recevoir, et l’avarice entre dans tous. Les désirs changent d’objets : ce qu’on aimait, on ne l’aime plus. On était libre avec les lois, on veut être libre contre elles. »

Restaurer la vertu, c’est réhabiliter la politique. La politique comme pédagogie nationale, entre exemplarité individuelle et élévation collective. Dans une des notes de Ziad Takieddine à Claude Guéant, à l’automne 2005, en vue de préparer sa visite à Tripoli destinée à organiser celles, qui suivront, de Nicolas Sarkozy et de Brice Hortefeux, il est suggéré que le bras droit du futur président de la République apporte au dictateur libyen, ici appelé « le Leader », comme cadeaux des « livres de valeur : histoire/Révolution française ». Cette mention d’un passé glorieux, au détour d’arrangements et de trafics qui ne le sont pas, illustre combien il s’agit, pour ces protagonistes-là, d’une histoire morte quand, pour nous, elle est toujours, ô combien, vivante.

Nous ne le savons pas mais peut-être y avait-il, parmi ces cadeaux livresques, une évocation de Robespierre. Robespierre dont même ses pires détracteurs n’ont pas réussi à effacer le beau surnom d’incorruptible. Robespierre dont la probité ne fut jamais mise en doute, inspirant au Danton imaginé par Georg Büchner cette sortie : « Robespierre, tu es d’une probité révoltante. » Oui, l'incorruptible dont le premier texte qui le fit connaître à Paris en 1789, son discours contre le veto royal, énonçait cette vérité, toujours actuelle : « Celui qui dit qu’un homme a le droit de s’opposer à la loi, dit que la volonté d’un seul est au-dessus de la volonté de tous. Il dit que la nation n’est rien, et qu’un seul homme est tout. S’il ajoute que ce droit appartient à celui qui est revêtu du pouvoir exécutif, il dit que l’homme établi par la nation pour faire exécuter les volontés de la nation, a le droit de contrarier et d’enchaîner les volontés de la nation ; il a créé un monstre inconcevable en morale et en politique… »

Au-delà des personnes en cause, l’affaire Sarkozy continuera de nous renvoyer le portrait de ce monstre si la justice ne réussit pas à y mettre un terme. Ce qui suppose que, par nos votes, nous mettions fin à l’immunité présidentielle qui protège son principal protagoniste et qui est en quelque sorte la version moderne du veto royal.



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