Je m'interrogeais sur ce qu'il y a de commun entre l'homme à qui les deux ânes devaient de se bécoter sur une artère publique et les conducteurs des belles voitures qui empruntent régulièrement cette voie.
L’image est juste surréaliste. Dans le quartier chic d’Anfa, à Casablanca, au beau milieu du large boulevard qui mène jusqu’à la corniche, deux ânes sont plantés là, immobiles. Nous sommes dimanche matin. La circulation est rare, ce qui donne toute sa vacuité à l’espace. Quelques voitures passent sans troubler le moins du monde nos équidés. Ils seraient au milieu d’un champ qu’ils afficheraient la même placide indifférence. Que font-ils là et d’où viennent-ils ? Je regarde aux alentours. Pas trace de maître à l’horizon. Pas de charrette non plus, rien qui puisse expliquer cette insolite présence. Cette image, bizarrement, m’a accompagnée pendant plusieurs jours. Elle m’est apparue comme un pied de nez du Maroc profond à l’autre, celui qui, avec ses grandes artères et ses maisons californiennes, se pense au diapason du siècle mais dont les réflexes et les modes de fonctionnement restent au fond d’un autre temps, un temps qui s’obstine, ou plutôt qu’on s’obstine, à ne pas vouloir laisser passer.
La vue de ces deux ânes abandonnés à eux-mêmes au beau milieu d’un boulevard éveille la méditation, la mienne du moins. En tant que Marocains, où en sommes-nous ? Qui sommes-nous au fond, quels sont les points demeurés communs entre le propriétaire, évaporé dans la nature, de ces deux bêtes et les automobilistes habitués de cette belle artère ? Nous inscrivons-nous vraiment dans une logique d’évolution ou bien faisons-nous du sur-place, pire, régressons-nous tout en nous donnant l’illusion d’avancer ? La réalité, tant sur le plan social que politique, se fait si complexe et contradictoire qu’il devient difficile d’y voir clair. Sur le plan politique d’abord, en ces lendemains de référendum.
Le Maroc vient de plébisciter la réforme constitutionnelle octroyée par son Roi. Avec une unanimité confondante, 98% !, les Marocains ont mis dans l’urne le OUI comme il leur a été demandé de le faire par la plus haute autorité de l’Etat. Les grandes chancelleries européennes ont applaudi à «l’exception marocaine» et aux «grandes avancées démocratiques» dont elles estiment le texte constitutionnel porteur.
Mais, alors même que celui-ci consacre effectivement plusieurs dispositions relatives aux droits humains, le vice-président de l’AMDH, la deuxième grande association marocaine des droits de l’homme, vient d’envoyer une lettre ouverte au ministre de l’intérieur. Dans celle-ci, Abdelhamid Amine avertit que sa vie et sa sécurité sont en danger. Il demande au ministre d’en prendre acte. «Je vous écris, lui dit-il, en votre qualité de ministre de l’intérieur au sein du gouvernement marocain, responsable de la sécurité des citoyennes et des citoyens, pour vous informer de ce que j’ai subi, avec d’autres citoyens et citoyennes, comme humiliations, insultes, harcèlements, menaces et violences de la part de personnes, connues sous le nom de “baltajis”, instrumentalisés par des services sécuritaires pour s’attaquer au mouvement du 20 Février». S’ensuit un résumé daté et détaillé des faits en question, faits qui, aux dires de l’intéressé, se seraient déroulés sous l’œil impavide, et complice, des forces de l’ordre. Leur lecture glace. Déjà le cirque, il n’est pas d’autre mot, organisé en faveur du oui, en a jeté plus d’un, même parmi ses partisans les plus convaincus, dans la consternation. Si, maintenant, les faits relatés dans ce courrier sont exacts et justes les affirmations de leur rapporteur, à savoir que ces «baltajis» ont, effectivement, été instrumentalisés par des services de sécurité, alors il y a lieu de s’inquiéter. Plus : de désespérer.
Reportons-nous maintenant au registre social même si l’un va avec l’autre. Je m’interrogeais sur ce qu’il y a de commun entre l’homme à qui les deux ânes devaient de se bécoter sur une artère publique et les conducteurs des belles voitures qui empruntent régulièrement cette voie. De prime abord, pas grand-chose. A y réfléchir cependant, bien plus qu’il n’y paraît. Les deux, à des degrés différents, s’enlisent dans des sables mouvants, n’ont plus rien de ferme sous les pieds. Le résultat se traduit par des comportements contradictoires marqués par le manque d’éducation et l’incivisme, deux tares qui font le drame de notre société actuelle.
Pour donner de bons fruits, les hommes comme la terre ont besoin d’être cultivés (dans le sens d’éduquer). Ont besoin d’être nourris par de bons engrais et, surtout, débarrassés des mauvaises herbes. Or, celles-ci, au lieu d’être réduites, paraissent proliférer, étouffant les jeunes pousses qui tentent d’essayer de poindre.
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