Par Agnès Rotivel, la Crois, 31/1/2011
Au fil des années, les dirigeants du monde arabe se sont coupés de leur population en privilégiant leurs intérêts personnels et en limitant l’exercice des droits de l’homme
Un manifestant égyptien hissé sur un réverbère, place Tahir, au Caire, dimanche 30 janvier (photo Hamra/AP).
Tunisie, Égypte, qui sera le prochain pays du monde arabe à exploser ? En Tunisie, le fruit était mûr. Il est tombé, tant la corruption avait gangrené le régime. Un diplomate en poste à Tunis note que les télégrammes de WikiLeaks, qui circulaient sur Internet traduits en arabe et en français, ont joué le rôle de révélateur.
« Les Tunisiens ont été confortés par l’analyse des diplomates américains. Ils se sont dits : “Si les Américains disent eux aussi que le régime est corrompu, c’est qu’on a raison” », explique-t-il. Aujourd’hui, les Tunisiens, tout ébahis de leur audace, parlent de « dignité retrouvée ».
Par son arrogance, son arrivisme et sa cupidité, le régime Ben Ali a « humilié » son peuple qui réclame aujourd’hui son dû : travail et liberté de parole. « Ici, c’est 1789 », soulignait un Tunisien la semaine dernière.
"C’est le réveil des sociétés civiles"
Après la Tunisie, l’Égypte à son tour est dans la rue. Pas seulement les jeunes diplômés au chômage parce qu’ils n’ont pas le piston nécessaire pour décrocher un emploi, mais des femmes qui réclament un avenir pour leurs enfants, des hommes qui ne peuvent plus subvenir aux besoins élémentaires de leur famille. Des Égyptiens révoltés par des parodies d’élections où toute opposition est muselée, comme cela a encore été le cas pour les législatives en novembre dernier.
On dit les dirigeants des pays arabes inquiets, ils ont des raisons de l’être. Leurs discours accusant les ennemis de l’extérieur – États-Unis, Israël, l’Occident – de fomenter la révolte n’ont plus cours. La révolte en Tunisie et en Égypte n’a rien d’idéologique.
De ce point de vue, le discours du président Hosni Moubarak, à la télévision vendredi soir, était surréaliste : il parlait de « souveraineté nationale », « sécurité des frontières », lorsque les Égyptiens réclamaient la liberté d’expression, la fin de la corruption et le partage des richesses.
« C’est le réveil des sociétés civiles et des classes moyennes mondialisées, analyse Yves Aubin de la Messusière, ancien diplomate, spécialiste du Proche-Orient. Ces sociétés aspirent à plus de liberté, à participer à un espace public confisqué par des régimes qui connaissent des crises de légitimité. Et dirigés, comme en Tunisie, en Égypte, au Yémen, en Arabie saoudite, par des leaders vieillissants. »
"C’est un programme démocratique et non idéologique"
Ces révoltes, dont les causes sont le plus souvent sociales, ne sont pas structurées, c’est là leur faiblesse. En Tunisie, en Égypte, il n’y a pas de leader de la contestation. Celle-ci est multiple. Même si, en Égypte, l’ancien chef de l’Agence internationale de l’énergie atomique, Mohamed El Baradei, tente de s’imposer comme tel.
Les oppositions traditionnelles ont été absentes du mouvement. Soit parce que, en Tunisie, l’opposition islamiste a été écrasée par le pouvoir, soit que, comme en Égypte, l’opposition des Frères musulmans n’a pas vu venir la contestation et a pris le train en marche, après s’en être désolidarisée dans un premier temps.
Quand les manifestants descendent dans la rue pour réclamer la liberté et une vie digne, ce ne sont pas des slogans initiés par des partis politiques. « Ce qui est remarquable, c’est que les slogans qui ont poussé des milliers de gens à agir sont les droits de l’homme et du citoyen, la démocratie sociale et la justice économique. C’est un programme démocratique et non idéologique », souligne Paul Salem, directeur du centre Carnegie au Moyen-Orient, basé à Beyrouth. C’est là aussi leur faiblesse, sans leader capable de prendre la relève.
Tour d’ivoire
Les manifestants dans la rue sont connectés au monde. Quotidiennement, ils regardent les chaînes de télévision satellitaires. Des heures durant, rivés à leurs ordinateurs, Tunisiens, Égyptiens, Syriens, Palestiniens dialoguent sur Internet, bravent les censures, s’expriment sur des blogs. Dans les manifestations, ils se regroupent par SMS, Twitter. Ils sont ouverts sur le monde mais cadenassés dans leur vie de tous les jours.
Leurs leaders, eux, sont enfermés dans leur tour d’ivoire, entourés d’une cour qui leur renvoie l’image du pays qu’ils veulent voir. Des régimes le plus souvent corrompus, qui ont failli à développer un minimum de bien-être pour leur population, mais envoient leur famille et leurs enfants étudier à l’étranger, dans les meilleures universités, et mènent grande vie.
Pour Ghassan Salamé, professeur de sciences politiques à Paris, si le monde arabe est familiarisé avec la tyrannie depuis la décolonisation, il y a eu depuis trente ans une évolution calamiteuse. « Bourguiba et Boumediene (1) menaient une vie austère et ne considéraient pas l’État comme leur propriété », assure-t-il.
Pour cet expert du monde arabe, « c’est à partir des années 1970 que ces régimes ont commencé à se jeter dans le néolibéralisme pour le détourner à leur profit et établir une gouvernance corrompue en s’emparant de pans entiers de l’économie. » À qui le tour ?
(1) Le père de l’indépendance tunisienne, Habib Bourguiba, a gouverné durant trente ans à partir de 1957, et Houari Boumediene a dirigé l’Algérie de 1965 à 1978.
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