Par Isabelle Mandraud (Service International, Le Monde), 22/6/2010
Ahmed Benchemsi, directeur du magazine marocain TelQuel, est inquiet et cela se lit. "Le refus forcené de la dissidence, aussi insignifiante soit-elle, est un indicateur de dérive autocratique, un de plus, écrit-il dans son édito du 12 juin. C'est ainsi que cela a commencé en Tunisie, avant que cela ne tourne à la dictature grossière. Est-ce, à terme, le destin du Maroc ? Dieu tout puissant, donnez-nous des raisons de ne pas y croire." Ainsi exprimée, cette inquiétude est nourrie par la violente campagne dont fait actuellement l'objet l'Association marocaine des droits de l'homme (AMDH), et par de nouveaux procès contre des journalistes.
Depuis son dernier congrès, le 23 mai, l'AMDH est en effet dans la tourmente, accusée de prôner le séparatisme dans le dossier très sensible du Sahara occidental. Certes, l'association a eu des discussions à ce sujet dans ses rangs, mais elle ne s'est pas départie de la ligne qui est la sienne depuis des années. Or, le premier ministre, Abbas El-Fassi, a publiquement assuré, le 5 juin, lors du congrès de son parti, l'Istiqlal, que l'AMDH, sans la citer, avait reçu " une lettre de félicitations du Front Polisario"...
Quelques jours plus tard, à l'initiative de parlementaires, la Seconde Chambre a observé une suspension de séance de 10 minutes, citée par l'agence de presse officielle MAP, pour fustiger les "atteintes aux valeurs sacrées de la nation" dont se serait rendue coupable l'organisation. Une partie de la presse a pris le relais. Dans son édition du 11 juin, l'édition magazine d'Aujourd'hui le Maroc consacre plusieurs pages à l'AMDH, soupçonnée "d'exercice clandestin de la politique", avec, à la "une", une photo de sa présidente, Khadija Ryadi, tenant un mégaphone sous ce titre : "L'AMDH se proclame porte-voix du séparatisme".
"Quand on veut discréditer quelqu'un, ici, on l'accuse de traîtrise", soupire Mme Ryadi, qui ne cache pas, elle aussi, son inquiétude : "On a même été jusqu'à dire que l'ambassadeur d'Algérie avait été ovationné à notre congrès !" Pour nombre d'observateurs, l'AMDH est un pôle de référence respecté dans un pays soucieux de réformes, bien plus ouvert que par le passé. Mais l'atmosphère s'est brutalement rafraîchie depuis plusieurs semaines. Mme Ryadi y voit une réaction contre la résolution, adoptée lors de son congrès, de militer pour la révision de la Constitution marocaine.
Le durcissement du pouvoir ne se limite pas là ; il s'exerce aussi contre des journalistes.
Accusé d'escroquerie par l'ancien propriétaire de sa demeure, Taoufik Bouachrine, directeur du quotidien arabophone Akhbar Al Youm, vient d'être condamné à six mois de prison ferme par un tribunal pénal. Or, il avait été totalement innocenté pour la même affaire, en 2007, devant un tribunal civil. Entre-temps, il est vrai, Akhbar Al Youm a été fermé plusieurs mois après avoir publié des caricatures jugées offensantes pour le palais.
A la "une" du quotidien, le 12 juin, M. Bouachrine, resté en liberté le temps de l'appel qu'il a déposé, a signé un édito dans lequel il annonce son intention de faire la "grève de l'écriture". " C'est le modèle tunisien qui vous attire...", écrit-il en interpellant les autorités marocaines. Au même moment, Ali Amar, ancien directeur du Journal hebdomadaire aujourd'hui disparu, dont le procès est attendu mardi 22 juin, connaît une mésaventure similaire. Accusé du vol d'un ordinateur par une ancienne associée graphiste française, l'auteur d'une biographie de Mohammed VI interdite au Maroc, a été interpellé le 1er juin au matin chez une amie, la porte de l'appartement défoncée.
Pourquoi déployer de tels moyens, pour une histoire de vol ? Pourquoi toutes ces questions, lors des interrogatoires, sur les activités, les relations de M. Amar, sans rapport avec le délit présumé ? "C'est la nouvelle technique, vouloir faire passer les journalistes pour de vulgaires criminels de droit commun", s'insurge Zineb El-Rhazoui, journaliste et militante associative, chez qui l'interpellation de M. Amar a eu lieu. "Déjà, nous sommes dans l'impossibilité de gagner notre vie, de gagner un dirham de notre travail." "J'aurais pu aussi bien brûler un feu rouge, cela aurait été pareil, acquiesce M. Amar, ils veulent que l'on quitte le pays."
Ces questions hantent un tout petit cercle, journalistes ou militants des droits de l'homme, car il ne s'agit que de cela, de minorités minoritaires. Et l'on peut se demander quel intérêt le Maroc, si attaché à défendre son image et ses réformes, a-t-il à noircir le tableau avec des mesures répressives qui ternissent les avancées acquises ? Longtemps, le pouvoir, comme le rappelle avec amertume Aboubakr Jamaï, l'ancien patron du Journal hebdomadaire qui vit aujourd'hui en Espagne, a mis en avant l'irresponsabilité d'une presse qui "se serait enivrée d'une liberté nouvellement acquise et en aurait abusé". Mais l'argument a du mal à résister au fur et à mesure que le temps s'écoule et que les contradictions s'accumulent alors même qu'un nouveau code de la presse, en chantier, est censé apaiser les relations.
On comprend, dès lors, l'inquiétude de M. Benchemsi, désigné aujourd'hui comme dernier rempart d'un organe de presse indépendant, et qui élève sa supplique comme un bouclier. Sans réponse, il doit se sentir bien seul.
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Courriel : mandraud@lemonde.fr.
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