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mardi 18 août 2009

Héroïne sans gloire

Par Hassan ISMAILI, Transmis par Ali Fkir, 18/8/2009

Bonsoir Si Ali, je vous écris de Beni Mellal , votre texte "une fille, une mère" m'a interpellé, d'autant que j'ai connu feue Atika, pendant les 45 jours de grève de la faim observée par les diplômés chômeurs dans le cadre de leur association, je faisais partie du comité de soutien et j'avais alors écrit un texte, qui apparaîtra plus tard dans un recueil intitulé "Figures de la Marginalité" dans les Editions Milafat Tadla; j'aimerai le partager avec vous en hommage et à la mémoire de la chère disparue!
H.I.


Les grévistes avaient besoin qu’on les soutienne. Elle surtout. Elle en avait le plus besoin, mais elle refusait qu’on l’aide. Elle était au monde depuis onze mille six cents quatre vingt jours environ, elle était au chômage depuis huit années, et elle en était à son dix-huitième jour de grève de la faim et à son sixième ou septième évanouissement. Elle se sentait sucée jusqu’à l’os par cette lutte de David contre Goliath, mais elle était loin d’être abattue, car à chaque fois qu’elle était tombée, elle avait acquis une autre force, une autre aura.

Elle persistait dans l’idée d’y parvenir toute seule, et qu’importait son cœur fatigué. Combien de fois était- elle tombée? Tellement qu’elle ne comptait plus. Mais les contusions qui tâchaient son corps étaient assez éloquentes. Pourtant, à chaque fois que ses jambes flanchaient, elle était allée puiser au fond d’elle-même dans cette énergie amère du désespoir la force de lutter. Ménageant chaque battement de ce cœur malade, chaque tressaillement, elle continuait à faire acte de présence auprès des camarades. Elle repoussait toujours un peu plus l’ultimatum fixé par sa santé défaillante. Encore un jour, se disait-elle. Encore une lutte ! Pour l’heure, seuls les camarades comptaient ! Il faut que la lutte continue ! Pour la dignité, pour ce pays où elle comptait bien vivre à sa guise un jour, si bien sûr on lui laissait le temps et le souffle nécessaire ! Ce pays qu’elle aimait malgré tout. Ce pays où elle aimerait étancher sa soif de liberté! Son besoin de ne plus dépendre de personne, et pouvoir enfin s’occuper de soi-même, aimer, se faire aimer, cultiver la vie autour de soi et avoir plein de gosses ! Se sentir exister enfin!

Elle se sentait autre à chaque fois qu’elle sombrait dans cet état d’absence du à l’abstinence, elle devenait capable de tous les prodiges! Elle réenclenchait son pouls défaillant, régnait au-dessus d’elle-même, au-dessus du monde, de la société et de la douleur, planait victorieuse en haut de toute cette platitude qui l’enchaînait à sa condition d’humaine minable, rompait tous ces liens pétris de mensonges et de promesses non tenues avec cette terre qui faisait vivre ses enfants dans l’illusion continue de l’irréalisable !

En de tels moments, elle n’était plus la victime désignée à l’immolation sur l’autel des discours impuissants et du dire prônant le réalisme politico-économique.

En de tels moments, elle choisissait elle-même pour elle-même. N’ayant pu choisir sa vie auparavant, elle entendait choisir sa mort. Avoir au moins cela pour elle. Son combat acharné contre sa faiblesse incitait ses camarades à continuer la lutte.

Or ce jour-là, l’occasion s’annonçait propice justement. Un cortège solennellement officiel qui comptait faire du social se rendait à la Zawiya Kadiria Boudchichia, dans le but de remettre au Moqadem le don annuel octroyé par l’état aux nombreuses confréries qui jonchent le pays. Mis au courant, les grévistes de la faim qui comptaient bien faire feu de tout bois conformément à la tactique retenue au niveau national ne ratèrent pas la pertinence de rappeler leur existence aux responsables quitte à les importuner. Dix sept silhouettes cadavériques se trainèrent tant bien que mal, jusqu’au lieu appelé comme par ironie Place de la Liberté pour manifester. Ils essayèrent de passer, mais leur fougue vacillante se brisa rapidement sur le bouclier d’acier trempé du cordon de sécurité. Ils auraient fait belle figure dans les romans du 19ème Siècle dans l’illustration des rôles d’émeutiers ou de barricadistes présentant des poitrines nues aux baïonnettes de la garde qui les charge. On pouvait aisément cependant se rendre compte que toute comparaison relevait du risible.

Passés les premiers moments de choc, ils se reprirent pour revenir à la charge. Certains d’entre eux, peu nombreux en réalité, réussirent à passer. Elle en faisait partie. Quelques gardes qui y remarquèrent une opportunité d’avancement, oublièrent dans leur hâte qu’il n’était pas de coutume de taper sur les cadavres, et s’empressèrent de leur sauter dessus bien contents de présenter enfin à leur chef quelque chose de concret qui atteste de leurs bons et loyaux services, un coupable, en chair et en os.

Les vigiles s’en saisirent et les coups se mirent à pleuvoir ! Un brodequin lui laboura le tibia, un coup de pied lancé à toute volée la faucha comme épis mûre. Elle n’avait pas plutôt touchée terre qu’un autre l’atteignit à l’estomac et l’étendit raide sur l’asphalte.

Alors, la garde. Toute la garde, dans un respect étrange, un respect presque religieux, malgré l’atmosphère de tension qui régnait sur les lieux, s’écartait d’elle. Une douleur à achever un mulet se concentra au niveau de son abdomen en s’irradiant au reste des muscles, la mettant aux limites de l’humainement supportable. Quiconque d’autre en aurait été achevé. A…avait en de telles circonstances des ressources insoupçonnables. Elle usait de ce baume adoucissant de l’aigreur des cœurs qu’est le rire pour se protéger contre la douleur, pour se soustraire au présent invivable. Bien sûr ce n’était pas un rire aux éclats comme elle l’aurait souhaité mais un raz de marée qui balaya comme d’un revers de main le réel en le tournant à la dérision.

Bien que consciente de ce qui se passait aux alentours, elle gisait en pâle pantin disloqué entre les bottes cloutées, et n’avait aucune envie de rigoler. Elle pouvait percevoir les camarades s’empresser autour d’elle pour empêcher qu’on la piétine, et suivre avec satisfaction leurs efforts de garder à distance la garde acharnée. Une voix qu’elle reconnaitrait entre mille se fit entendre alors. M…, responsable de la logistique du groupe, attentif comme à son habitude, venait une fois encore à la rescousse. Il criait : « le portable ! Prenez le portable! Il est dans sa poche ! ». On le nommait « le vigilant » pour rigoler, et il méritait bien son surnom. A... sentit une main fouiller dans ses vêtements. Et quoique les pantalons qu’elle portait ce jour- là fussent sans poches, la main fouineuse ne cessa pas son activité. Quelque chose de bien dur et d’assez arrondi qui gonflait sous la toile se fit sentir. C’était sûrement le portable qu’elle cherchait. Une autre voix lança, comme pour confirmer le chercheur dans son hypothèse « Dans la poche intérieure! Le portable ... dans la poche intérieure! ». La main fouineuse glissa nous le vêtement suivit le haut du fémur et croyant avoir trouvé son bonheur, empoigna le grand trochanter qui faisait saillie -tant A… avait maigrie !- puis, sûr de son affaire, tira triomphalement dessus. A… qui se sentit soulevée de terre, en oublia sa douleur et pouffa de rire. Bien sûr ce n’était pas un rire aux éclats comme elle l’aurait souhaité, mais l’effet était le même. A… s’en sentit soulagée, débarrassée du fardeau qui lui pesait sur le cœur. Elle n’était plus concernée par la triste et grave humanité qui l’entourait. Elle balayait le réel et ses complications d’un revers de main et se serait esclaffée si ses muscles répondaient à ses désirs. Elle aurait ri de bon cœur de toute cette absurdité qui la contraignait à batailler comme une forcenée pour accéder à ce que tout le monde considérait sans conteste comme un droit.

A…du haut de son perchoir survolait ainsi sa vie présente et passée. L’ambulance qui arrivait ululant comme un furibond sur les lieux, mit fin à ses réflexions et quand les ambulanciers la mirent sur le brancard, elle trouva encore la force de lever la main en signe de victoire, pour répondre au salut de la foule qui l’ovationnait. Victoire! Victoire! répétaient ses camarades. Victoire !...Victoire, oui ! mais victoire sur quoi? Victoire sur qui? Il n’y avait aucune gloire à récolter, aucune victoire à remporter. A… et ses camarades faisaient piètres figures dans un conflit qu’ils n’avaient jamais soupçonné. Elevés dans le vague sociétal et l’insouciance du lendemain, ils se sentaient meurtris de voir se fracasser leur jeunesse longtemps bercée d’illusion sur la falaise tenace de l’impasse. Piégés par une appartenance qui exigeait le don de soi sans rien proposer en retour, ils se sont laissé submerger par le désespoir. Depuis trois ou quatre décennies, rampant comme des limaces, ils juchaient par terre, et ne bougeaient que lorsqu’on le leur demandait sans prétendre à un quelconque sens thérapeutique ou philosophique.

A… continuait sa grève de la faim. Elle avait atteint ses trente quatrième jours de pénitence, mais trouvait malgré tout, entre un crachat de sang, un épanchement de chaudes larmes et quelques torsions de douleurs, le temps de rire d’un passé qui pèse toujours sur le présent et étouffe le futur.

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