Aujourd'hui, 10 octobre mais de l'année 2010, les Sahraouis sont sortis
dans la banlieue de la ville de El Aaiun, capitale occupée du Sahara
Occidental pour protester contre la politique d'appauvrissement
pratiquée par le Maroc contre la population sahraouie afin de les mettre
à genoux et mater la résistance sahraouie contre l'occupation.
Ils ont dressé le campement de Gdeim Izik en guise de protestation
contre leur situation sociale, politique et économique loin d'être
l'image d'El Dorado que les autorités d'occupation tentent de projeter à
l'extérieur dans le but de vendre leur occupation illégale et contestée
par le droit international et la population locale.
La protestation de Gdeim Izik est le produit direct de l'inefficacité du Conseil de Sécurité dans la résolution du conflit du Sahara Occidental en raison du soutien inconditionnel de la France à l'occupation marocaine.
La protestation de Gdeim Izik est le produit direct de l'inefficacité du Conseil de Sécurité dans la résolution du conflit du Sahara Occidental en raison du soutien inconditionnel de la France à l'occupation marocaine.
A l'occasion du 6ème anniversaire de l'épopée de Gdeim Izik, nous avons
le plaisir de vous présenter pour lecture une étude faite par la revue
Années du Maghreb sur le soulèvement de Gdeim Izik.
Sahara Occidental : quel scénario après Gdeim Izik ?
Par Carmen Gómez Martín
À l’automne 2010, comme prélude aux protestations populaires du Maghreb
et du Machrek, les Sahraouis accomplissent une action totalement
inattendue : ils dressent le campement pacifique de Gdeim Izik afin de
dénoncer leur situation sur les plans politique, économique et social au
sein des territoires occupés par le Maroc au Sahara Occidental.
Plusieurs semaines après son établissement, le camp est violemment
démantelé par les forces de sécurité marocaines. Cette opération
provoque des émeutes dans la plupart des villes du Sahara Occidental. Le
bilan est lourd : plusieurs centaines de blessés et de détenus et la
mort de treize personnes (policiers marocains et civils sahraouis).
Gdeim Izik est considéré par certains auteurs comme l’annonce du «
printemps arabe ». Le premier à l’interpréter de la sorte, bien qu’il ne
soit pas un expert en la matière, est le linguiste américain Noam
Chomsky1. Son avis est corroboré, comme on le signalera plus tard, par
des spécialistes du dossier comme le chercheur Bernabé López García.
Cette révolte partage certains éléments avec les épisodes
révolutionnaires déclenchés dans d’autres pays de la région mais, dans
le même temps, elle présente des caractéristiques intrinsèques qui se
reflètent, par exemple, dans la capacité des Sahraouis à combiner, au
sein du campement, trois types de demandes : socio-économiques, de
reconnaissance identitaire et de reconnaissance politique (ces dernières
concernant le référendum d’autodétermination et l’indépendance du
Sahara Occidental).
L’objectif de ce texte2 est de détailler le déroulement des
protestations de Gdeim Izik et de fournir les éléments nécessaires à la
compréhension des effets que cet événement a eus, à court terme, au sein
des territoires occupés et dans les camps de réfugiés sahraouis à
Tindouf (Algérie). Ces effets se matérialisent dans la revitalisation du
conflit par de nouvelles formes de protestation (l’établissement de
campements en dehors des centres urbains), dans l’irruption de nouveaux
acteurs dans l’espace de contestation sahraoui (notamment des jeunes
chômeurs et des activistes des droits de l’Homme), dans la transition
d’actions pacifiques vers des réactions plus radicales et violentes, ou
encore dans la montée des tensions entre les différentes populations qui
cohabitent dans la région.
Chronologie des faits
Gdeim Izik est le résultat de plusieurs essais infructueux de formation
de camps pacifiques de protestation dans la périphérie des principales
villes du Sahara Occidental (Laâyoune, Smara, Dakhla et Boujdour). Avec
cette stratégie de lutte, les Sahraouis entendent dénoncer les mauvaises
conditions sociales et économiques subies dans les territoires occupés,
notamment leur marginalisation dans l’accès à l’emploi et au logement,
la corruption endémique qui éclabousse les autorités locales (sahraouies
et marocaines), la spoliation des ressources naturelles de la région et
les politiques étatiques d’assistance qui sont accordées non pas sur
des critères socio-économiques, mais selon les appuis obtenus auprès du
régime alaouite.
Au début du mois d’octobre 2010, l’idée d’établir un nouveau camp dans
la périphérie de la ville de Laâyoune se répand rapidement dans la
population sahraouie. La gestion douteuse par les autorités locales de
plusieurs dossiers sensibles, dont les fonds de développement et les
aides sociales, fait exploser la contestation3. Le 10 octobre les
premiers manifestants arrivent à Gdeim Izik, à 12 km de Laâyoune. Il
s’agit de plusieurs dizaines de personnes, pour la plupart femmes et
jeunes chômeurs. À ce moment, la police et la gendarmerie marocaines
n’interdisent pas le rassemblement, encourageant alors l’arrivée d’un
nombre croissant de participants4. D’après l’Organisation marocaine des
droits de l’Homme (OMDH) (2011, p. 8), l’approche utilisée pour traiter
les dossiers sensibles de la région divise les représentants de
l’autorité locale à Laâyoune qui soutiennent l’installation du campement
de Gdeim Izik. Dans son rapport, l’OMDH affirme également qu’un
responsable local, avec l’appui des membres de sa famille et d’autres
personnes proches, a encouragé l’installation du camp et a participé
activement à son financement.
L’affluence massive de Sahraouis complexifie la gestion du campement.
Ainsi, quelques jours après sa constitution il devient nécessaire de
former des comités d’organisation : sécurité interne, nettoyage,
infrastructure, services primaires et comité de dialogue5. En outre, le
camp est divisé en six « quartiers », chacun d’entre eux est placé sous
la responsabilité d’un chef. L’installation incontrôlée des khaimas
(tentes) amène les forces de sécurité marocaines à clôturer le camp au
moyen d’une tranchée et de plusieurs murs de sable renforcés par des
camions. Les voies d’accès sont aussi restreintes à une seule entrée,
celle de la route connectant les villes de Laâyoune et de Smara,
obstruée par trois barrages policiers.
Arrive ainsi le 24 octobre. Ce jour-ci, une voiture avec six personnes à
bord est mitraillée par l’armée, alors qu’elle essayait de contourner
un poste de contrôle. Au cours de la fusillade un adolescent de 14 ans
meurt sur le coup. Il est inhumé trois jours plus tard sans
l’autorisation de sa famille et en l’absence de ses proches. Cette mort
influe profondément sur la suite des évènements. À l’extérieur du camp
le blocage médiatique se durcit. Les autorités marocaines empêchent les
journalistes étrangers de se déplacer à Laâyoune, certains d’entre eux
sont même expulsés du pays6. Plusieurs observateurs internationaux et
parlementaires européens subissent le même sort, tels le parlementaire
espagnol Willy Meyer, du parti politique Gauche unie, et le député
français Jean-Paul Lecoq, du Parti communiste français. Sans présence
d’observateurs, ni de la presse internationale, les informations
deviennent invérifiables. La désinformation accroît alors les
spéculations et les rumeurs, alors qu’à l’intérieur du camp, les esprits
s’échauffent. Comme souligne Mawaba, participante à la contestation de
Gdeim Izik :
« Après la mort de El Garny Nayem la tension était palpable au sein des
camps. Le comité de négociation et de nombreux Sahraouis installés dans
le campement ont continué à parler des revendications sociales et
économiques mais la rage engendrée par ce meurtre a fait réagir les
manifestants. Le démantèlement du campement s’avérait imminent, alors
nous avons commencé à parler ouvertement des revendications politiques,
d’autodétermination et d’indépendance »7.
Malgré la tournure des événements, le dialogue se poursuit entre le
comité de représentants du camp (composé de neuf membres) et les
autorités marocaines. Les contacts s’établissent au début avec Mohamed
Jelmous, wali (gouverneur) de Laâyoune, et plus tard avec une commission
du ministère de l’Intérieur constituée par trois walis de
l’administration centrale. Enfin, au dernier moment, les négociations
sont dirigées par le ministre de l’Intérieur en personne, Taïeb
Cherkaoui. Le 4 novembre 2010 un accord de principe est conclu, selon
lequel l’État marocain s’engage à répondre progressivement aux demandes
des manifestants relatives au logement et au travail. Un premier pas est
franchi avec la constitution d’un comité mixte (représentants sahraouis
et autorités marocaines) chargé d’entreprendre le recensement des
personnes défavorisées à l’intérieur du campement. La mise en œuvre des
mesures devait débuter le lundi 8 novembre, mais aucune ne sera réalisée
car le démantèlement du camp est déclenché ce même jour8.
L’opération se produit à l’aube, après un appel confus des hélicoptères
de la police survolant les lieux et ne laissant pas le temps d’organiser
l’évacuation. C’est alors le chaos entre ceux qui essaient de fuir et
ceux tentant d’organiser la résistance face aux forces de sécurité
marocaines équipées de canons à eau, gaz lacrymogènes et balles en
caoutchouc. D’après les autorités marocaines l’intervention ne pouvait
plus attendre, car le camp était tombé sous les mains de groupes de
trafiquants et de criminels qui retenaient une partie de la population
sahraouie contre sa volonté9. Or, les organisations sahraouies et
marocaines de défense des droits de l’Homme mettent en cause ce
discours10. Elles mettent en avant le fait que quatre walis du ministère
et le ministre de l’Intérieur lui-même avaient négocié pendant des
jours avec ces mêmes représentants censés êtres des criminels
séquestrant la population.
L’inconsistance du discours officiel laisse donc sans réponse la
question principale. Pourquoi démanteler par la force le campement si le
dialogue se poursuit encore entre les deux parties, et si une réunion
entre le Front Polisario et les représentants marocains est programmée
ce jour même à New York ? L’irruption violente dans le camp est
fortement critiquée par certains participants, comme la députée
sahraouie du Parti du progrès et du socialisme (PPS) et également membre
du Conseil royal consultatif des affaires sahariennes (CORCAS). D’après
Bernabé López García (2010)11, seules les pressions exercées par des
personnalités influentes hostiles à la décentralisation de l’État et au
projet d’autonomie élaboré par Rabat depuis 2007, confortées par le
discours radical prononcé par Mohamed VI quelques jours auparavant, au
cours de l’anniversaire de la Marche verte, peuvent expliquer le soudain
changement d’avis et la violence déclenchée au cours du démantèlement
du campement.
L’assaut des forces de sécurité engendre une réponse très violente de la
part des jeunes du camp12. Cette violence s’étend peu après à Laâyoune,
où le manque d’information favorise la rumeur d’un massacre parmi la
population sahraouie. Cette confusion et la faible présence policière
entraînent le chaos au sein de la ville : blocage de routes, barricades,
saccages et incendies des administrations publiques, des commerces, des
banques, des bureaux et des voitures de citoyens marocains13. Au cours
des émeutes, un jeune Sahraoui de nationalité espagnole meurt renversé
par une voiture de police, attisant davantage les actions contre les
établissements publics et les biens privés. L’arrivée du gros des forces
de sécurité marocaines, jusqu’alors placées à Gdeim Izik, freine cette
vague de violence. Pourtant, au cours de l’après-midi et de la soirée du
8 novembre, des civils marocains sous la protection de la police, voire
encouragée par celle-ci, sont à la tête d’une contre-offensive au sein
des quartiers à majorité sahraouie, reproduisant les scènes de pillage
et de destruction de commerces et de maisons.
Le coût humain de l’opération de démantèlement et des émeutes
postérieures est très important. À la fin de la journée les blessés, la
plupart Sahraouis, se comptent par centaines, tandis que le chiffre des
morts atteint treize personnes – onze Marocains appartenant aux forces
de sécurité et deux Sahraouis. Par ailleurs, la chasse aux instigateurs
de la révolte crée un climat de tension et de crainte qui maintient la
ville de Laâyoune dans un état d’urgence non déclaré. Les intrusions
dans les maisons sans mandat judiciaire, les passages à tabac et les
mauvais traitements dans les commissariats de police, ou encore les
détentions injustifiées, se poursuivent plusieurs semaines après le 8
novembre. Si des dizaines de détenus sont remis en liberté sans
poursuites judiciaires quelques heures après leur arrestation, environ
130 personnes sont transférées vers la « Prison noire » de Laâyoune14 et
23 autres (parmi lesquelles se trouvent plusieurs militants des droits
de l’Homme) sont transférées à la prison militaire de Salé (Maroc).
Toutes les personnes appartenant au premier groupe sont libérées sous
condition dans les six mois suivant leur interpellation. Pourtant, un an
après Gdeim Izik le groupe de Salé demeure en prison sans avoir été
jugé. Ils sont accusés de formation et d’appartenance à une bande
criminelle, d’assassinat des agents des forces de l’ordre, de prise
d’otages et de mise en danger de la sûreté de l’État ; des délits
passibles d’un tribunal militaire.
Configuration du nouveau scénario de l’après automne 2010
Gdeim Izik représente pour les Sahraouis un moment de rupture, notamment
en ce qui concerne la participation massive de la population dans
l’organisation de la contestation mais également dans la coexistence inter-communautaire entre Sahraouis et Dakhilis15. Pourtant, et malgré
les graves problèmes sociaux qui expliquent le mécontentement des
Sahraouis, l’État marocain demeure dans la continuité, privilégiant des
mesures répressives, comme le renforcement de l’appareil sécuritaire.
Quelques semaines après le démantèlement du campement un nouveau wali,
Khalil Dkhil, d’origine sahraouie, est nommé à Laâyoune. Cette mesure
n’est cependant pas accompagnée de changements plus profonds concernant
l’accès au logement, aux services sociaux primaires, à l’emploi, etc.
L’importance de Gdeim Izik ne réside pas tant dans la formation et le
développement du camp, mais dans les changements que cette action
imprévue introduit a posteriori au sein de la société sahraouie et dans
l’ensemble de la région. Quatre phénomènes caractérisent le nouveau
scénario survenu après les événements de l’automne 2010 :
1. La consolidation des revendications à caractère socio-économique comme moteur de la contestation.
2. L’irruption de nouveaux acteurs contestataires dans les
manifestations, notamment des jeunes chômeurs et des activistes des
droits de l’Homme.
3. La rupture de la fragile cohabitation entre Sahraouis et Marocains
comme en témoignent les affrontements récurrents entre les deux
communautés depuis novembre 2010.
4. Gdeim Izik opère également des changements au sein des camps de
réfugiés sahraouis à Tindouf. La radicalisation des discours se reflète
autant sur la question du retour aux armes que sur les demandes
d’introduction de mesures démocratiques au sein des institutions
gouvernementales sahraouies.
La transformation des formes de lutte au Sahara Occidental
15L’évolution du campement surprend tous les observateurs et même ses
protagonistes sahraouis. Malgré le manque d’infrastructures et de
moyens, ainsi que la situation difficile des premiers jours, la
population déplacée parvient à organiser un événement de grande ampleur
et à s’organiser rapidement. En ce sens, Gdeim Izik est un instrument
qui permet de mesurer leurs forces, revitalisant et amplifiant les
piliers de la mobilisation citoyenne.
Une fois que l’Espagne signe en 1975 la cession de son ancienne colonie
au Maroc et à la Mauritanie, les Sahraouis, qui ne fuient pas vers
l’Algérie, deviennent en grand nombre membres de la résistance.
Néanmoins, la construction au cours des années 1980 du mur défensif qui
divise le Sahara Occidental entre les territoires occupés et les «
territoires libérés », c’est-à-dire placés sous contrôle du Front
Polisario, finit par isoler les villes sahraouies et leur population de
tout contact avec la guérilla (Ruíz Miguel, 1995). Après la signature du
plan de paix en 1991, une situation de « calme tendu » s’installe au
sein des camps de réfugiés. La guerre est finie et, pourtant, le Maroc
et la Communauté internationale continuent à faire converger leurs
regards vers Tindouf, sans se rendre compte que ce sont les villes du
Sahara Occidental, lieux que le Maroc estime bien contrôler, le
véritable enjeu. Au cours de la dernière décennie, les altercations et
les crises de cohabitation entre les Sahraouis et les Marocains ont été
monnaie courante dans les villes du Sahara et même à l’intérieur du
Maroc, là où des groupes de jeunes Sahraouis poursuivent leurs études
universitaires. À ces moments de tension s’ajoutent trois événements
importants qui contribuent à la transformation de la contestation
sahraouie entre 1999 et 2010.
Le premier événement – le moins connu –, se déclenche en septembre 1999
et il est qualifié par les Sahraouis comme leur première « Intifada ».
Le centre névralgique des protestations est la place d’Echdeira, en
plein cœur de Laâyoune, et elles sont relayées par des étudiants, des
jeunes chômeurs, des travailleurs des mines de phosphates de Boukraa et
des anciens détenus (Sobero, 2010). Les revendications de nature
socio-économique sont à la base des manifestations. En effet, à ce
moment, les problèmes liés au chômage, la difficulté d’accès au logement
ou les sentiments d’injustice provoqués par la concentration en très
peu de mains des richesses de la région, apparaissent comme les
principaux moteurs de la contestation. Pourtant, la question politique
demeure implicite dans les revendications. Les références territoriales
et les symboles indépendantistes surgissent dès que les manifestations
commencent à être durement réprimées par les forces de sécurité
marocaines sous la direction du ministre de l’Intérieur, Driss Basri. Il
est nécessaire de rappeler, en outre, que cette crise se déclenche peu
après l’intronisation de Mohamed VI. Elle est un avertissement clair au
nouveau monarque que la lutte dans les territoires occupés n’a pas
disparu avec son prédécesseur, Hassan II16.
En mai 2005, démarre un nouveau cycle de protestations qui se prolonge
jusqu’en 2006. La deuxième « Intifada » sahraouie comprend, dès son
commencement, un caractère clairement politique17. La dispersion
violente d’un groupe de personnes qui manifestaient contre le transfert
d’un détenu sahraoui vers la prison d’Agadir provoque une vague de
manifestations à Laâyoune, Smara et Dakhla. Celles-ci s’étendent peu
après à plusieurs villes marocaines où les affrontements entre la police
et des étudiants sahraouis causent la mort d’un jeune en octobre 2005.
Au cours des altercations, une quarantaine de manifestants est arrêtée
et accusée de troubles à l’ordre public, d’appartenance à des
associations illicites, d’incitation à la formation d’émeutes et de
dommages à la propriété publique. Les détenus, parmi lesquels se
trouvent des activistes connus des droits de l’Homme comme Ali Salem
Tamek, Brahim Noumria ou Aminatou Haidar, sont condamnés à six mois de
prison. Ils sont relâchés au début 2006 à la faveur des pressions
internationales18. Durant cette période, les activistes emprisonnés et
plusieurs organisations de défense des droits de l’Homme dénoncent à
plusieurs reprises les tortures subies dans les commissariats de police
et les prisons, les déplacements arbitraires de détenus et les
conditions inhumaines d’incarcération19.
Après 2005, le Sahara Occidental disparaît du paysage médiatique
international. Cet effacement coïncide avec l’apaisement de la
contestation qui cependant ne cesse pas totalement. En effet, les graves
problèmes politiques, sociaux et économiques demeurent, et les seules
mesures mises en œuvre par l’État marocain sont destinées à renforcer la
sécurité de la région et la répression.
Une nouvelle crise se déclenche quatre ans plus tard, en novembre 2009.
La grève de la faim menée par l’activiste des droits de l’Homme,
Aminatou Haidar, à l’aéroport de Lanzarote20 met en évidence
l’interminable confrontation entre le régime chérifien et les Sahraouis.
Au cours de l’année 2010, et grâce au grand intérêt suscité par
l’affaire Haidar au niveau international, les manifestations reprennent
avec une intensité renouvelée. C’est le cas, par exemple, de la
procédure judiciaire contre sept activistes des droits de l’Homme
arrêtés le 8 octobre 2009 à l’aéroport de Casablanca lors de leur retour
de Tindouf. Le jugement est repoussé pendant plus d’un an à cause des
nombreux incidents entre populations sahraouie et marocaine qui
émaillent les audiences (Gómez Martín, 2011, p. 159).
En 2010, le mécontentement social explose chez les Sahraouis, engendrant
une mutation des formes de la protestation. En ce sens, la création de
villes-campements dans la périphérie des principaux centres urbains du
Sahara change la perception des espaces traditionnels de la
contestation. Les camps sont établis près des villes, dans des lieux qui
facilitent leur approvisionnement, tandis que leur situation
extra-urbaine les éloignent du contrôle des autorités locales. Plus
important encore, ils symbolisent la réappropriation d’un espace
fondamental pour l’identité et la culture sahraouies : le désert (Berona
Castañeda, 2011, p. 6).
Gdeim Izik est, par conséquent, la confirmation de la mise en place des
nouvelles formes de lutte : l’utilisation du désert comme espace
alternatif de localisation et de développement de la contestation, la
considération de la khaima comme instrument de résistance, la mise en
avant des questions socio-économiques afin de légitimer les
revendications, etc. La révolte de 2010 entérine, en même temps, la
violence accrue des altercations et la montée des attitudes racistes
entre communautés. Il ne s’agit plus exclusivement d’affrontements entre
des manifestants sahraouis et les forces de sécurité marocaines mais de
confrontations directes, déclenchées au moindre incident, entre
Sahraouis et Dakhilis.
Les révolutions démocratiques qui secouent le Maghreb et le Machrek
depuis le début 2011 se caractérisent par la participation massive de la
jeunesse en tant qu’acteur-moteur des manifestations. Ce leadership de
la jeunesse des couches moyennes et populaires n’est pas un produit du
hasard. Le facteur démographique (importante réduction des taux de
fécondité dans les dernières décennies et extrême jeunesse de la
population21) et la croissance des taux de scolarisation et du niveau
d’éducation caractérisent un scénario marqué par la haute potentialité
économique de cette population (Khader, 2011). Néanmoins, la jeunesse
des pays arabes se heurte à la décadence et à la corruption des régimes
dictatoriaux, contrôlés par des oligarchies qui sont parvenues à amasser
de grandes fortunes et à se maintenir longtemps au pouvoir avec le
consentement de l’Occident. En ce sens, la situation actuelle des pays
touchés par les révolutions ne peut pas être déconnectée du contexte de
crise économique mondiale, ni des contradictions sociales engendrées par
le système néolibéral : spoliation des ressources naturelles par des
multinationales étrangères, approfondissement de graves déséquilibres
sociaux entre les classes moyennes et populaires et les élites au
pouvoir, etc. (Massiah, 2011). La crise de l’économie familiale, le
poids du secteur informel, l’incapacité du marché du travail à proposer
des offres d’emploi en adéquation à la formation académique de plus en
plus élevée de cette population, les barrières imposées par l’Europe à
la migration, etc., incitent la jeunesse à considérer le renversement
des vieux régimes dictatoriaux comme la seule possibilité de changer son
avenir.
Concernant le Sahara Occidental, les protagonistes de la contestation se
sont considérablement diversifiés en ce début de siècle. Concrètement,
entre 2005 et 2011, les activistes des droits de l’Homme et les jeunes
chômeurs ont joué un rôle central dans la réorganisation du champ de
contestation sahraoui22. Le manque de données sur la jeunesse n’empêche
pas pour autant l’identification de caractéristiques communes avec celle
des pays voisins : marginalisation sociale et politique, taux élevé de
chômage, manque de libertés, perspectives futures incertaines, etc. À
celles-ci il est nécessaire d’ajouter, dans le cas sahraoui, les dérives
du conflit territorial et la montée des tensions ethniques avec
d’autres populations habitant la région.
Osman, un jeune sahraoui participant aux manifestations de Gdeim Izik et
incarcéré pendant plusieurs mois après le 8 novembre 2010, signale les
principaux facteurs du mécontentement de la jeunesse sahraouie des
territoires occupés :
« Les jeunes sahraouis… deux mots liés au désespoir, au manque
d’opportunités et au chômage. Nous n’avons pas de travail dans les mines
de phosphates, ni dans la pêche, l’assistance sociale favorise les
colons marocains, l’accès à l’éducation et, surtout, la formation
universitaire est pleine d’entraves…Nous, les jeunes, nous avons
l’impression que le but est de nous appauvrir, de nous marginaliser
jusqu’au point d’accepter la situation. C’est un jeu de pouvoir et de
résistance. Si tu veux manger, travailler, avoir une vie digne tu dois
renoncer à tes idées. Si tu ne le fais pas, tu es destiné à la pauvreté,
à passer toute ta vie en prison ou à la migration irrégulière. C’est
facile de comprendre pourquoi la jeunesse sahraouie s’est révoltée,
pourquoi elle est devenue le moteur des protestations »23.
La présence marginale du Front Polisario dans les territoires occupés et
l’impossibilité de constituer des partis politiques opposés aux
intérêts de l’État marocain par rapport au conflit territorial, oblige
les jeunes sahraouis qui souhaitent participer aux décisions locales à
s’inscrire au sein des partis marocains, ou à devenir militants des
associations de défense des droits de l’Homme24 (Veguilla, 2009, p.
106-107). Bien que ces dernières ne soient pas légales, elles disposent
d’appuis au sein de la société. Par ailleurs, la transformation de leurs
figures les plus charismatiques en icônes de la résistance à
l’occupation leur a procuré un capital politique spécifique au sein du
mouvement sahraoui. Ce fait ouvre la porte de la représentation
politique à d’autres acteurs, et déplace le Front Polisario en tant
qu’organisation de référence, rôle qu’il a rempli de façon hégémonique
entre la moitié des années 1970 et la fin des années 1990.
La répression exercée par l’État Marocain à l’encontre des Sahraouis a
joué, dans le même temps, un rôle fondamental dans la recomposition de
l’espace politique de contestation. En ce sens, les acteurs engagés dans
les protestations ont appris à bien fixer la limite entre des actes de
mécontentement interdits et tolérés, c’est-à-dire, susceptibles
d’engendrer ou non des actions répressives des autorités marocaines.
C’est là que la contribution des jeunes Sahraouis a été la plus
importante, car ils sont parvenus à substituer – au moins, dans le
discours public –, les références ethniques et politiques par d’autres
références empruntées au droit au développement économique et social de
la région (Veguilla, 2009, p. 97-98). Cela explique, par exemple, la
constitution d’associations composées par des jeunes sahraouis et
tolérées par le régime, ayant pour but la défense d’intérêts spécifiques
(économiques, sociaux) ou la dénonciation de certaines situations liées
à l’emploi et considérées comme injustes25.
Gdeim Izik est un exemple de ce type de mobilisation, en apparence
dépolitisée et légitimée par l’ensemble des acteurs sociaux mais
possédant, au fond, un caractère politique voilé mais incontestable tant
pour les acteurs protestataires que pour les autorités marocaines.
Comme l’indique l’OMDH:
« On ne peut pas parler des revendications sociales des citoyens en
ignorant leurs revendications politiques. D’ailleurs, la question
sociale est, au fond, politique, car elle est la conséquence de la
discrimination et du pillage des richesses qui sévissent dans la région
»26.
Enfin, à partir de 2005, les actions de contestation dans les
territoires occupés ont été appuyées par l’utilisation des nouvelles
technologies de l’information et de la communication : Internet, blogs,
réseaux numériques et sociaux. Bien que ces technologies soient encore
rares dans les villes du Sahara Occidental, elles ont permis la
participation croissante des citoyens dans l’élaboration et l’échange
d’informations par le biais de la narration d’expériences personnelles,
de vidéos ou de photographies diffusées instantanément sur le Web à
l’aide des réseaux numériques. L’irruption de ces nouveaux instruments
dans la vie quotidienne des jeunes sahraouis au début des années 2000 a
contribué à changer leur perception sur leur participation à la
politique. C’est le cas de Mohamed, étudiant de 22 ans à l’université
Hassan II de Casablanca :
« Depuis quelques années j’utilise Internet fréquemment. C’est un
instrument qui a changé ma perception sur la façon dont les jeunes
peuvent participer en faveur de la cause sahraouie. Je me suis mis en
contact, en très peu de temps, avec des jeunes sahraouis installés en
Espagne et maintenant on échange des informations, des réflexions, nous
faisons arriver des vidéos enregistrées dans les universités marocaines,
des vidéos enregistrées au cours des manifestations… C’est un peu
compliqué et dangereux mais c’est le seul moyen pour faire sortir
l’information hors du pays. Il faut s’accommoder aux nouveaux temps et
utiliser les technologies qui sont à notre disposition pour effectuer
des changements. Le problème, à mon avis, est que nous ne sommes pas
tout à fait conscients de la potentialité de ces nouveaux
instruments »27.
Ces nouvelles technologies ne peuvent pas être considérées comme les
déclencheurs des manifestations, mais elles jouent un rôle important en
tant que moyens de socialisation politique, en renforçant le dialogue et
l’échange d’idées entre les jeunes contestataires au sein des
territoires occupés, d’une part, et entre ceux-ci et d’autres jeunes
Sahraouis installés en Espagne ou dans les camps de réfugiés à Tindouf,
d’autre part (Gómez Martín et Omet, 2009, p. 214). L’importance de la
présence d’Internet et de l’usage des réseaux sociaux fût largement
confirmée durant la crise de Gdeim Izik. Au cours des semaines
d’existence du camp, les blogs et les réseaux sociaux se présentent
comme les seules informations alternatives face au discours officiel
diffusé par la presse marocaine.
La rupture du mythe de la cohabitation : l’arrivée de tensions ethniques
Les émeutes, qui se déclenchent à Laâyoune le jour même du démantèlement
du camp, marquent profondément les relations entre les différentes
populations habitant les villes du Sahara Occidental. Néanmoins, ces
confrontations inter-communautaires du 8 novembre 2010 ne sont pas
nouvelles mais résultent d’un climat de tension qui s’aggrave depuis des
années. Ce scénario brise, par conséquent, l’image de cohabitation
pacifique que les autorités marocaines ont essayé de promouvoir à
l’intérieur et à l’extérieur du territoire. Néanmoins, la situation
actuelle est devenue plus dangereuse. D’une part, le clivage entre les
populations dépasse largement le débat sur l’indépendance du Sahara ou
de son annexion totale au Maroc, d’autre part, les désaccords et la
méfiance entre communautés ont franchi la ligne rouge distinguant les
disputes sans véritables conséquences du déclenchement d’affrontements
violents dépassant le cadre local.
Des explications de ce changement se trouvent, en partie, dans les
politiques sociales et économiques mises en œuvre par l’État marocain
depuis le début de l’occupation du Sahara Occidental. En ce sens, le
journaliste Dris Benani (2011) a mis en évidence que les mesures prises
dans la région ont contribué ultérieurement à la formation de barrières
psychosociales difficiles à franchir entre les populations qui
cohabitent dans les villes du Sahara. En effet, ces politiques, visant
le développement de la région, ainsi que son occupation effective,
auraient engendré à long terme des effets contraires à ceux
poursuivis28.
Tout d’abord, et afin de « marocaniser » le territoire, Rabat encourage
l’arrivée de nouvelles populations provenant des régions du Nord grâce à
l’application d’importants stimulants économiques et de généreuses
politiques d’assistance29. À ces mesures s’en ajoutent d’autres
destinées aux ex-combattants sahraouis ralliés au Maroc. La plupart
d’entre eux ont obtenu des postes importants au sein de l’administration
publique. Enfin, un troisième groupe, dénommé « habitants d’Al Wahda »
complète les populations assistées par l’État marocain dans les
principaux centres urbains du Sahara Occidental. Il s’agit de plusieurs
milliers de personnes appartenant à des tribus sahraouies qui
n’habitaient pas à l’intérieur du territoire en litige et qui, à partir
de 1991, sont transférées par les autorités marocaines, tous frais
payés, dans des bidonvilles provisoires des périphéries de Laâyoune,
Smara, Boujduor et Dakhla pour faire partie des listes d’identification
de la MINURSO30. Leur présence sur le territoire était programmée, en
principe, pour quelques semaines mais le blocage du processus
d’identification, opéré précisément par le surplus d’individus à
identifier, et le fait qu’elles se trouvent assistées en permanence par
l’État marocain les encourage à y rester, provocant ainsi la colère des
Sahraouis natifs des lieux (Benani, 2011). En tout état de cause, la
situation actuelle laisse penser que le véritable objectif d’une telle
mesure était d’encourager le repeuplement de la région avec des éléments
sahraouis favorables au discours sur la « marocanité » du Sahara
Occidental.
Cet ensemble de politiques d’assistance contribue à tendre les rapports
sociaux, car elles sont un signe clair de discrimination adressé à
l’égard des Sahraouis qui s’opposent à la présence du Maroc dans le
territoire. Ainsi, ces derniers ont finit par se convaincre que l’accès à
un logement correct, aux aides étatiques et aux services sociaux de
base dépend entièrement de l’appui prêté au régime ou de l’appartenance à
un groupe ethnique. Ce fait est confirmé par Ibrahim, jeune militant de
l’Association sahraouie des victimes des violations graves des droits
de l’Homme :
[…] Dans la rue il y a une pensée généralisée qui engendre un lot de
frustrations et des tensions… aujourd’hui deux conditions sont
indispensables pour vivre au Sahara : soit tu es Marocain et donc tu
bénéficies de toutes les facilités pour t’installer ici, soit tu es
d’accord avec l’occupation et alors tu peux mener une vie plus au moins
aisée si tu parviens à rejeter ton identité »31.
En définitive, les politiques sociales et économiques partielles, le
sentiment d’injustice, et le manque total de compréhension entre
populations ont conduit à de graves frictions entre communautés qui se
définissent, avant tout, par leur appartenance ethnique. Un exemple
symptomatique de l’irruption de ce type d’attitudes se trouve dans les
confrontations qui ont lieu à Dakhla entre jeunes Dakhilis et Sahraouis
au cours du festival de musique « Mer et Désert » en février 2011, ou
les émeutes qui provoquèrent sept morts en septembre 2011, dans la même
ville, après un match de football amateur32.
Des journaux indépendants marocains, comme Tel Quel et des associations
de défense des droits de l’Homme marocaines, comme l’OMDH, convergent
pour signaler que la violence inter-communautaire qui est en train
d’éclater au Sahara Occidental est le produit des dérives du conflit
territorial encore non résolu mais, également des politiques sociales et
économiques conduites depuis trois décennies sans prise en compte de la
population native sahraouie face à d’autres populations originaires du
nord du Maroc. Par ailleurs, ces deux observateurs mettent l’accent sur
le fait que l’irruption du facteur ethnique en tant que nouvelle
variable du conflit peut contribuer à la déstabilisation définitive de
la région33.
Les effets de Gdeim Izik sur les camps de réfugiés sahraouis à Tindouf
Les événements de l’automne 2010 ont aussi des conséquences au sein des
camps de réfugiés sahraouis à Tindouf, notamment en ce qui concerne la
montée des tensions entre la population réfugiée et les autorités
sahraouies. Le démantèlement du camp de Gdeim Izik et les émeutes
postérieures à Laâyoune renforcent la pression des réfugies,
particulièrement des jeunes, pour un retour aux actions armées. C’est la
quatrième fois en une dizaine d’années que des moments de tension
redoublent la crispation et enflamment le discours du retour aux armes.
Le premier moment de rupture ou de perte de l’espoir renvoie à la fausse
annonce de reprise de la guerre lors du passage du rallye Paris-Dakar
2001 par les « territoires libérés » sans consultation préalable des
autorités sahraouies. La décision du Front Polisario de suspendre
temporairement la reprise des activités militaires est mal accueillie
par les Sahraouis ; et ce mécontentement est renforcé par l’échec du
Plan Baker I quelques mois plus tard. Le second moment de perte d’espoir
correspond au nouvel échec du Plan Baker II34. Plus concrètement, il
est provoqué par l’acceptation du plan par le Front Polisario et
l’Algérie, alors qu’une partie de la population sahraouie, notamment la
jeunesse, rejetait les conditions d’un accord considéré fait en fonction
des intérêts marocains, et que Rabat finit pourtant par refuser, au
dernier moment, d’une façon inattendue (Hernando de Larramendi, 2008).
Enfin, le début de la seconde « Intifada » en mai 2005 dans les
territoires occupés suppose un nouveau moment de rupture, lié cette
fois-ci à l’impasse créée par l’écroulement des plans de paix. La
révolte prend place de façon inattendue de Dakhla à Tan-Tan en passant
par Laâyoune. Elle secoue la société sahraouie dans son ensemble
renforçant par effet de dominos la volonté des Sahraouis, notamment les
jeunes, à reprendre les armes, (Gómez Martín et Omet, 2009, p. 210). Le
Front Polisario se trouve alors dans une situation particulièrement
difficile, car il n’est plus en mesure de relancer des actions armées,
compte tenu de ses moyens militaires limités et du manque de support au
niveau international. Dans le même temps, il est en train de perdre la
confiance de sa propre population, ce qui l’oblige à réaffirmer sa
position et à essayer de convaincre les réfugiés qu’il représente encore
une possible menace militaire.
Entre 2005 et 2011, la tension dans les camps de réfugiés continue de
monter. L’absence de perspectives pousse un nombre grandissant de jeunes
sahraouis à grossir les listes de l’armée, tandis que d’autres
oscillent entre oisiveté et participation aux réseaux de contrebande
(Caratini, 2007). Il n’est dès lors pas étonnant, face à ce panorama
décourageant, que chaque fois que se produit une altercation dans les
villes du Sahara Occidental, les jeunes des camps réagissent en faisant
pression sur le gouvernement sahraoui afin qu’il abandonne
l’infructueuse voie diplomatique. Malgré ces pressions, le jour même où
est démantelé le camp de Gdeim Izik, les représentants du Front
Polisario s’asseyent à nouveau à la table de négociation de Manhasset
(New York). Ce fait représente un coup trop lourd à digérer pour les
jeunes, voire une action incompréhensible qui confirme la profonde prise
de distance d’une partie de la population sahraouie avec la politique du
Front.
Bucharaya Beyoun, représentant du Front Polisario en Espagne, confirmait
lors d’un entretien, les difficultés éprouvées par les représentants
sahraouis pour faire comprendre aux réfugiés leur position au sujet des
négociations à Manhasset :
« Je comprends très bien le sentiment de méfiance de nombreux Sahraouis
envers les négociations, encore plus, après les événements de Gdeim
Izik. Pourtant, en politique il faut savoir travailler… Je suis
convaincu que le Front Polisario a bien réagi à ce moment, que notre
positionnement était étudié, qu’il était correct. La réunion à Manhasset
était pour nous une manœuvre politique avec un double objectif.
D’abord, nous sommes parvenus à ne pas briser le processus de
négociations, car nous pousser à abandonner le dialogue faisait partie
des intérêts de Maroc. Ensuite, nous souhaitions utiliser le tour de
négociations pour obliger les représentants marocains à donner une
explication à la communauté internationale à propos de Gdeim Izik.
Convaincre la population, notamment les jeunes, de notre décision n’a
pas été facile mais je suis sûr que nous ne nous sommes pas trompés
là-dessus »35.
Le mécontentement envers la direction politique du Polisario n’est pas
un fait nouveau. Les critiques commencent à s’entendre plus clairement à
la fin des années 1990. Néanmoins, dans un contexte marqué par les
désertions vers le Maroc d’anciens membres du Front Polisario, la
suspicion de trahison à la « cause » finit par entacher toute objection
dirigée contre le leadership sahraoui.
Gdeim Izik et le contexte révolutionnaire du Maghreb et du Machrek
encouragent les voix critiques à exprimer leur mécontentement au sein
des camps de réfugiés. Ainsi, le 5 mars 2011 une manifestation est
organisée à Rabouni (centre politico-administratif des camps) profitant
de l’élan des révolutions tunisienne et égyptienne et le début de la
contestation au Maroc lors du mouvement dit du « 20 février ». L’appel
est réalisé par le collectif « Jeunes Révolutionnaires » qui demande un
appui plus fort du Front Polisario aux Sahraouis des territoires occupés
et des réformes gouvernementales. Ils exigent, entre autres mesures,
des changements au sein de l’administration de l’État et du pouvoir
judiciaire, la fin de la corruption, la lutte contre la spoliation des
fonds publics, une participation plus forte de la jeunesse dans la vie
politique et la réforme du code électoral, permettant une participation
plus directe des électeurs à la désignation des membres du parlement et
du président de la République36. Bien que les autorités sahraouies
n’interdisent pas cette contestation, elles essaient de la discréditer.
D’après les mots de Bucharaya Beyoun : « La manifestation était
clairement une tentative de manipulation de la part du Maroc, afin de
confondre les Sahraouis et d’engendrer des dissensions internes au sein
des camps ».
En outre, la manifestation est secondée par le mouvement « Khat Achahid
», constitué d’un groupe de dissidents du Front Polisario installés en
Espagne. Son appui n’aide pas à diminuer les suspicions qui tenaillent
le rassemblement, en entravant totalement la participation des jeunes37.
Face aux pressions, et essayant de prendre de la distance avec la
possible manipulation marocaine et la suspicion de trahison lancée par
les autorités sahraouies, les jeunes réfugiés qui participent aux
manifestations brandissent de nombreux drapeaux de la RASD38 et des
symboles pro-Polisario.
Bien qu’aucune action répressive ne soit menée, les évènements du 5 mars
2011 montrent les difficultés d’organiser un mouvement contestataire au
sein des camps. La coercition ne prend pas la forme d’actions
autoritaires et violentes de la part de l’appareil étatique envers sa
population, comme cela peut être observé dans d’autres pays arabes. Elle
est plus fine car psychologique et, en quelque sorte, auto-imposée.
Autrement dit, c’est la société sahraouie elle-même, alimentée par le
discours des dirigeants, l’organisation interne du Front Polisario et
les 36 ans d’exil, qui exerce la coercition au nom de l’intérêt général
et de la lutte contre un ennemi toujours omniprésent, le Maroc. Cette
attitude a fini par appauvrir l’expérience démocratique de la RASD et
l’importance qui a toujours été accordée à la liberté d’expression chez
les Sahraouis. Les voix qui réclament des changements et une nouvelle
impulsion démocratique de la RASD se heurtent, par conséquent, aux
effets qu’une lecture critique du discours officiel peut engendrer au
niveau politique. C’est-à-dire, soit favoriser les intérêts de Rabat,
soit rompre avec le statu quo régnant après 36 ans dans les sphères du
pouvoir du mouvement sahraoui.
Conclusion
Malgré les changements engendrés par Gdeim Izik au sein des territoires
occupés et de la société sahraouie dans son ensemble, cet événement doit
être analysé comme le produit logique d’un processus de transformation
sociale et politique plus large, qui s’esquisse à la fin des années
1990, après l’intronisation de Mohamed VI. En ce sens, Gdeim Izik
entérine quatre phénomènes observés depuis le début des années 2000.
Premièrement, la consolidation sur la scène sociale et politique de
nouveaux acteurs, notamment des activistes des droits de l’Homme et des
jeunes chômeurs, qui complexifie l’espace de contestation sahraoui. En
deuxième lieu, le renforcement de nouveaux instruments de lutte. La
formation des campements se présente comme le principal symbole d’une
contestation de nature pacifique. Comme le signale Bernabé López García
(2011), les « campements des jeunes », comme signe de protestation, se
reproduisent a posteriori, et grâce aux images diffusées par la chaîne
de télévision Al Jazeera, sur la place de la Kasbah à Tunis ou sur la
place Tahrir du Caire. Troisièmement, les lieux des manifestations se
déplacent des centres urbains vers des zones dépeuplées du territoire,
loin du contrôle des autorités locales et étatiques. Cette stratégie
permet des grands rassemblements de personnes, favorisant des coups de
théâtre importants au niveau interne et externe, ainsi que la
réutilisation du désert comme espace fondamental de l’identité et de la
culture sahraouies.
Enfin, les événements de Gdeim Izik confirment le glissement des formes
de contestation du plan politique vers d’autres de nature
socio-économique, plus tolérées par le régime chérifien. Les thématiques
de la marginalisation des Sahraouis dans la distribution de la
richesse, la corruption des élites locales (marocaines ou sahraouies)
qui contrôlent toutes les sources de financement, la faible
participation des Sahraouis dans la prise de décisions, etc., dessinent
ainsi les vecteurs principaux des nouvelles manifestations. Pourtant, ce
fait ne signifie pas que la question politique disparaît des
revendications. Elle reste implicite mais revêtue de nouveaux discours
et de nouvelles formes de contestation sociale qui complexifient encore
plus le conflit.
Le rôle joué par Gdeim Izik dans la revitalisation de la contestation
est indéniable mais à la base, le problème principal demeure. Le blocage
du conflit n’est pas seulement perceptible dans les mesures prises par
le gouvernement marocain pour stabiliser la région – notamment celles
visant au renforcement des dispositifs sécuritaires et de l’appareil
répressif – mais dans la méfiance et l’impossibilité de dialogue qui
engendrent les positions inamovibles des Marocains et des Sahraouis. De
là, la pertinence de la question posée par le professeur López García
dans un article du journal El Pais en mai 2011 : quel aurait été le
résultat si la jeunesse sahraouie avait essayé de rejoindre les
manifestations qui ont eu lieu au Maroc en 2011 lors du mouvement du «
20 février » ? Peut-être que les deux expériences contestataires
auraient pu faire converger les intérêts des jeunes marocains et
sahraouis. Pourtant, ce scénario n’est même pas pensé en tant que
possibilité. Ni la population sahraouie ne se sent concernée par les
manifestations des jeunes marocains, ni les demandes de réforme du « 20
février » ne font référence à la résolution du conflit sahraoui, car la
jeunesse de ce pays n’a aucun doute sur la marocanité du Sahara. Il est
pourtant surprenant que la connexion entre les deux situations ne soit
pas établie, car l’autocratie, la corruption, les inégalités sociales ou
le manque de libertés que dénonce la jeunesse marocaine ne peuvent pas
être dissociés du fardeau le plus lourd qui compromet l’avenir du Maroc
au niveau politique et économique : l’ajournement indéfini de la
résolution du conflit du Sahara Occidental.
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