La honte qui nous habite
Avec 12 milliards d’euros de ventes d’armes depuis janvier 2015, la France vole désormais de record en record. Des affaires qui prospèrent grâce à l’Egypte et à l’Arabie saoudite, les nouveaux "amis" que nos dirigeants se sont choisis...
Poignée de mains entre Eric Trappier et le général Montasser Mayhop (MARTIN BUREAU/AFP)
Chaque matin sur Europe 1 depuis la rentrée, Raphaël Enthoven propose de réfléchir à ce qu’il appelle "la morale de l’info". Bienvenue au club, cher Raphaël ! Pour se colleter à l’exercice depuis belle lurette, on en connaît la difficulté. Lundi 24 août, Enthoven ironisait donc sur une phrase assez sotte de Cambadélis : "Le parti socialiste est crédible parce qu’il est au pouvoir." L’ironie était fondée mais elle ne mangeait pas de pain. Il s’agit de mieux rompre avec le politiquement correct qui règne en maître dans les médias.
Proposons au philosophe une autre phrase, moins sotte qu’effarante. Elle fut articulée par plusieurs éditorialistes, dont – hélas – celui du "Monde". Ladite phrase qualifiait de "stratégie gagnante" la politique de vente d’armes conduite par François Hollande et Jean-Yves Le Drian. On verra que cette réflexion nous ramène illico à une phrase rabâchée, attribuée à Albert Camus : "Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde." Examinons donc de quoi est faite cette "stratégie gagnante" dont se réjouit l’Élisée.
Avec 12 milliards d’euros de ventes d’armes depuis janvier 2015, la France vole désormais de record en record. Il n’est pas impossible que nous ravissions in fine à la Russie la deuxième place des exportateurs d’armements. Ce n’est pas tout. Après avoir annulé, dans un beau coup de menton éthique, la vente des deux navires Mistral à la Russie, on laisse entendre qu’ils seront peut-être rachetés par l’Arabie saoudite et l’Égypte. Ces deux pays sont, comme on le sait, nos nouveaux amis et clients. C’est grâce à leurs achats (notamment des Rafale) que nos affaires prospèrent.
Voyons donc les choses d’un peu plus près.
Si l’on en croit le dernier rapport d’Amnesty International, l’Arabie saoudite vient de battre, elle aussi, un "record" : celui des décapitations au sabre, et en public, en application de la charia. Cela porterait à 100 personnes – dont une femme – exécutées, notamment par décapitation, depuis janvier 2015, contre 90 l’année dernière. Amnesty parle cette fois d’une "frénésie" d’exécutions. Elles sont décidées à l’issue de "procès" qui n’ont pas grand-chose à voir avec l’État de droit. Faut-il rappeler ce que représente exactement le régime wahhabite, et les liens obscurs qu’il continue d’entretenir avec certaines tendances du mouvement djihadiste ?
Comme si ces zones d’ombre ne suffisaient pas, on a vu ces derniers jours avec quelle brutalité l’aviation saoudienne intervenait au Yémen contre les mouvements chiites houthis. Disons que les pilotes saoudiens bombardent au jugé, sans souci pour les populations civiles. 65 personnes, en majorité des civils, ont encore été tuées le 20 août à Taëz. Comble d’irresponsabilité, les pilotes saoudiens n’épargnent pas les sites archéologiques de la ville de Marib, capitale historique de la reine de Saba, à telle enseigne que l’Unesco a tiré la sonnette d’alarme. Au total, le royaume saoudien utilise des méthodes très proches de celles des barbares djihadistes en Irak et en Syrie. Voilà donc le "client" à qui nous allons vendre les machines à tuer made in France !
Le cas du président égyptien, le général Abdel Fattah al-Sissi, à qui nous sommes "heureux et fiers" d’avoir déjà vendu 24 Rafale, ne vaut guère mieux. Dans "le Monde" daté du 11 août, on apprenait que la torture était devenue monnaie courante en Egypte. Sissi la justifie par la nécessité de lutter contre le terrorisme. (Il parle comme parlait notre général Massu en Algérie !) D’autres reportages décrivent "l’abattoir" du poste de police du quartier de Matareya, au Caire, ou "l’enfer de la prison d’Abou Zaabal", au nord de cette même ville. Ajoutons à l’intention de Fleur Pellerin, notre ministre de la Culture, que la version arabe du remarquable livre de notre consoeur de Radio France Claude Guibal, "l’Egypte de Tahrir. Anatomie d’une révolution" (Seuil), vient d’être interdite par le régime égyptien. On proteste ?
Au total, la question qui nous tourmente est simple : les nouveaux "amis" que nos dirigeants se sont choisis sont-ils des anges, comparés à un Vladimir Poutine qui serait un démon ?
Poser la question, c’est y répondre. Poutine n’est certainement pas un démocrate, mais il n’a pas encore fait décapiter des gens sur la place Rouge et, en dépit de tout, son régime demeure moins barbare que celui de Ryad. Non seulement la stratégie française n’est pas "gagnante" mais, comme dirait Camus, elle ajoute au malheur du monde.
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