Souvenez-vous!
(AFP)28/8/2015
Publié
en 1990, “Notre ami le roi” est un livre-culte qui a révélé au monde
entier la face sombre de Hassan II. Tout au long de sa rédaction, Son
auteur, Gilles Perrault, avait subi d’intenses pressions. Pour la
première fois, il raconte.
La genèse d'un livre
“Au début de l'année 1989, Edwy Plenel, un ami de longue date, alors journaliste au Monde et responsable d'une collection chez les éditions Gallimard, m'a contacté, me disant qu'il avait, lui, et une certaine Christine Daure Serfaty que je ne connaissais pas encore, un projet à me soumettre. Ils voulaient que j'écrive un livre sur le Maroc sur la base des informations que devrait me procurer madame Serfaty. Le but étant de révéler, notamment aux Français, la face cachée du régime de Hassan II. Un régime qui torture, qui enferme les gens sans jugement… à deux heures de vol seulement de Paris. Christine et Edwy n'ont pas eu à insister pour me convaincre, j'ai tout de suite accepté leur proposition. D'une part, parce que Plenel, que je connaissais depuis pas mal de temps et dont je respecte les valeurs et les idées qu'il défend, était partie prenante dans l'affaire. Mais aussi parce que madame Serfaty, dès notre première rencontre, m'a donné l'impression qu'elle maîtrisait parfaitement le sujet. Elle représentait, à mes yeux, un gage de sécurité. Et puis, au moment où on est venu vers moi, j'étais déjà très sensible à la cause des droits de l'homme au Maroc.
Quelques années plus tôt, j'avais reçu un courrier d'un lecteur faisant référence à un de mes précédents livres. Peu de temps après, j'ai reçu un deuxième courrier, puis un troisième… Sur le coup je me suis dit que cette personne devait avoir beaucoup de temps libre pour m'écrire aussi souvent. L'adresse de l'envoyeur sur les enveloppes disait PC Kénitra. J'en ai déduit que c'était probablement un militaire affecté au poste de commandement de la même ville. J'ai alors décidé de lui répondre. A ma grande surprise, mon correspondant m'a expliqué dans une nouvelle lettre que PC Kénitra voulait dire “Prison centrale” de Kénitra, qu'il avait vingt ans à peine et qu'il était détenu arbitrairement pour ses idées de gauche. J'étais choqué par la situation de ce jeune homme, un gamin qui avait alors le même âge que mes propres enfants. Ces derniers étaient également des gauchistes qui ont distribué des tracts à longueur de journée sans pour autant être envoyés en prison”.
Les doutes de Gallimard
“Notre première difficulté a été avant tout de convaincre Gallimard de la nécessité, mais aussi de la rentabilité de ce projet. Tout le monde était sceptique lorsqu'on leur a parlé d'un livre sur la situation des droits de l'homme au Maroc. On nous disait que ça n'allait interpeller personne, que les Français, auxquels il était prioritairement destiné, se moquaient bien de ce qui pouvait se passer au-delà de leurs frontières. Il a fallu que Plenel use de beaucoup de patience, et de force de persuasion, pour convaincre l'éditeur de nous suivre. Et heureusement que cela a porté. Car le livre, en fin de compte, a eu un succès fou. On me parle de plus de 300 000 exemplaires écoulés à ce jour, “Notre ami le roi” a été réédité plusieurs fois, traduit en plusieurs langues. Il a surtout suscité un engouement médiatique et politique sans pareil”.
Les efforts d'une équipe
“Après avoir arraché le soutien de Gallimard, on s'est très vite mis au travail. Pour moi, il y avait urgence, j'étais hanté par les histoires que me racontait Christine, celles des bagnards de Tazmamart, des emmurés de Kelaât M'gouna, de Derb Moulay Chrif, etc. Il fallait faire éclater la vérité au grand jour, et dès que possible, ça ne pouvait plus attendre. Je me suis donc quasiment enfermé dans ma maison de campagne, où j'ai commencé avant tout par me documenter sur le Maroc. J'ai lu quasiment tous les livres qui en parlaient, j'ai fouiné dans les archives de la presse française, j'ai rencontré des gens qui connaissaient bien la question, notamment Jean Lacouture, qui était assez proche de Hassan II. Quant à ma source principale, Christine, on était, elle et moi, en contact quasi permanent au téléphone, on se voyait à intervalles réguliers, elle m'envoyait beaucoup de courriers, des lettres de détenus. A chaque fois que j'avais besoin d'une information, elle se débrouillait pour me l'avoir. C'est une femme extraordinaire. Je suis sûre que, sans elle, ce livre n'aurait jamais vu le jour. Car, je le répète, ce livre que j'ai écrit est avant tout un travail d'équipe”. Le travail en catimini
“Le livre a été réalisé dans une discrétion totale. Très peu de gens étaient au courant du projet. Je me souviens comment je tentais de “dribbler” les journalistes qui me demandaient sans cesse sur quoi je travaillais à l'époque…. Même nos proches n'étaient pas mis dans la confidence. C'est une règle d'or que l'on s'était fixé. Christine avait une très bonne couverture : elle était une militante des droits de l'homme impliquée et connue au Maroc, elle était l'épouse d'Abraham Serfaty, donc personne ne pouvait se douter de la nature réelle de son projet quand elle essayait de fouiner à droite et à gauche.
On était tellement discrets que le Pouvoir marocain n'a rien vu venir. Je suis même sûr qu'ils n'ont découvert le contenu du livre que le jour de sa sortie dans les librairies. La campagne de communication qui a précédé sa publication n'a pas non plus attiré leur attention, surtout que le titre et la jaquette qui ont été présentés étaient plutôt rassurants… Il faut comprendre que nous avions peur que le livre ne soit interdit au moment de sa sortie, étant donné les relations très proches entre la France et le Maroc. Finalement, il n'y a pas eu de réaction de la part des autorités françaises, mais il faut dire que la partie était délicate car, en face, il y avait entre autres Gallimard, le premier éditeur du pays, Edwy Plenel du Monde, etc.” La colère des Marocains
“À la sortie du livre, le Pouvoir marocain a réagi avec une violence incroyable. Il a protesté auprès des autorités françaises pour ne pas nous avoir saisis. Il croyait même qu'elles étaient les véritables instigateurs de ce projet, ce qui est faux. Je le répète encore aujourd'hui, aucun responsable français n'a été mis au courant de quoi que ce soit. Le roi Hassan II est allé jusqu'à annuler, unilatéralement, l'année du Maroc qui devait avoir lieu en France. Sans oublier les milliers de Marocains qui expédiaient fax et télex de protestation à l'Élysée et au Quai d'Orsay. Le plus surprenant dans l'histoire, c'est que le roi, qui était le principal concerné, n'a pas voulu porter plainte contre moi. Parce que, m'a-t-on dit, “je ne méritais pas l'honneur d'une plainte royale, Hassan II ne pouvait pas se rabaisser à mon niveau”. Du coup, on a trouvé une autre astuce : des assemblées de gouverneurs, des associations d'anciens combattants, des chambres de commerce et d'agriculture, ont attaqué en justice les médias qui m'ont donné la parole parce que, selon elles, ils auraient commis des erreurs professionnelles… Au final, aucun de ses procès n'a été gagné. Les seuls à s'en être tirés confortablement, ce sont les nombreux avocats qui ont été gracieusement payés pour leurs services. Cela dit, je dois une fière chandelle au Pouvoir marocain, car je suis sûr d'une chose : s'il s'était abstenu de réagir comme il l'a fait, le livre aurait eu moins de succès. La polémique l'a fait vendre, et lui a fait gagner en notoriété”. La proposition de Si Driss
“Au lendemain de la publication de “Notre ami le roi”, Driss Basri, alors tout-puissant ministre de l'Intérieur, s'est rendu sur le champ en France pour rencontrer Pierre Joxe, ministre de l’Intérieur, et lui a signifié le mécontentement de Hassan II. D'après ce que m'a rapporté Joxe en personne, Driss Basri voulait interrompre la commercialisation du livre. Il lui a signifié que, en contrepartie, l’État marocain était prêt à proposer un dédommagement considérable à l'éditeur, mais aussi à l'auteur. Si ma mémoire est bonne, il était question de cinq milliards de francs anciens, soit l'équivalent aujourd'hui de deux ou trois millions d'euros. Ça ne s'est pas arrêté là. D'après les rumeurs de l'époque, le Pouvoir marocain aurait acheté le livre en grandes quantités dans les librairies françaises. Mais cela ne pouvait pas servir à grand-chose, puisque l'éditeur pouvait en imprimer autant qu'il le voulait très rapidement.
Tout le monde se demande si je suis,
aujourd'hui, interdit de séjour au Maroc ou non… Eh bien j'ai appris,
par l'intermédiaire d'un proche de Mohammed VI, que je serais refoulé
dès que je poserais les pieds sur le sol marocain. D'après ce contact,
qui joue un rôle important dans le sérail, Mohammed VI lui aurait dit
qu'il n'avait rien contre moi. Le roi lui aurait même assuré avoir
beaucoup appris en lisant mon livre à l'époque. Mais, m'a-t-on expliqué,
il (Mohammed VI) ne me permettrait pas de me rendre au Maroc, parce
qu'il a un devoir de respect et de fidélité vis-à-vis de son père”.
“Au début de l'année 1989, Edwy Plenel, un ami de longue date, alors journaliste au Monde et responsable d'une collection chez les éditions Gallimard, m'a contacté, me disant qu'il avait, lui, et une certaine Christine Daure Serfaty que je ne connaissais pas encore, un projet à me soumettre. Ils voulaient que j'écrive un livre sur le Maroc sur la base des informations que devrait me procurer madame Serfaty. Le but étant de révéler, notamment aux Français, la face cachée du régime de Hassan II. Un régime qui torture, qui enferme les gens sans jugement… à deux heures de vol seulement de Paris. Christine et Edwy n'ont pas eu à insister pour me convaincre, j'ai tout de suite accepté leur proposition. D'une part, parce que Plenel, que je connaissais depuis pas mal de temps et dont je respecte les valeurs et les idées qu'il défend, était partie prenante dans l'affaire. Mais aussi parce que madame Serfaty, dès notre première rencontre, m'a donné l'impression qu'elle maîtrisait parfaitement le sujet. Elle représentait, à mes yeux, un gage de sécurité. Et puis, au moment où on est venu vers moi, j'étais déjà très sensible à la cause des droits de l'homme au Maroc.
Quelques années plus tôt, j'avais reçu un courrier d'un lecteur faisant référence à un de mes précédents livres. Peu de temps après, j'ai reçu un deuxième courrier, puis un troisième… Sur le coup je me suis dit que cette personne devait avoir beaucoup de temps libre pour m'écrire aussi souvent. L'adresse de l'envoyeur sur les enveloppes disait PC Kénitra. J'en ai déduit que c'était probablement un militaire affecté au poste de commandement de la même ville. J'ai alors décidé de lui répondre. A ma grande surprise, mon correspondant m'a expliqué dans une nouvelle lettre que PC Kénitra voulait dire “Prison centrale” de Kénitra, qu'il avait vingt ans à peine et qu'il était détenu arbitrairement pour ses idées de gauche. J'étais choqué par la situation de ce jeune homme, un gamin qui avait alors le même âge que mes propres enfants. Ces derniers étaient également des gauchistes qui ont distribué des tracts à longueur de journée sans pour autant être envoyés en prison”.
Les doutes de Gallimard
“Notre première difficulté a été avant tout de convaincre Gallimard de la nécessité, mais aussi de la rentabilité de ce projet. Tout le monde était sceptique lorsqu'on leur a parlé d'un livre sur la situation des droits de l'homme au Maroc. On nous disait que ça n'allait interpeller personne, que les Français, auxquels il était prioritairement destiné, se moquaient bien de ce qui pouvait se passer au-delà de leurs frontières. Il a fallu que Plenel use de beaucoup de patience, et de force de persuasion, pour convaincre l'éditeur de nous suivre. Et heureusement que cela a porté. Car le livre, en fin de compte, a eu un succès fou. On me parle de plus de 300 000 exemplaires écoulés à ce jour, “Notre ami le roi” a été réédité plusieurs fois, traduit en plusieurs langues. Il a surtout suscité un engouement médiatique et politique sans pareil”.
Les efforts d'une équipe
“Après avoir arraché le soutien de Gallimard, on s'est très vite mis au travail. Pour moi, il y avait urgence, j'étais hanté par les histoires que me racontait Christine, celles des bagnards de Tazmamart, des emmurés de Kelaât M'gouna, de Derb Moulay Chrif, etc. Il fallait faire éclater la vérité au grand jour, et dès que possible, ça ne pouvait plus attendre. Je me suis donc quasiment enfermé dans ma maison de campagne, où j'ai commencé avant tout par me documenter sur le Maroc. J'ai lu quasiment tous les livres qui en parlaient, j'ai fouiné dans les archives de la presse française, j'ai rencontré des gens qui connaissaient bien la question, notamment Jean Lacouture, qui était assez proche de Hassan II. Quant à ma source principale, Christine, on était, elle et moi, en contact quasi permanent au téléphone, on se voyait à intervalles réguliers, elle m'envoyait beaucoup de courriers, des lettres de détenus. A chaque fois que j'avais besoin d'une information, elle se débrouillait pour me l'avoir. C'est une femme extraordinaire. Je suis sûre que, sans elle, ce livre n'aurait jamais vu le jour. Car, je le répète, ce livre que j'ai écrit est avant tout un travail d'équipe”. Le travail en catimini
“Le livre a été réalisé dans une discrétion totale. Très peu de gens étaient au courant du projet. Je me souviens comment je tentais de “dribbler” les journalistes qui me demandaient sans cesse sur quoi je travaillais à l'époque…. Même nos proches n'étaient pas mis dans la confidence. C'est une règle d'or que l'on s'était fixé. Christine avait une très bonne couverture : elle était une militante des droits de l'homme impliquée et connue au Maroc, elle était l'épouse d'Abraham Serfaty, donc personne ne pouvait se douter de la nature réelle de son projet quand elle essayait de fouiner à droite et à gauche.
On était tellement discrets que le Pouvoir marocain n'a rien vu venir. Je suis même sûr qu'ils n'ont découvert le contenu du livre que le jour de sa sortie dans les librairies. La campagne de communication qui a précédé sa publication n'a pas non plus attiré leur attention, surtout que le titre et la jaquette qui ont été présentés étaient plutôt rassurants… Il faut comprendre que nous avions peur que le livre ne soit interdit au moment de sa sortie, étant donné les relations très proches entre la France et le Maroc. Finalement, il n'y a pas eu de réaction de la part des autorités françaises, mais il faut dire que la partie était délicate car, en face, il y avait entre autres Gallimard, le premier éditeur du pays, Edwy Plenel du Monde, etc.” La colère des Marocains
“À la sortie du livre, le Pouvoir marocain a réagi avec une violence incroyable. Il a protesté auprès des autorités françaises pour ne pas nous avoir saisis. Il croyait même qu'elles étaient les véritables instigateurs de ce projet, ce qui est faux. Je le répète encore aujourd'hui, aucun responsable français n'a été mis au courant de quoi que ce soit. Le roi Hassan II est allé jusqu'à annuler, unilatéralement, l'année du Maroc qui devait avoir lieu en France. Sans oublier les milliers de Marocains qui expédiaient fax et télex de protestation à l'Élysée et au Quai d'Orsay. Le plus surprenant dans l'histoire, c'est que le roi, qui était le principal concerné, n'a pas voulu porter plainte contre moi. Parce que, m'a-t-on dit, “je ne méritais pas l'honneur d'une plainte royale, Hassan II ne pouvait pas se rabaisser à mon niveau”. Du coup, on a trouvé une autre astuce : des assemblées de gouverneurs, des associations d'anciens combattants, des chambres de commerce et d'agriculture, ont attaqué en justice les médias qui m'ont donné la parole parce que, selon elles, ils auraient commis des erreurs professionnelles… Au final, aucun de ses procès n'a été gagné. Les seuls à s'en être tirés confortablement, ce sont les nombreux avocats qui ont été gracieusement payés pour leurs services. Cela dit, je dois une fière chandelle au Pouvoir marocain, car je suis sûr d'une chose : s'il s'était abstenu de réagir comme il l'a fait, le livre aurait eu moins de succès. La polémique l'a fait vendre, et lui a fait gagner en notoriété”. La proposition de Si Driss
“Au lendemain de la publication de “Notre ami le roi”, Driss Basri, alors tout-puissant ministre de l'Intérieur, s'est rendu sur le champ en France pour rencontrer Pierre Joxe, ministre de l’Intérieur, et lui a signifié le mécontentement de Hassan II. D'après ce que m'a rapporté Joxe en personne, Driss Basri voulait interrompre la commercialisation du livre. Il lui a signifié que, en contrepartie, l’État marocain était prêt à proposer un dédommagement considérable à l'éditeur, mais aussi à l'auteur. Si ma mémoire est bonne, il était question de cinq milliards de francs anciens, soit l'équivalent aujourd'hui de deux ou trois millions d'euros. Ça ne s'est pas arrêté là. D'après les rumeurs de l'époque, le Pouvoir marocain aurait acheté le livre en grandes quantités dans les librairies françaises. Mais cela ne pouvait pas servir à grand-chose, puisque l'éditeur pouvait en imprimer autant qu'il le voulait très rapidement.
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