Le politologue suisse Patrick Haenni est chargé de recherche à l'Institut Religioscope, à Fribourg, en Suisse. Après avoir travaillé sur l’islam en pays helvète, il a mené plusieurs études sur les processus d'islamisation dans plusieurs pays musulmans ainsi qu’en Occident. Il vient de faire paraître Les minarets de la discorde (collectif codirigé avec Stéphane Lathion). Nous l’avons interviewé à propos de l’islam en Suisse.
Aziz Enhaili : Comment se porte l’islam en Suisse? Les musulmans sont-ils bien intégrés dans le tissu social et économique de ce pays?
Patrick Haenni : Le caractère paradoxal de la récente initiative de votation populaire de l’interdiction de la construction de nouveaux minarets en pays helvète (29 novembre 2009), c'est qu'elle émerge sur fond de coexistence consensuelle en Suisse entre la population musulmane et son environnement. C'est comme ailleurs, un mixe d'immigration de travail, d'étudiants, de réfugiés, de demandeurs d'asile, en plus d'un nombre restreint de professions libérales. En clair, pas de problèmes de banlieues en Suisse, de Vaulx-en Velin, de Kreuzberg ou de Bradford helvétique. La question de l'intégration sociale ensuite varie selon des paramètres qui tiennent non du religieux mais du culturel. Ainsi, si on prend les mariages mixtes, que ce soit intra ou extra musulmans, on voit que les populations arabes deviennent assez rapidement exogames, y compris les femmes, en dépit de l'interdit canonique en la matière, alors que les populations turques par exemple restent fortement endogames.
Aziz Enhaili : Peut-on parler aujourd'hui d’un islam de Suisse? Si c'est le cas, quel en est le profil?
Patrick Haenni : Pas vraiment. On s'est interrogé longtemps en France sur le terme «islam en France», «islam de France», avec en arrière-fond la question de la déconnexion progressive des structures d'encadrement religieux des pays d'accueil. En Suisse en revanche, le caractère relativement jeune de cette immigration et donc la très faible présence de nationaux musulmans (seuls 14% des musulmans en Suisse ont leur nationalité) ne milite pas dans cette direction. En revanche, depuis près de 20 ans, différents efforts de structuration, d'organisations faîtières (c’est-à-dire fédérations nationales d'associations) existent. Celles-ci restent encore relativement marquées soit par les appartenances idéologiques, soit par les appartenances ethniques. Enfin, au niveau de la religiosité, la Suisse ne fait pas exception: la religiosité des parents, traditionnelle, culturelle, fait place dans la deuxième génération à de nouvelles formes plus volontaristes de croyance où le rapport au groupe n'est plus de l'ordre de la communauté culturelle mais de la communauté de foi. Mais aucune étude quantitative, à ma connaissance, ne permet d'affiner ce diagnostique général.
Aziz Enhaili : Comment interprétez-vous le vote de rejet de la construction de tout nouveau minaret en Suisse? Est-il l’expression d’une peur de l’islam dans ce pays? Si c’est le cas, quels sont, à votre avis, les facteurs qui nourrissent une telle peur? Et que faire pour tenter d'apaiser cette peur?
Patrick Haenni : Ce vote est très intéressant. Le refus du minaret a été important (57,5%) et la participation au scrutin a également été bien au dessus des moyennes. On note donc, d'une part, le fait que au niveau de la société il n'y a pas de tensions fortes entre musulmans et populations environnantes (quelques affaires de dérogation de cours de natation demandées par des familles musulmanes et la longue question de l'obtention de carrés musulmans dans les cimetières, longue car elle se gère au niveau cantonal). Le vote n'est donc pas un rejet des musulmans et ne tient pas - ou pas seulement - d'un réflexe de pure xénophobie. Ensuite, le score de l'initiative dépasse de loin la base de soutien traditionnelle de l'extrême droite. Ce vote n'est donc pas non plus l'indication d'un vote d'extrême-droite. C'est donc un vote sur l'islam, mais pas forcément contre l'islam. Sur l'islam comme idéologie, sur l'islam comment nouvelle réalité culturelle en Occident et sur l'islam comme patrimoine. Le meilleur indicateur à ce propos est bien le fait que les cantons suisses allemands reculés, qu'on appelle ici la «Suisse primitive», ont massivement voté pour l'interdiction des minarets. Non parce qu'ils sont contre les musulmans, ni parce qu'ils soutiennent les partis xénophobes, mais parce qu'un minaret dans le village ça fait, culturellement, «tache»!
Aziz Enhaili : Cette «affaire des minarets» pose la question de la visibilité de l’islam en Suisse. Pourquoi, à votre avis, elle se pose aujourd'hui?
Patrick Haenni : Le minaret est fondamentalement une question de visibilité, et derrière la visibilité, il y a la patrimonialisation, le problème du minaret dans le village, qui n'est ni un problème de racisme, ni de xénophobie, mais de rapport problématique à l'affirmation du multiculturalisme. En contraste au soutien de la «Suisse primitive», on constate par exemple que dans des cantons comme Genève, pourtant canton relativement laïc, l'initiative a été refusée. Le facteur discriminant, ce n'est pas l'islam, mais la question du multiculturalisme.
Aziz Enhaili : Le débat provoqué en Suisse par cette «affaire des minarets» ne serait-il pas également un signe que ce pays se replie sur lui-même?
Patrick Haenni : Pas forcément. Qu'est-ce qu'un repli, d'un point de vue sociologique? C'est, d'une part, le tarissement des flux de population vers l'extérieur et de l'immigration, c'est d'autre part le refus idéologique des apports extérieurs. Or les flux de populations sont plus forts que jamais, l'immigration se maintient, y compris l'immigration politique, comme on l'a vu lors de l'accueil de dizaines de milliers de ressortissants des Balkans suite au conflit armé au Kosovo. Par ailleurs, l'immigration musulmane en particulier a été en progression exponentielle depuis près de 40 ans, passant de 17.000 personnes au recensement de population de 1970 à près de 400.000 actuellement. Et cela sans tensions notoires à la base. Par contre, il est vrai qu'une crainte de l'ouverture existe par ailleurs en Suisse, mais elle touche avant tout l'ouverture à l'Europe. Pourtant, de proche en proche et depuis une vingtaine d'années, l'idée de «Sonderfall Schweiz», d'une exception helvétique, commence à s'effilocher. La Suisse tente progressivement de sortir de son «état d'exception» et de découvrir sa banalité, et cela suscite toujours des résistances.
Entrevue réalisée par Aziz Enhaili pour Tolerance.ca ®.
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