(Tunis) – Depuis deux ans, les autorités marocaines mènent une campagne d’interdiction et d’obstruction des activités de la principale organisation indépendante de défense des droits humains du pays, a déclaré Human Rights Watch aujourd’hui. Cet acharnement ne présente aucun signe d’accalmie malgré au moins quatre décisions de la cour d’appel administrative en faveur de l’organisation.


Manifestation à Rabat d’activistes de l'Association marocaine des droits humains (AMDH) en décembre 2014, suite à l’interdiction par les autorités locales de la tenue d’un atelier de formation qui avait été pourtant planifié à l’avance.
L’Association marocaine des droits humains (AMDH) a indiqué que les autorités s’étaient opposées à 125 de ses réunions, conférences et autres événements prévus dans des espaces publics et privés dans l’ensemble du pays depuis juillet 2014. 
Les autorités ont interdit ces événements directement ou indirectement, par exemple en exerçant des pressions sur les responsables des lieux de rendez-vous.
« La nature étendue et constante des mesures à l’encontre de l’AMDH indique clairement qu’il s’agit d’une campagne ordonnée en haut lieu afin d’affaiblir une opinion franche et nationale au sujet des droits humains », a affirmé Sarah Leah Whitson, directrice de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord à Human Rights Watch.


Fondée en 1979, l’AMDH comporte désormais 96 sections locales, ce qui en fait l’organisation indépendante de défense des droits humains la plus importante du Maroc.
Le groupe a déclaré que les autorités avaient également interféré avec l’enregistrement de 47 sections locales et du siège du groupe à Rabat en refusant d’accomplir les formalités lors du dépôt des documents que les sections sont tenues légalement de fournir de manière périodique. La loi sur les associations en vertu de l’article 5 requiert que les autorités émettent un récépissé lors du dépôt des documents.
Sans ce récépissé, les sections rencontrent des obstacles dans l’exercice de la plupart de leurs fonctions essentielles, notamment pour ouvrir un compte bancaire ou pour faire des retraits, a expliqué Abdelkhalek Benzekri, directeur des relations internationales de l’AMDH.
Plusieurs sections ainsi que le siège ont poursuivi le gouvernement en justice pour non-émission de récépissés et entrave aux rassemblements. En novembre 2014, le tribunal administratif de Rabat a statué que le gouvernement avait fait erreur en interdisant l’AMDH d’organiser une conférence et lui a ordonné de payer des dommages et intérêts. Dans une autre affaire portée devant le même tribunal, le siège de l’AMDH à Rabat a attaqué en justice le ministère de la Jeunesse et des Sports pour avoir interdit à l’organisation d’utiliser un lieu appartenant au ministère pour un événement. En janvier 2015, le tribunal a statué en faveur du groupe de défense des droits et a ordonné au gouvernement de payer des dommages et intérêts. Le gouvernement a fait appel dans ces deux affaires et a perdu à chaque fois, mais n’a toujours pas appliqué les décisions.
En 2015, la cour d’appel administrative a statué en faveur de l’AMDH dans quatre appels du gouvernement face aux décisions du tribunal inférieur concernant la non-émission de récépissés. En 2016, dans deux autres affaires, le tribunal administratif de première instance a stipulé que le refus de fournir des récépissés à l’AMDH constituait une violation de la loi.
Selon l’AMDH, les autorités n’ont fourni un avis écrit d’interdiction des réunions que 7 fois sur 125. Ces 125 cas incluaient des réunions internes réservées au personnel et des événements ouverts au public, tels que réunions, conférences et ateliers, dans des lieux publics ou privés. Les rassemblements avaient pour but de couvrir des sujets tels que les droits des femmes, les droits des travailleurs et la situation globale des droits humains au Maroc.
L’AMDH a rapporté que dans d’autres cas, le gouvernement avait exercé des pressions sur les propriétaires de locaux privés ayant accepté d’accueillir les événements pour qu’ils les annulent. Dans d’autres cas, les membres de l’AMDH se sont retrouvés face à des portes cadenassées.
Youssef Raissouni, directeur administratif de l’AMDH, a déclaré que le groupe avait pu transférer les réunions interdites vers leurs propres locaux ou vers ceux d’organisations amicales.
Les autorités marocaines ont imposé des restrictions à d’autres groupes régionaux et nationaux de défense des droits humains. Khadija Ryadi, présidente de la Coordination maghrébine des organisations des droits humains (CMODH) et ex-présidente de l’AMDH, a indiqué à Human Rights Watch que les autorités avaient refusé de laisser la CMODH déposer les documents nécessaires à la tenue de ses élections internes récentes. En octobre 2016, le tribunal administratif de Rabat a ordonné au gouvernement d’accepter le dépôt de la CMODH.
La loi marocaine de 1958 sur les rassemblements publics, telle qu’amendée en 2002, exige que les organisateurs de rassemblements publics préviennent les autorités en avance. Toutefois, l’article 3 exempte de cette obligation de notification les « réunions des associations et groupements légalement constitués ayant un objet spécifiquement culturel, artistique ou sportif, ainsi que les réunions des associations et des œuvres d’assistance ou de bienfaisance ».
Abdelkhalek Benzekri a précisé à Human Rights Watch que par le passé, par principe, ni le bureau central de l’AMDH à Rabat ni ses sections locales n’avaient informé les autorités préalablement à leurs manifestations publiques ou internes, dans la mesure où l’AMDH considérait qu’elle en était dispensée au titre de l’article 3 de la loi, une interprétation que le tribunal administratif de Rabat a défendue. Récemment, dans l’espoir d’empêcher les autorités d’interdire des événements, l’AMDH et ses sections ont informé les autorités plus régulièrement des manifestations publiques et internes à venir, demandant parfois aux autorités locales de leur fournir un accord écrit.
D’abord rares, les restrictions appliquées aux rassemblements de l’AMDH sont devenues plus fréquentes autour de juillet 2014, lorsque le ministre de l’Intérieur Mohamed Hassad a attaqué plusieurs organisations de défense des droits humains, les accusant d’entraver le programme de lutte contre le terrorisme du gouvernement, selon l’AMDH.
En juin 2015, le gouvernement a expulsé deux chercheurs d’Amnesty International du pays et n’a depuis approuvé aucune des missions de recherche de l’organisation. En septembre 2015, le gouvernement a interdit à des chercheurs de Human Rights Watch de mener des recherches au Maroc ou au Sahara occidental.
« À ce jour, le tribunal administratif de Rabat a rendu plusieurs décisions en faveur de l’AMDH », a conclu Sarah Leah Whitson. « Le gouvernement devrait se plier aux décisions du tribunal et permettre à nouveau à l’AMDH d’organiser des réunions et des événements en toute liberté. »
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Exemples d’interdictions en 2016
Selon les informations fournies par l’AMDH, les autorités ont empêché la tenue de 26 événements au cours de l’année 2016, y compris des ateliers, des conférences et des réunions internes.
Bien que la majorité des cas aient impliqué des lieux publics, les autorités ont interdit, à plusieurs occasions, des réunions, même internes, prévues dans des lieux privés tels que des hôtels, a rapporté Abdelkhalek Benzekri. Il a déclaré que les autorités avaient fait pression sur ces sociétés pour qu’elles rejettent les demandes de l’AMDH souhaitant organiser des événements dans ces établissements.
D’après l’AMDH, dans un de ces cas, le siège tenait, le 9 octobre 2015, un séminaire sur les droits des personnes handicapées à Rabat en partenariat avec le ministère de la Justice. Bien que l’hôtel Al-Majliss ait accepté de fournir un hébergement, une restauration et une salle de réunion, la direction de l’hôtel a déclaré, une fois l’événement commencé, qu’elle n’assurerait que l’hébergement et la restauration et qu’elle annulait les ateliers prévus. Selon des représentants de l’AMDH, l’hôtel a indiqué au groupe que les autorités lui avaient ordonné d’annuler l’activité.

Section de Tinghir
Khadija Haddan, présidente de la section de l’AMDH à Tinghir dans la province de Draa-Tafilalet, a déclaré à Human Rights Watch que les autorités locales ont empêché l’organisation d’utiliser une salle de réunion publique le 17 décembre 2016, pour une conférence prévue à l’occasion de la Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes.
Elle a expliqué que c’était la première fois que les autorités empêchaient la section d’utiliser un hall public à Tinghir. Elle a précisé que la section de l’AMDH avait informé le représentant local du ministère de l’Intérieur du sujet de la conférence, de sa date et de son lieu, le 14 décembre. Khadija Haddan a ensuite demandé au directeur de la Fédération des associations de développement de Tinghir d’utiliser l’une de leurs salles pour l’événement mais a essuyé un refus au motif qu’il leur fallait d’abord l’accord des autorités locales.
Elle a ajouté qu’elle était retournée voir le représentant local du ministère qui lui a demandé de repousser la conférence. Comme il était trop tard pour la décaler, Khadija Haddan a transféré la manifestation vers une salle privée détenue par la société minière Managem. Elle a déclaré que le groupe n’avait pas informé les autorités car c’était le week-end mais que les personnes participant à la conférence sont arrivées devant la salle pour découvrir que les autorités l’avaient interdite. En définitive, l’AMDH de Tinghir a tenu la conférence avec un nombre de participants réduit dans ses propres locaux plus petits le même jour.

Section de Temara
Najia Lebrim, présidente de la section de l’AMDH à Temara dans la province de Rabat-Salé-Kenitra, a rapporté que l’organisation avait adressé une demande écrite au représentant local du ministère le 16 octobre 2016 afin de pouvoir utiliser une salle publique pour une table ronde sur l’avenir des écoles publiques. Par le passé, elle a expliqué que le groupe avait reçu un accord oral du bureau du représentant et une demande de paiement. Le bureau a approuvé l’utilisation de la salle mais sans demander de paiement.
Néanmoins, le jour de l’événement, le 22 octobre, la porte de la salle était verrouillée et les forces de sécurité ont interdit aux participants d’entrer, a ajouté Najia Lebrim. La section a transféré l’événement vers les bureaux locaux d’un parti politique.


Portail cadenassé du Centre Bouhlal à Rabat, géré par le Ministère marocain de la Jeunesse et des Sports, suite à l’intervention des autorités visant à empêcher l'Association marocaine des droits humains (AMDH) d’y organiser un événement en septembre 2014.
Décisions du tribunal administratif
Section de Temara
La section de l’AMDH à Temara est l’une des 47 sections à avoir rencontré des obstacles pour obtenir un récépissé de la part des autorités locales prouvant le respect de leurs obligations de notification, d’après une liste fournie par l’AMDH.
Najia Lebrim a déclaré que l’AMDH avait déposé une plainte le 26 octobre 2015 auprès du tribunal d’appel de Rabat après que les autorités locales ont refusé d’accepter le dépôt périodique de l’AMDH au sujet de la structure administrative de la section. Le tribunal administratif de Rabat a statué que la décision des autorités locales violait la loi et a annulé le refus du gouvernement d’acceptation du dépôt.
Le gouvernement a fait appel, mais le 29 juin 2016, la cour d’appel administrative a affirmé que le gouvernement avait eu tort de ne pas fournir de récépissé. En dépit de cette décision, le gouvernement n’a toujours pas émis de récépissé, a ajouté Najia Lebrim.
Décision au sujet de la CMODH
Le 27 juillet 2016, les directeurs de la Coordination maghrébine des organisations des droits humains (CMODH) ont intenté un recours contre la décision du gouvernorat de Rabat visant à rejeter les documents que la CMODH avait déposés au sujet des changements apportés à ses structures administratives.
Dans son appel, la CMODH a indiqué que le refus d’accepter la demande de renouvellement de l’organisation violait le droit à la liberté d’association du groupe et causait des dommages financiers et moraux, car il empêchait les membres de continuer leurs activités, y compris les réunions et les conférences. La CMODH a demandé une indemnisation de 40 000 dirhams (4 000 dollars US) pour les dommages moraux et de 10 000 dirhams (1 000 dollars US) pour les dommages financiers.
Le gouvernement a répondu qu’il avait rejeté la demande initiale de la CMODH pour non-respect des obligations formelles, principalement celle consistant à indiquer un représentant légal, et pour les incohérences dans les adresses fournies. Le gouvernement a ajouté que le groupe ne se conformait pas à plusieurs exigences de la loi sur les associations, notamment du fait que 16 organisations sur 26 au sein de la CMODH étaient des organisations étrangères, ce qui faisait de la CMODH une « organisation étrangère », et du refus d’informer formellement les autorités locales de l’intention du groupe d’organiser une assemblée constituante avant sa tenue.
Le 28 octobre 2016, le tribunal administratif de Rabat a statué en faveur de la CMODH, stipulant que le rejet avait causé des dommages financiers et moraux à l’organisation, et a ordonné au ministère de l’Intérieur de verser 20 000 dirhams (2 000 dollars US) d’indemnisation à l’organisation. La présidente de la CMODH Khadija Ryadi, ex-présidente de l’AMDH, a déclaré que les autorités avaient fait appel contre la décision du tribunal administratif et n’avaient toujours pas émis le récépissé d’enregistrement final à l’attention de la CMODH.
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