Yonatan Shapira, refuznik et activiste de la paix israélien, a
parlé à Middle East Eye de son cheminement personnel, de l’activisme
pro-palestinien et des perspectives de paix en Palestine.
Yonatan Shapira est un « refuznik » israélien, un de celles et ceux
qui refusent ouvertement de servir l’armée israélienne dans les
territoires palestiniens occupés. En 2003, il publiait avec 26 autres
pilotes de l’armée une lettre ouverte dénonçant les attaques « illégales et immorales que l’État d’Israël effectue dans les territoires palestiniens ».
Depuis, l’ancien capitaine de l’armée de l’air, membre de l’élite
militaire, fils d’un pilote de la guerre de 1973 et petit-fils de
victimes du génocide juif est devenu un activiste de la paix.
Indigné par le sort de Gaza, il tentera, avec d’autres, de pénétrer
par trois fois dans l’enclave palestinienne par voie maritime, avec une
simple cargaison de jouets et de fournitures scolaires. En 2010, à bord
de L’Irène violemment arraisonnée par l’armée israélienne à 20 milles de Gaza, il sera touché par trois tirs de taser par ses ex-camarades de l’armée.
Depuis, il milite au sein du mouvement Boycott Désinvestissement Sanctions (BDS).
Refuznik très actif, il est aussi l’un de ces « smolanim » ou gauchistes honnis par la droite et l’extrême-droite israéliennes.
Comment s’est fait votre cheminement politique et philosophique, de pilote dans l’armée israélienne à refuznik ?
Yonatan Shapira : J’ai grandi dans une base aérienne
et je m’identifiais totalement avec Israël. J’adhérais à la narration
sioniste qui pose que mon pays recherche la paix avec ses voisins et le
monde, et souffre parce qu’il est entouré d’ennemis. C’est là
typiquement le genre de narration selon laquelle les enfants de ce pays
sont élevés.
J’ai simplement cessé de me soucier des miens seulement, et me suis
préoccupé de tout le monde. J’ai cessé de m’inscrire uniquement dans une
ethnie, une tribu, une religion ou une couleur. C’est un changement de
perspective qui modifie tout. Toutes ces valeurs humanistes dans
lesquelles j’ai grandi, je les ai appliquées à tous. Mais cela est un
changement intenable pour ceux qui sont encore enfermés dans leur point
de vue raciste.
Je me suis toujours senti partie prenante de mon pays, c’est une part
évidente de mon identité. Lorsque j’ai commencé à interroger la
question du Bien ou du Mal qui était fait en mon nom, il a été plus
facile de se sentir suffisamment confiant pour parler ouvertement. Quand
bien même on me traitait de « traître » ou qu’on m’accusait de faire du
mal à ce pays. Bien sûr, en devenant activiste, j’ai vu que mes paroles
et actions pouvaient rendre les gens fous. Ainsi, quand j’ai taggué sur le mur du ghetto de Varsovie un graffiti « Libérez
tous les ghettos, libérez Gaza », en Israël, les réactions ont été
vives. Les gens ne comprenaient pas comment un ex-capitaine de l’armée
de l’air pouvait comparer Gaza à un ghetto. Pour moi cela semblait pourtant évident.
Après quel événement avez-vous écrit la lettre des pilotes de 2003 qui appelle à refuser les missions « immorales » sur Gaza ?
Il y a eu plusieurs événements mais ce fut spécifiquement les assassinats de combattants palestiniens par l’armée de l’air israélienne. Et de tous les civils autour d’eux.
La lettre a succédé à la fameuse attaque contre un leader de la branche
armée du Hamas [Salah Shehadeh, l’un des chefs présumés des Brigades
Izz al-Din al-Qassam], le 22 juillet 2002. Une bombe d’une tonne fut larguée sur la maison de ce leader, causant la mort de quinze personnes, dont neuf enfants.
Je dis souvent que parmi les morts ce jour-là, il y eut aussi le garçon
naïf et sioniste que j’étais. Si je n’ai piloté que des engins de
secours et n’ai jamais pris part à ce genre d’action, j’ai eu
l’impression que ces actions de bombardements avaient été faites en mon
nom.
Nous étions, les vingt-six autres pilotes et moi, submergés par cette attaque. Douze ans plus tard, il y eut le massacre de Gaza
[l’assaut israélien de 2014 qui a fait plus de 1 500 morts côté
palestinien, 6 côté israélien]. En juillet 2002, l’armée israélienne
lançait une bombe d’une tonne sur Gaza pour tuer Salah Shehadeh.
Exactement à la même date, 12 ans plus tard, en 2014, l’armée
israélienne a déversé 100 bombes d’une tonne dans la partie sud de Gaza, tuant encore plus de gens.
La situation devient toujours plus extrême, la dévastation causée [en
2014] par l’IDF [l’armée israélienne] rend ce qui s’est passé en 2002
presque insignifiant. À chaque attaque, c’est plus fou, avec plus d’enfants brûlés vivants, plus de gens tués.
Après la publication de la lettre, les réactions furent très négatives dans l’establishment militaire. Mais nous avons aussi eu des soutiens surprenants de militaires. J’ai eu ainsi le soutien de mon commandant d’escadron.
J’en fus surpris car cette lettre pouvait être considérée comme un acte
de mutinerie. Cela montre la complexité des choses. D’autres pilotes
ont exprimé leur soutien en privé mais ils précisaient qu’ils avaient
trop peur des conséquences s’ils nous rejoignaient dans cet appel.
Je pourrais parler de ceux qui furent punis, mais il me semble
intéressant de dire la complexité des choses. Ceux qui restent dans le
système passent par un processus lent où ils finissent par accepter les
choses. Beaucoup de pilotes qui étaient d’accord avec moi aimaient trop
voler pour y renoncer. Peu à peu, ils ont accepté les règles,
s’identifiant avec le système.
Maintenant, ce sont des meurtriers de masse. Personne dans ce monde ne
peut dire qu’il ne sera jamais fasciste du moment où il s’adapte et se
trouve des excuses.
Vous parlez « d’objection grise », pouvez-vous explicitez cette notion ?
C’est un phénomène général, pas seulement en Israël. Seule une
minorité décide de s’exprimer ouvertement. Puis il y a ceux qui sont
persuadés du bien-fondé du système. Et enfin il y a cette part floue de
ceux qui sont mal à l’aise mais refusent de risquer leur stabilité
sociale et trouvent des accommodements.
En Israël, certains trouvent des excuses pour ne pas servir en
Cisjordanie ou pour ne pas participer à des attaques qu’ils
désapprouvent intérieurement. Je sais que certains pilotes admettent
qu’ils évitent de participer à ces missions. Ils se font porter pâles et
évitent ainsi d’interroger un système qui produit oppression et crimes.
Ce système tolère cette « objection grise », il produit un
« consentement industriel ». Cela n’aide en rien car alors d’autres
exécutent ces missions.
En 2003, vous êtes devenu un refuznik. Vous avez dit « non ». À quoi dites-vous « oui » désormais ?
J’ai dit non au fait d’être partie prenante de ces attaques, de cette occupation, de cette oppression.
Mais nous avons décidé, avec mes camarades, de participer à la
construction des solutions de réconciliation. J’ai cofondé en 2005 une
ONG, Combatants for Peace, qui réunit d’anciens combattants palestiniens
et israéliens œuvrant ensemble de façon non violente contre
l’occupation. Je n’en fait plus partie désormais. En effet, cette ONG
est devenue trop prudente, d’une certaine façon.
Il me semble que nous devons « coller » à ce que les Palestiniens veulent, à leur façon d’envisager leur lutte. Donc soutenir leur appel au mouvement BDS et ne pas avoir peur de dire des choses qui effraient l’opinion israélienne. Ce mouvement BDS est non violent. En
tant qu’Israélien, je dois suivre ce que les Palestiniens disent, car
c’est eux qui luttent contre l’oppression, ce n’est pas une lutte
israélienne.
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