Commençons par une anecdote. Lors d’un mois de ramadan à Rabat, il y a
plusieurs années, je participais à un colloque de psychanalyse. Alors
que l’interdiction de boire, manger et fumer en public était de mise, un
collègue tunisien a allumé une cigarette. Après quelques secondes de
silence, les discussions ont repris spontanément. Les jours suivants,
lorsque notre ami a repris une cigarette, la scène est passée presque
inaperçue. Qu’est-il arrivé au juste ?
Certaines personnes présentes savaient que ce « déjeûneur » n’était
pas Marocain, tandis que d’autres l’ignoraient. Ceux qui l’observaient
de l’extérieur de notre salle de réunion, ne connaissaient pas non plus
sa nationalité. Pourtant personne ne l’avait inquiété, questionné, jugé
ou condamné. Précisons les choses. Un Marocain qui rompt le jeune en
public est passible de poursuites judiciaires. Ce n’est pas le cas d’un
Tunisien, libre dans son pays de ne pas jeûner sans que la justice s’en
mêle.
Comme tout étranger séjournant au Maroc, il jouissait de cette même
liberté. Cependant, dans le doute sur sa nationalité qui avait traversé
une partie de l’assistance, n’osant pas questionner, n’osant pas juger,
un sentiment d’étrangeté s’était fait ressentir. Il faut dire toutefois
qu’à cette époque même les Marocains qui ne jeûnaient pas étaient
rarement inquiétés et encore moins harcelés. Face à leur libre choix, il
n’appartenait qu’à eux d’observer le jeûne ou pas.
Aujourd’hui, les choses ont changé. Un vent de conservatisme souffle
sur la société. Et pas seulement sur la nôtre. Face aux humiliations,
aux crises, aux revendications citoyennes, la religion est devenue une
identité à part entière, quand ce n’est pas une idéologie.
Parmi les jeûneurs, beaucoup ne supportent pas ceux qui ne jeûnent
pas. Le respect vis-à-vis de l’étranger demeure, à condition qu’il se
garde d’être trop voyant au risque d’apparaître comme un provocateur.
Paradoxalement, dans ce cas, la nationalité prime sur la religion. La
réaction n’est cependant pas la même vis-à-vis de l’étranger arabe
–Tunisien, Libanais ou Palestinien par exemple – que de l’étranger
européen. Le premier est supposé nécessairement musulman, le second
chrétien. Mais parfois ce respect n’est qu’apparent. Il peut cacher des
attitudes de rejet ou tout simplement des craintes de poursuites des
autorités si l’on venait à inquiéter l’étranger.
De nombreuses frustrations existent durant la durée du jeûne. Elles
préexistent même à la période du ramadan. Elles s’expriment alors sous
la forme de laisser-aller, de violence et d’incivisme totalement
contraires à la spiritualité devant caractériser cette période.
On se retient quand il s’agit de l’étranger, on l’ignore ou on
l’exclut. Mais on se venge de ses propres manques sur ceux que l’on
considère comme ses semblables. Le jeûne génère des privations
alimentaires, toxiques ou sexuelles. La journée permet d’exhiber ces
manques, le jeûne venant justifier des comportements condamnables en
dehors du ramadan. Le soir venu, l’abstinence laisse place au
défoulement. Que reste-t-il de la spiritualité ? De bien rares espaces
intérieurs.
On se rappelle les polémiques de ces derniers temps suscitées par des
justiciers de la morale traquant des homosexuels et des sorcières. La
même logique ne préside-t-elle pas aux dénonciations des non-jeûneurs ?
Ils deviennent délateurs ou se substituent aux responsables des
institutions.
Nulle considération pour le travail exténuant, la chaleur, la maladie
que peuvent ressentir ceux qui décident de rompre le jeûne. Pourquoi
ceux qui en souffrent auraient-ils à se justifier de la fatigue, de la
maladie ou tout simplement d’un choix ? N’est-il pas dit que le croyant
n’a de compte à rendre qu’à Dieu dans la foi musulmane ? « Nulle
contrainte en religion », dit un verset coranique. Le libre choix des
pratiques religieuses contribuerait sans doute à réduire la vindicte
populaire, l’hypocrisie sociale et laisserait place à une spiritualité
qui n’a nul besoin d’être exhibée ou réglementée.
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