Entretien inédit pour le site de Ballast
 
Poète et romancier, dramaturge et traducteur, ancien « comploteur » aux yeux de la monarchie marocaine (huit ans de prison) et cofondateur, dans les années 1970, du mouvement révolutionnaire et socialiste Ilal-Amam : l'homme est de ceux qui paient leurs mots comptant. « Je n’irai pas jusqu’à remercier mon geôlier, mais j’avoue que sans lui la liberté que j’ai gagnée serait restée pour moi une notion assez abstraite. Alors, dans cette affaire et malgré les apparences, qui a eu le dernier mot, de lui ou de moi ? », demande Laâbi. Entretien — de la montée de l'islamisme à la poésie comme incitation à la vie.


Vous lire ne rend pas notre entretien chose aisée ! Vous confiez, dans Le Livre imprévu, le désespoir et l’agacement qui sont les vôtres face à tous ces journalistes qui ressassent les mêmes questions, ne vous lisant pas ou se contentant d’Internet. Tentons quand même. Vous parlez du Maghreb comme d’une « belle utopie qui ne cessera jamais d’éclairer [votre] chemin d’homme ». Quel est ce rêve, au juste ?
C’est un rêve concret qui a visité beaucoup de Maghrébins de ma génération au lendemain des indépendances. Nous y avons cru dur comme fer. Notre foi était loin d’être irrationnelle. Elle prenait en compte une histoire commune (l’épisode colonial y compris), la continuité géographique, l’usage de langues communes (l’arabe, l’amazigh ainsi que le français), la même aspiration à la construction d’un projet politique pouvant assurer une véritable souveraineté, la démocratie et la justice sociale. L’idée d’un grand Maghreb s’était cristallisée presque en même temps que l’idée européenne. Elle aurait pu avancer elle aussi et se réaliser par étapes pour déboucher sur une forme d’union adéquate. La marâtre Histoire, bras armé de tant de forces rétrogrades et égoïstes coalisées, en a décidé autrement. Et nous payons aujourd’hui très cher ce ratage. Pour autant, la force d’attraction d’une telle utopie n’a pas disparu. Je le vérifie personnellement à chaque occasion où des intellectuels et des créateurs maghrébins se trouvent réunis ici ou là de par le vaste monde. La complicité et la fraternité sont immanquablement au rendez-vous. Les murs-murailles et autres rideaux de fer érigés entre nos pays par les régimes en place nous paraissent tellement dérisoires !

En 2013, vous avez publié Un autre Maroc. Vous dénoncez sa « justice archaïque » et déplorez la mise à l’écart de certaines minorités (chiites, chrétiennes, athées, homosexuelles). Sous Hassan II, vous écriviez qu' on écrasait « la chair et l’âme des insoumis ». Qu’en est-il des âmes et des corps, sous le règne de son fils ?

« L’idée d’un grand Maghreb s’était cristallisée presque en même temps que l’idée européenne. »

L’écrasement est moins brutal et systématique sous le nouveau règne. Le nier serait stupide. Mais il revêt d’autres formes qui ne sont pas moins stérilisantes s’agissant de la vie politique. Cette dernière se déroule à l’instar d’un théâtre de marionnettes où les ficelles sont tirées par ce que l’on appelle par euphémisme le « pouvoir profond », terme qui remplace de plus en plus, dans le nouveau lexique politique marocain, celui bien connu de makhzen, désignant l’ensemble des appareils de l’institution monarchique. En dehors d’une minorité qui proteste encore contre la duperie d’un tel système, la plus grande partie de la classe politique, y compris la mouvance islamiste qui est au gouvernement aujourd’hui, s’en accommode sans grands états d’âme. Le plus pervers dans cette situation, c’est que l’on n’a plus besoin de truquer les élections. On peut même dire que les dernières d’entre elles ont été relativement libres et transparentes. L’illusion démocratique fonctionne donc bien, alors que nous faisons encore du surplace s’agissant de l’établissement de l’État de droit, d’une réelle séparation des pouvoirs et de l’exercice sans entrave des libertés. Dans une telle situation, ceux que vous appelez « les insoumis » sont condamnés à prêcher dans le désert.


La même année, Tariq Ramadan intervenait sur une chaîne marocaine et faisait savoir qu’il n’aurait « aucun problème » avec le statut de amīr al-mu’minīn (« commandeur des croyants ») du roi s’il y avait plus de cohérence entre les principes et leur application, c’est-à-dire « plus de démocratie, plus de transparence, plus de liberté ». Quel est votre regard sur la monarchie comme mode de gouvernement ?
Je n’ai pas de problèmes avec la monarchie comme mode de gouvernement. On sait que les monarchies européennes sont exemplaires s’agissant du respect des règles démocratiques. L’une d’entre elles, l’espagnole, alors qu’elle était l’héritière désignée de la dictature franquiste, a joué, au moment qu’il fallait, un rôle déterminant dans la transition vers la démocratie. Au Maroc, et au début du règne actuel, la monarchie a un temps hésité. Elle a même donné quelques signes forts en direction du changement, avant que sa nature profonde ne revienne au galop et qu’un certain nombre de ses archaïsmes ne soient reconduits à l’identique. Là encore, je pense que nous avons raté un rendez-vous avec l’Histoire. Et dans ce ratage, on ne peut pas incriminer la seule institution monarchique. D’autres composantes politiques y ont pris une large part. Je pense notamment au Premier ministre socialiste de l’époque (1999), Abderrahman Youssoufi, qui aurait pu, s’il avait eu la stature d’un homme d’État comme Adolfo Suarez en Espagne, négocier la transition dans le sens d’une reconsidération des prérogatives de la monarchie, d’un rééquilibrage des pouvoirs, créant ainsi les conditions d’un véritable décollage démocratique.

Dans Le Livre imprévu, vous n’êtes pas tendre avec les religieux : « Des diables d’hommes, barbus jusqu’aux couilles, et des jeunes filles en fleurs bien fanées sous le voile de rigueur. » Vous avez dénoncé le rôle de Hassan II dans la montée de  l’intégrisme islamique : pourquoi la tradition qui fut la vôtre, celle de l’émancipation sociale et révolutionnaire, n’a-t-elle plus, ou presque, voix au chapitre dans le monde arabe ? 
Je crois avoir donné, dans le livre que vous citez, au moins un début de réponse à votre question. Le projet d’émancipation qui fut le nôtre dans les années soixante, début des années soixante-dix, a été combattu férocement, de l’intérieur comme de l’extérieur. De l’extérieur, il suffit de rappeler la guerre de juin 1967 ou, sur un tout autre plan, l’enlèvement à Paris de Mehdi Ben Barka et son assassinat. Le monde arabe a été à l’époque l’un des terrains les plus chauds de la guerre froide, et l’une des cibles privilégiées de l’impérialisme américain et de ses acolytes. De l’intérieur, l’une des « armes » utilisées pour contrecarrer le mouvement de contestation a été, dans le cas du Maroc par exemple, d’introduire le loup intégriste dans la bergerie de l’enseignement public. Cinquante ans plus tard, les effets de cette politique vont peser lourdement sur le déroulement de ce que l’on a appelé le « printemps arabe ». Le mouvement révolutionnaire ayant été laminé au cours des décennies précédentes, la masse des jeunes et des moins jeunes qui était sortie dans les rues pour dénoncer les régimes dictatoriaux et pour revendiquer la dignité et la liberté n’a pas pu s’organiser afin d’élaborer un projet susceptible d’entraîner l’adhésion du peuple. Face à elle, les islamistes de tout poil étaient la seule force organisée (et ce, depuis des décennies) qui, sans coup férir, était prête à prendre le pouvoir si des scrutins libres devaient se présenter. Cela dit, devant cette réalité, il ne sert à rien de se lamenter. Cette nouvelle donne ne doit pas pousser à rendre les armes avant d’avoir combattu. La bataille des idées est de nouveau devant nous. Encore faut-il s’y rendre après avoir revisité de façon critique celles qui nous ont fait monter au créneau il y a cinquante ans !

La Palestine occupe justement une place importante chez vous. Dans votre avant-propos à l’anthologie La Poésie palestinienne contemporaine, vous écrivez que la tâche des poètes est « complexe, presque inédite ». Quelle est donc la spécificité du poète palestinien ?

« Cette nouvelle donne ne doit pas pousser à rendre les armes avant d’avoir combattu. La bataille des idées est de nouveau devant nous. »

Si je vous disais que ce sont des poètes et des écrivains comme Mahmoud Darwich, Samih al-Qassim, Ghassan Kanafani, Émile Habibi, Tawfiq Zayyad, Fadwa Touqan, etc. qui ont créé le peuple palestinien, me croiriez-vous ? Et je n’ai pas l’impression d’exagérer en affirmant cela. Un peuple, c’est, en plus d’une terre, une langue, une identité, une mémoire. N’est-il pas vrai que ce sont ces écrivains qui ont forgé tout cela ? Voilà qui devrait nous amener à reconsidérer les pouvoirs de la littérature !

Dans son livre Je t’aime au gré de la mort, que vous avez traduit, Samih al-Qassim écrit : « Il n’y a pas de solution dans la solution guerre et paix. » Comment entendez-vous ces mots ?
Il aurait fallu poser la question à Samih al-Qassim de son vivant ! Mais, connaissant bien le poète et un peu l’homme, il me semble que ce qu’il dit là n’est pas sans rappeler ce que la gauche marxiste palestinienne et certains intellectuels israéliens avaient proposé très tôt, à savoir l’idée de l’État démocratique et laïque réunissant les deux peuples. Cela dit, je peux me tromper.

Vous avez ouvert L’Écorché vif sur cette phrase : « Lorsqu’un poète parle en dehors de sa poésie, ne commet-il pas sa plus grave infidélité ? » Expliquer et développer votre art, comme nous le faisons ici, est-ce un pan de votre œuvre, une autre manière de la décliner, de la composer, de l’orienter, ou vraiment... une tromperie ?
Une tromperie ? Certes non. Un devoir de partage, assurément. Parfois obligé, je le reconnais volontiers, car j’aimerais tellement parier sur l’effort de l’interlocuteur, je veux dire du lecteur. J’aimerais tellement que l’on se rende compte, sans que je sois obligé de le souligner, que je fais partie de ces écrivains qui n’ont que peu de secrets pour ce lecteur. Pratiquement, à chaque livre, j’invite ce dernier à visiter la cuisine, ou la forge, où s’élabore mon écriture. Que de fois ne lui ai-je pas dit que pour moi écrire est une aventure qui n’a de sens que s’il prend au moment désigné le relais de l’écrivain ? C’est pour toutes ces raisons qu’il m’arrive d’enrager quand je dois expliquer, commenter ce qui devrait être perçu, reçu comme une offrande, avec sa part de mystère. Pour moi, le poème vient, naît ou advient chargé de sa propre pensée (ou, si vous voulez, sa philosophie). Cette dernière lui est intrinsèque, presque organique. Aussi le discours extérieur au poème est-il souvent aventureux. Il peut verser facilement dans l’apologie, ou simplement le surcroît d’intelligence. Il prend le risque de rationaliser ce qui ne relève pas du rationnel et de passer à côté de ce qui fonde même le travail de l’écriture : l’intuition, la vision, le souffle, le risque, le corps à corps avec la langue, les pièges de celle-ci, et ses pesanteurs.

Dans l’ouvrage qu’il vous a consacré, Jacques Alessandra donne à lire que vos écrits « s’inscrivent dans un système de défense des valeurs humaines ». Mais, plutôt que d’utiliser la notion par trop usée d’« engagement », vous mettez en avant une « éthique » de l’écriture. Edgar Morin, dans sa Méthode, définit l’éthique comme « un point de vue supra- ou méta-individuel », tandis que la morale se placerait au niveau des actions et des décisions des individus. Quel est le sens que vous donnez à votre éthique ?

« Les peuples qui viennent de mettre à bas la statue d’un tyran peuvent dès le lendemain acclamer un nouveau tyran. »

N’étant pas philosophe, je me garderai de m’aventurer sur le terrain des concepts. Sur ce plan-là aussi, je pense que l’éthique est intrinsèque à l’écriture, comme la pensée d’ailleurs. Et si je devais partir de mon expérience personnelle, j’affirmerais en toute honnêteté que c’est la poésie qui m’a fait découvrir les valeurs éthiques qui vont, par la suite, guider ma pratique dans tous les domaines. Tout le monde sait que l’écriture a précédé chez moi l’engagement politique. Nous avons là une approche assez singulière de la notion d’engagement, n’est-ce pas ? Pour moi, celui-ci se conçoit et prend corps à un niveau sensible, au plus intime de l’être. C’est d’abord un appel intérieur qui va s’extérioriser par la suite et se traduire en positions, convictions et actes. Reste un mystère. Pourquoi telle personne et pas une autre s’implique, donne d’elle-même sans compter, accepte des sacrifices et va jusqu’à se soumettre à l’ordalie ? Pourquoi certains se découragent facilement et d’autres persistent, même dans les situations les plus désespérées ? Croyez-moi, j’ai longuement réfléchi à tout cela, notamment pendant les années d’enfermement, sans trouver de réponse. Un miracle humain ? Pourquoi pas ? C’est le seul en lequel je puisse croire car je l’ai observé, et de mes yeux vu.

Dans Zone de turbulences, vous tancez les prédateurs de notre époque, plus « indécents » qu’autrefois ; vous faites la liste de tout ce qui a perdu de son goût, de sa saveur et de sa substance. En revanche, « le petit monde », tel que vous le nommez, celui des dominés, sans doute, des gens sans pouvoir, n’a pas changé. D’une part, vous semblez vous placer en faux contre une certaine idée mécaniste du Progrès ; de l’autre, vous observez un statu quo de l’oppression : est-ce cela qu’il faut comprendre ?
Oui, c’est bien cela. Côté ténèbres : les visages de la barbarie d’aujourd’hui sont peut-être différents de ceux d’hier. Mais la barbarie, dans son essence, n’a pas changé. Les peuples qui viennent de mettre à bas la statue d’un tyran peuvent dès le lendemain acclamer un nouveau tyran. Côté lumière : un peuple qui semble soumis aujourd’hui, acceptant toutes les avanies, peut s’insurger demain et revendiquer des libertés inconcevables auparavant. L’égoïsme, l’indifférence, la fermeture de l’esprit peuvent, dans des circonstances déterminées, voler en éclats pour faire place à l’altruisme, l’attention à autrui, l’accueil bienveillant de la différence. La dualité est en nous, en chacun de nous. Ce qui compte, c’est la vigilance, le travail incessant de l’esprit, la reconstruction permanente de la pensée qui peut combattre efficacement l’assoupissement des consciences et le flux rampant des obscurantismes.

Remontons le temps. Un autre recueil de poésie, Sous le bâillon le poème. Ce sont vos écrits de prison, de 1972 à 1980. « J’ai une terrible passion du futur », y écriviez-vous ; quelques décennies plus tard, en 2011, vous affirmez : « Demain / n’est pas de mon ressort »...
C’est quand même un demi-siècle qui sépare ces deux assertions ! Chacune d’elle illustre bien ce qu’est et ce que devient le rapport au temps en fonction des différentes saisons de la vie. Et comme je m’adresse, du moins je l’espère, à différentes générations, chacune d’elles va chercher dans ce que j’écris ce qui lui parle ou rejoint ses propres préoccupations. Ce n’est pas moi qui irais gommer les contradictions dans ce que j’ai écrit. Certaines d’entre elles me réconforteraient plutôt au soir de ma vie. Elles m’apportent la preuve que ma matière humaine n’est pas taillée dans le marbre et que j’aurais été, tout au long de ma vie, vivant, au sens fort du terme !

Vous disiez, en prison : « Je suis un fanatique de notre espèce. » Vous maintenez, dans un récent ouvrage, votre « foi en la vie », votre « foi en cette humanité ». Où puisez-vous cet élan, cet optimisme — si le mot n’est pas trop pataud ?
Oui, nous sommes bien dans le domaine de la foi. Dans la pratique de la mienne, je ne peux adresser mes prières qu’à ce ciel que j’appelle « le ciel humain ». De qui puis-je attendre la compassion, le secours, la consolation, si ce n’est de lui ? C’est un ciel à deux visages : le barbare, et l’humain. Et, comme je ne le sais que trop, je ne peux pas être dans le désespoir permanent. Quant à l’autre ciel, celui vers lequel je me tournais avec mes parents au cours de mon enfance, il s’est avéré, pour moi en tout cas, vide et d’une totale abstraction. C’est dire qu’il est vain de lui demander des comptes ! Pour une fois, permettez-moi de reproduire in extenso le texte d’où vous tirez votre citation. Il me semble que c’est la façon la plus précise de répondre à votre question. J’y disais donc : « Foi en cette humanité / ni tout à fait barbare / ni tout à fait humaine / se perdant / se retrouvant / trébuchant / se relevant / marchant sur sa corde raide / mais marchant / connaissant ses limites / les repoussant / succombant aux ruses de l’Histoire / les déjouant / amnésique / et férue de mémoire / Cette humanité-là / mon unique peuple. »

Dans « L’arbre de fer fleurit », vous écriviez : « Oui la poésie restaurera l’homme. » Jean-Pierre Siméon a publié La Poésie sauvera le monde : la poésie, pense-t-il, peut nous élever puisqu’elle est « incertitude », « scepticisme », elle ne segmente ni n’immobilise, elle refuse la tyrannie du concept au profit d’une sorte de pulsion libertaire. Partagez-vous cette vision des choses, vous qui, non sans humour, mettez en avant votre « côté “barbare”, prélogique » ?

« La poésie comme voix charnelle, faisant battre les cœurs, ouvrant les yeux sur le continent intérieur, répercutant le cri de l’homme. »

Le continent humain est le territoire d’exploration permanent de la poésie. Et celle-ci, « un voyage au centre de l’homme », ai-je écrit quelque part. C’est donc au plus intime de cette « étrange créature » dont parlait mon grand frère turc Nazim Hikmet que nous naviguons, nous autres poètes. Nous sommes conscients du fait que notre voyage est périlleux. Certains d’entre nous y ont laissé leur raison, sinon leur peau. Notre travail consiste en une veille permanente, en une mobilisation constante de ce que l’être humain a de plus par rapport aux êtres et aux choses avec lesquels il coexiste dans notre monde : la conscience et, de là, l’étonnement, l’interrogation, l’émotion esthétique, le désir, l’amour, le démon de la connaissance, le sentiment de la finitude, parfois l’indignation, la compassion... Bref, tous ces ingrédients dont il faut rappeler qu’ils sont en quelque sorte le moteur de la vraie vie. S’il faut encore une autre formule pour résumer ce que la poésie représente pour moi, je dirais que c’est une incitation à la vie !

Benjamin Fondane, qui partage avec vous ce motif de l’exil, affirma : « Je n’étais pas un homme comme vous. / Vous n’êtes pas nés sur les routes : personne n’a jeté à l’égout vos petits / vous n’avez pas erré de cité en cité / traqués par les polices / vous n’avez pas connu les désastres à l’aube.  Existe-t-il une fraternité, fût-elle ténue, des poètes de ces aubes désastreuses, une confrérie de ceux que les flics, un jour, chassèrent ?
Oui, je la connais bien cette constellation fraternelle, et je la chéris. Hélas, il me semble qu’elle était beaucoup plus peuplée par le passé. Les poètes acceptaient davantage les risques du métier. Parce qu’il y avait risques, effectivement. Le narcissisme inhérent à la nature humaine ne les empêchait pas de détacher le regard de leur nombril pour le porter vers la condition humaine et l’enfer du monde. C’est pour cela que leurs voix étaient agissantes. Elles portaient, comme on dit. Et les pouvoirs liberticides les craignaient. De nos jours, la poésie se trouve marginalisée, davantage dans le monde occidental que dans le monde arabe ou en Amérique latine, par exemple. Et la responsabilité n’en incombe pas exclusivement au système marchand de la chose littéraire tel qu’il s’est établi depuis quelques décennies. Osons dire que, dans le même temps, certaines pratiques de la poésie y ont contribué car elles ont tourné le dos à ce qui fait de cet art une « arme miraculeuse », selon l’expression d’Aimé Césaire, une « parole donnée, d’homme à homme », selon l’une de mes propres expressions. La poésie comme voix charnelle, faisant battre les cœurs, ouvrant les yeux sur le continent intérieur, répercutant le cri de l’homme, invitant à l’insurrection des consciences, célébrant la vie, au grand dam de la horde maudite des marchands du désespoir.


REBONDS
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