Maâti Monjib, mars 2015.
Vidéo Radouane El Baroudi (copie d’écran).
Ignace Dalle. — Dans quel état d’esprit abordez-vous cette nouvelle étape ? Y a-t-il des raisons de vous montrer optimiste et si oui pourquoi ? Ou, au contraire, d’être inquiet et pour quels motifs ?
Maâti Monjib. — Nous abordons cette nouvelle étape de notre procès — qui est une pure vengeance politique de la part du régime pour notre liberté de parole — avec, à la fois, un moral inébranlable et un certain pessimisme. Une inquiétude même pour l’avenir immédiat de notre pays. De fait, suite au Printemps marocain et aux manifestations pro-démocratiques du Mouvement du 20 février durant l’année 2011, le régime avait semblé prendre d’une manière irréversible la voie des réformes politiques. L’espace de compétition politique avait été élargi et certaines libertés publiques, comme celles d’expression, de presse et de rassemblement, avaient été reconnues. Cependant ceux qui avaient fait cette analyse — et j’en faisais partie — se sont lourdement trompés : le régime n’avait fait que baisser la tête en attendant que l’orage passe. Dès que la pression de la rue a diminué, le « courant politique » au sein du régime, que certains appellent la tendance libérale, a été poussé à la marge au profit du courant le plus conservateur et le plus réactionnaire au sein de l’élite dirigeante.
Mettant à profit la régression qu’a connue la région avec le coup d’État du 3 juillet 2013 en Égypte, l’enlisement dans une guerre civile, qui semble interminable, de la Syrie, de la Libye et du Yémen, le régime a voulu détruire les noyaux de la contestation susceptibles, une fois les conditions réunies, de relancer le mouvement démocratique. Ces foyers de potentielle agitation s’incarnent dans des personnalités et des associations expérimentées. Elles font peur au pouvoir car elles disposent à la fois d’un capital symbolique important, d’une logistique opérationnelle et d’une expression intellectuelle à la fois courageuse et pondérée. Elles sont prêtes à négocier mais intraitables sur la question des droits humains et des libertés. Je donne des exemples : l’Association marocaine des droits humains, les noyaux survivants du Mouvement du 20 février, Freedom Now, le site d’information Lakome, quelques secteurs syndicaux ou groupes amazighs, des intellectuels critiques et hardis…
I. D. — Mais pourquoi vous personnellement et vos amis ?
M. M. — Le régime veut donner un exemple, sévir contre quelques-uns pour que les autres rentrent dans le rang. Des sources proches du régime se sont débrouillées durant ma grève de la faim pour me faire parvenir l’information suivante : la source de mes problèmes serait liée à mes articles « blasphématoires » (autrement s’attaquant aux puissants du régime en les nommant) publiés à l’étranger et mon rôle, pourtant modeste, dans le rapprochement entre islamistes modérés mais anti-Makhzen et courants laïques oppositionnels. Le régime considère un tel rapprochement comme un danger politique mortel.
I. D. — Pourquoi ? N’est-ce pas curieux dans la mesure où cela pourrait contribuer à faire baisser la tension dans le pays et à le mettre sur la voie d’une démocratie consensuelle ?
M. M. — C’est exactement ce que le pouvoir redoute le plus. Un rapprochement entre ces deux courants majoritaires au sein de l’opposition peut faire pencher la balance en faveur du courant populaire qui revendique un système réellement démocratique où le roi règne sans gouverner, où la chaîne responsabilité-redevabilité-sanction deviendrait une réalité quotidienne. Or l’élite corrompue, qui tient les rênes du vrai pouvoir et qui met le pays en coupe réglée, ne peut accepter une telle éventualité qui signifierait la fin de ses avantages aussi exorbitants qu’illégitimes. Cette élite cherche à maintenir dans le pays une tension basse mais permanente afin de justifier son maintien au pouvoir. L’association Freedom Now, dont je suis le président, réunit l’essentiel des courants de l’opposition au Maroc et essaie avec un certain succès de les faire travailler ensemble pour la défense de la liberté de presse et d’expression. Je vous donne un exemple des dangereuses manipulations du régime : la télévision officielle a donné la parole début 2014 à un salafiste obscur qui menaçait de mort les dirigeants de la gauche. Le résultat immédiat d’une telle manipulation a été la relance au sein de l’université de combats fratricides entre courants estudiantins idéologiquement opposés. Il y a eu des blessés graves et un mort à Fès.
Nous avons été quelques-uns : Fouad Abdelmoumni, Karim Tazi, Mohammed Sassi, etc. à prendre l’initiative de réunir autour d’une table les représentants des islamistes modérés et de la gauche afin d’explorer les voies d’une entente « pacifiante » basée sur un cahier de charges démocratiques. Ce fut un vrai succès. Juste après, les menaces contre ma personne sont devenues plus pressantes. Elles ont été parfois publiques et diffamatoires, notamment via la « presse jaune ». C’est allé jusqu’à une menace de mort sur le site Agora presse.
I. D. — Vu d’Europe, le harcèlement et l’interdiction toute récente signifiée par le pouvoir aux représentants d’associations comme Avocats Sans Frontières, Human Rights Watch et Amnesty International, pour ne citer qu’elles, de suivre votre procès et de soutenir ceux qui, en particulier, militent pour un journalisme citoyen et d’investigation parait d’autant plus incompréhensible que la Constitution a été modifiée il y a plus de quatre ans en accordant une large place aux libertés publiques. Comment expliquer de telles contradictions ?
M. M. — La Constitution au Maroc n’a jamais été la référence stratégique du régime. L’élite au pouvoir l’utilise comme un texte ad hoc quand cela l’arrange. Elle la traite le plus souvent comme un véritable chiffon de papier. Ce qui a obligé le régime à accepter la participation au gouvernement d’islamistes indépendants du pouvoir, ce n’est pas la Constitution, mais la rue ! L’élite d’État au Maroc semble ne croire qu’aux rapports de force politiques au sens quasiment physique du terme.
I. D. — L’Europe et la France en particulier se montrent plus que discrètes en ce qui concerne les « dérapages » du pouvoir marocain dans le domaine des libertés publiques. Les impératifs sécuritaires et la lutte contre le terrorisme expliquent-ils cette attitude, jugée complaisante par certains ? Que répondez-vous à ceux qui vous accusent de faire le jeu des radicaux islamistes ?
M. M. — Seule la démocratie peut isoler les extrémistes violents. Il suffit de jeter un coup d’œil à ce qui se passe dans la région : la Syrie, la Libye, l’Irak étaient les pires dictatures du monde arabe. Elles ont fait le lit de l’extrémisme religieux le plus obtus, d’où les guerres civiles épouvantables qui y sévissent aujourd’hui. Les pétromonarchies ont pu acheter la paix à coup de milliards de dollars distribués à leurs peuples en 2011. Il est vrai que la France et l’Europe adoptent une attitude complaisante vis-à-vis des violations des droits humains au Maroc. De fait, la diplomatie relativise en permanence ; elle est également, plus encore que la politique, l’art du possible. Ainsi, quand un Européen jette un regard non averti au-delà de la Méditerranée, le Maroc lui semble un paradis quand il le compare à la Syrie, à l’Égypte ou même à l’Arabie saoudite. De plus, les gouvernements européens défendent avant tout les intérêts de leurs pays. Ce ne sont pas des organisations militantes des droits humains, et ils n’agissent malheureusement en faveur des droits humains que sous la pression de leur opinion publique, laquelle semble moins mobilisée en ce sens qu’il y a vingt ou trente ans.
I. D. — Comment votre procès et vos ennuis avec le pouvoir sont-ils perçus par les Marocains et les pays proches du Maroc ? La presse en parle-t-elle et dans quels termes ?
M. M. — La majorité de la population marocaine est dépolitisée en raison de la longue dictature de Hassan II qui a duré une trentaine d’années, en gros de 1961 à 1991. Donc la plupart des Marocains ne sont même pas au courant de ce qui nous arrive. Par ailleurs, la presse réellement indépendante a quasiment disparu. Toutefois, les rares journaux et sites qui ont pu garder leur indépendance ont donné un grand écho au traitement injuste et parfois cruel que nous a réservé le régime. La société civile indépendante et les réseaux sociaux font de même. Notre comité de soutien organise un sit-in devant le parlement à Rabat le 19 mars et des réunions d’information à Paris, Toulouse, Limoges, Bruxelles et Tunis le même jour. Des personnalités marocaines et étrangères nous soutiennent, comme Abdellah Hammoudi, Noam Chomsky et Richard Falk. L’ancien porte-parole national des Verts, le député Jean-Louis Roumegas, est venu au Maroc pour observer notre procès le 27 janvier dernier. De telles actions ont permis à la presse internationale d’être mise au courant. Les plus grands journaux du monde, comme le New York Times, le Washington Post, Le Monde, El Païs ont relaté nos épreuves avec parfois des articles et des éditoriaux très critiques. Cela a amené le régime à limiter ses ambitions en mettant fin à l’interdiction de quitter le territoire qui frappait les accusés. Toutefois nous risquons toujours gros puisque nous sommes poursuivis pour atteinte à la sécurité intérieure de l’État.
Maâti Monjib. — Nous abordons cette nouvelle étape de notre procès — qui est une pure vengeance politique de la part du régime pour notre liberté de parole — avec, à la fois, un moral inébranlable et un certain pessimisme. Une inquiétude même pour l’avenir immédiat de notre pays. De fait, suite au Printemps marocain et aux manifestations pro-démocratiques du Mouvement du 20 février durant l’année 2011, le régime avait semblé prendre d’une manière irréversible la voie des réformes politiques. L’espace de compétition politique avait été élargi et certaines libertés publiques, comme celles d’expression, de presse et de rassemblement, avaient été reconnues. Cependant ceux qui avaient fait cette analyse — et j’en faisais partie — se sont lourdement trompés : le régime n’avait fait que baisser la tête en attendant que l’orage passe. Dès que la pression de la rue a diminué, le « courant politique » au sein du régime, que certains appellent la tendance libérale, a été poussé à la marge au profit du courant le plus conservateur et le plus réactionnaire au sein de l’élite dirigeante.
Mettant à profit la régression qu’a connue la région avec le coup d’État du 3 juillet 2013 en Égypte, l’enlisement dans une guerre civile, qui semble interminable, de la Syrie, de la Libye et du Yémen, le régime a voulu détruire les noyaux de la contestation susceptibles, une fois les conditions réunies, de relancer le mouvement démocratique. Ces foyers de potentielle agitation s’incarnent dans des personnalités et des associations expérimentées. Elles font peur au pouvoir car elles disposent à la fois d’un capital symbolique important, d’une logistique opérationnelle et d’une expression intellectuelle à la fois courageuse et pondérée. Elles sont prêtes à négocier mais intraitables sur la question des droits humains et des libertés. Je donne des exemples : l’Association marocaine des droits humains, les noyaux survivants du Mouvement du 20 février, Freedom Now, le site d’information Lakome, quelques secteurs syndicaux ou groupes amazighs, des intellectuels critiques et hardis…
I. D. — Mais pourquoi vous personnellement et vos amis ?
M. M. — Le régime veut donner un exemple, sévir contre quelques-uns pour que les autres rentrent dans le rang. Des sources proches du régime se sont débrouillées durant ma grève de la faim pour me faire parvenir l’information suivante : la source de mes problèmes serait liée à mes articles « blasphématoires » (autrement s’attaquant aux puissants du régime en les nommant) publiés à l’étranger et mon rôle, pourtant modeste, dans le rapprochement entre islamistes modérés mais anti-Makhzen et courants laïques oppositionnels. Le régime considère un tel rapprochement comme un danger politique mortel.
I. D. — Pourquoi ? N’est-ce pas curieux dans la mesure où cela pourrait contribuer à faire baisser la tension dans le pays et à le mettre sur la voie d’une démocratie consensuelle ?
M. M. — C’est exactement ce que le pouvoir redoute le plus. Un rapprochement entre ces deux courants majoritaires au sein de l’opposition peut faire pencher la balance en faveur du courant populaire qui revendique un système réellement démocratique où le roi règne sans gouverner, où la chaîne responsabilité-redevabilité-sanction deviendrait une réalité quotidienne. Or l’élite corrompue, qui tient les rênes du vrai pouvoir et qui met le pays en coupe réglée, ne peut accepter une telle éventualité qui signifierait la fin de ses avantages aussi exorbitants qu’illégitimes. Cette élite cherche à maintenir dans le pays une tension basse mais permanente afin de justifier son maintien au pouvoir. L’association Freedom Now, dont je suis le président, réunit l’essentiel des courants de l’opposition au Maroc et essaie avec un certain succès de les faire travailler ensemble pour la défense de la liberté de presse et d’expression. Je vous donne un exemple des dangereuses manipulations du régime : la télévision officielle a donné la parole début 2014 à un salafiste obscur qui menaçait de mort les dirigeants de la gauche. Le résultat immédiat d’une telle manipulation a été la relance au sein de l’université de combats fratricides entre courants estudiantins idéologiquement opposés. Il y a eu des blessés graves et un mort à Fès.
Nous avons été quelques-uns : Fouad Abdelmoumni, Karim Tazi, Mohammed Sassi, etc. à prendre l’initiative de réunir autour d’une table les représentants des islamistes modérés et de la gauche afin d’explorer les voies d’une entente « pacifiante » basée sur un cahier de charges démocratiques. Ce fut un vrai succès. Juste après, les menaces contre ma personne sont devenues plus pressantes. Elles ont été parfois publiques et diffamatoires, notamment via la « presse jaune ». C’est allé jusqu’à une menace de mort sur le site Agora presse.
I. D. — Vu d’Europe, le harcèlement et l’interdiction toute récente signifiée par le pouvoir aux représentants d’associations comme Avocats Sans Frontières, Human Rights Watch et Amnesty International, pour ne citer qu’elles, de suivre votre procès et de soutenir ceux qui, en particulier, militent pour un journalisme citoyen et d’investigation parait d’autant plus incompréhensible que la Constitution a été modifiée il y a plus de quatre ans en accordant une large place aux libertés publiques. Comment expliquer de telles contradictions ?
M. M. — La Constitution au Maroc n’a jamais été la référence stratégique du régime. L’élite au pouvoir l’utilise comme un texte ad hoc quand cela l’arrange. Elle la traite le plus souvent comme un véritable chiffon de papier. Ce qui a obligé le régime à accepter la participation au gouvernement d’islamistes indépendants du pouvoir, ce n’est pas la Constitution, mais la rue ! L’élite d’État au Maroc semble ne croire qu’aux rapports de force politiques au sens quasiment physique du terme.
I. D. — L’Europe et la France en particulier se montrent plus que discrètes en ce qui concerne les « dérapages » du pouvoir marocain dans le domaine des libertés publiques. Les impératifs sécuritaires et la lutte contre le terrorisme expliquent-ils cette attitude, jugée complaisante par certains ? Que répondez-vous à ceux qui vous accusent de faire le jeu des radicaux islamistes ?
M. M. — Seule la démocratie peut isoler les extrémistes violents. Il suffit de jeter un coup d’œil à ce qui se passe dans la région : la Syrie, la Libye, l’Irak étaient les pires dictatures du monde arabe. Elles ont fait le lit de l’extrémisme religieux le plus obtus, d’où les guerres civiles épouvantables qui y sévissent aujourd’hui. Les pétromonarchies ont pu acheter la paix à coup de milliards de dollars distribués à leurs peuples en 2011. Il est vrai que la France et l’Europe adoptent une attitude complaisante vis-à-vis des violations des droits humains au Maroc. De fait, la diplomatie relativise en permanence ; elle est également, plus encore que la politique, l’art du possible. Ainsi, quand un Européen jette un regard non averti au-delà de la Méditerranée, le Maroc lui semble un paradis quand il le compare à la Syrie, à l’Égypte ou même à l’Arabie saoudite. De plus, les gouvernements européens défendent avant tout les intérêts de leurs pays. Ce ne sont pas des organisations militantes des droits humains, et ils n’agissent malheureusement en faveur des droits humains que sous la pression de leur opinion publique, laquelle semble moins mobilisée en ce sens qu’il y a vingt ou trente ans.
I. D. — Comment votre procès et vos ennuis avec le pouvoir sont-ils perçus par les Marocains et les pays proches du Maroc ? La presse en parle-t-elle et dans quels termes ?
M. M. — La majorité de la population marocaine est dépolitisée en raison de la longue dictature de Hassan II qui a duré une trentaine d’années, en gros de 1961 à 1991. Donc la plupart des Marocains ne sont même pas au courant de ce qui nous arrive. Par ailleurs, la presse réellement indépendante a quasiment disparu. Toutefois, les rares journaux et sites qui ont pu garder leur indépendance ont donné un grand écho au traitement injuste et parfois cruel que nous a réservé le régime. La société civile indépendante et les réseaux sociaux font de même. Notre comité de soutien organise un sit-in devant le parlement à Rabat le 19 mars et des réunions d’information à Paris, Toulouse, Limoges, Bruxelles et Tunis le même jour. Des personnalités marocaines et étrangères nous soutiennent, comme Abdellah Hammoudi, Noam Chomsky et Richard Falk. L’ancien porte-parole national des Verts, le député Jean-Louis Roumegas, est venu au Maroc pour observer notre procès le 27 janvier dernier. De telles actions ont permis à la presse internationale d’être mise au courant. Les plus grands journaux du monde, comme le New York Times, le Washington Post, Le Monde, El Païs ont relaté nos épreuves avec parfois des articles et des éditoriaux très critiques. Cela a amené le régime à limiter ses ambitions en mettant fin à l’interdiction de quitter le territoire qui frappait les accusés. Toutefois nous risquons toujours gros puisque nous sommes poursuivis pour atteinte à la sécurité intérieure de l’État.
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