Entretien, par Joseph Confavreux, 21/10/2011
Rony Brauman, ancien président de l'association Médecins sans frontières (de 1982 à 1994), est professeur associé à l'Institut d'études politiques de Paris. Il a été l'un des premiers intellectuels à critiquer la guerre en Libye décidée par Sarkozy (voir notre article). Au lendemain de la mort de Kadhafi, il s'inquiète de ce nouveau «modèle» de guerre qui s'est déroulé en Libye.
La mort de Kadhafi signe-t-elle le dénouement de la guerre en Libye ?
Rony Brauman : C’est une étape importante, mais ce n’est certainement pas un dénouement. Les défaites politiques qui ont suivi des victoires militaires sont incalculables. Les guerres, on sait très bien quand cela commence, mais très mal quand cela finit. Je me garderais donc bien de parler du moment actuel en Libye comme d’un dénouement, encore moins d'un dénouement démocratique, car cette histoire est loin d'être terminée.
Ce qui s’est passé en Libye constitue-t-il un nouveau modèle de guerre ?
Il est indiscutable que ce moment d’euphorie et de victoires militaires, avec les chutes successives de Tripoli, Syrte, puis la mort du despote, font de cette guerre, et de l’intervention de l’Otan, un modèle positif, une sorte de revanche sur l’Irak, au moins du côté anglo-américain.
On entend déjà, dans la bouche des militaires, l’idée qu’on possède, là, un cadre conceptuel pour des interventions ultérieures, avec la force aérienne qui vient à l’appui d’un soulèvement d’hommes au sol, pour faire chuter une dictature et installer un pouvoir ami. On peut le voir comme une évolution du modèle de la guerre du Kosovo, un «Irak réussi», et surtout comme une réhabilitation, du moins théorique, de la guerre juste.
Mais les circonstances très particulières qui ont permis cette guerre retiennent d'en faire un modèle généralisable. Au-delà du «printemps arabe», qui a fourni une justification politique à l'intervention, c’est l’isolement total dans lequel se trouvait Khadafi qui a permis celle-ci. Le succès militaire réel dont on se targue, même s’il est encore loin d’être abouti, doit être situé dans ce contexte géopolitique singulier. Impossible, donc, de dire si cette guerre sera un précédent ou une exception.
Au vu de la victoire, en quelques mois, du CNT aidé par l’Otan, revenez-vous sur les doutes que vous aviez exprimés lorsque cette guerre s’est enclenchée en mars dernier ?
Sur les circonstances du déclenchement de la guerre en Libye, je conserve le même scepticisme. Je dirais même qu’il se renforce. Je constate que le massacre allégué – on parlait de 6.000 à 15.000 personnes tuées par les hommes de Kadhafi –, au moment où la décision de l’ONU a été prise, n'a jamais été commis. Il s'agissait de propagande, comme il y en a d’ailleurs dans toutes les guerres. Les enquêtes approfondies d’Amnesty et de Human Rights Watch, effectuées depuis, ont mis en évidence, avant mars, cent à trois cents morts, en majorité des victimes de combat. On n’est donc pas dans le cas de figure du carnage en cours qui nous avait été annoncé pour justifier d’ouvrir le feu.
Les tenants de cette guerre s’en tirent avec une pirouette en disant qu’un autre massacre serait, de toute façon, arrivé, puisque Kadhafi avait promis de transformer les rues en rivière de sang. Nous n’avons pas pourtant, aujourd’hui, d’éléments probants attestant que des forces en nombre se dirigeaient vers Benghazi pour en tuer tous les habitants. S’en tenir à une lecture littérale de la parole d’un dictateur comme Kadhafi me semble bien léger pour déclencher une guerre, qui plus est une guerre préventive.
Le passé des guerres préventives, de la guerre des Six Jours à la guerre d’Irak, doit nous rappeler que les menaces qu’elles sont censées conjurer sont, très largement, fabriquées. A Benghazi, j’ai l’impression que c’était également le cas, mais je ne peux pas le démontrer. Quoi qu’il en soit, je trouve dangereuse cette réhabilitation, en Libye, des concepts de guerre préventive et de guerre juste, qui re-légitiment la guerre comme mode de règlement des conflits.
La disqualification de l’idée de guerre juste, et de l’idée que la guerre peut résoudre des situations de conflit, a été un progrès politique. On peut, on doit, me semble-t-il, faire confiance aux peuples pour aller vers la démocratie sans en passer par la guerre. L’actualité des vingt dernières années montre que le rejet des formes d’accaparement autocratique du pouvoir est bien à l'œuvre dans le monde. Le scénario libyen, qui réhabilite jusqu’au bout la violence comme mode légitime de saisie du pouvoir, procède au contraire d'une sorte de néo-maoïsme selon lequel la démocratie est au bout des missiles du «monde libre».
Je constate de plus que les insurgés libyens ont opté d’emblée pour la militarisation du soulèvement. Je n’ai pas à en juger, mais je préfère le modèle syrien (ou tunisien dans une certaine mesure), à la fois politiquement et éthiquement, car je le crois plus apte à préparer le futur. La violence favorise mécaniquement les plus radicaux, comme nous le rappellent les exemples afghan, somalien, irakien.
Les circonstances de la mort de Kadhafi demeurent obscures. Mais le probable tir d’avions français sous commandement de l’OTAN sur les véhicules armés d’un convoi pro-Kadhafi fuyant Syrte s’inscrivent-ils dans la résolution initiale de l’ONU et dans la responsabilité de protéger les civils qui l’a fondée ?
Avant même le vote à l’ONU, dès le 25 février, Sarkozy déclare que Kadhafi doit quitter le pouvoir. Et c’est ce qu’ont réaffirmé aussi Cameron et Obama après le vote de la résolution 1973, en violation non seulement de la lettre, mais aussi, à mon avis, de l’esprit de cette résolution. Si la logique du droit international proscrit le fait de s’attaquer au régime en place pour s’intéresser seulement à la protection des civils, la logique politique de la responsabilité de protéger, c’est précisément le changement de régime. Comment, en effet, protéger des civils sans changer le régime qui les menace ?
Les nombreux partisans de la responsabilité de protéger, définie par l’ONU en 2005, qui se sont opposés à l’interprétation qui en a été faite en Libye font, à mon avis, fausse route. Ils ne perçoivent pas ce que la logique politico-militaire engendre comme processus quasi inéluctable des événements. Je ne m’étonne pas de l’issue de ces combats, parce que cette guerre était génétiquement programmée pour en finir avec Kadhafi.
Je ne reproche donc pas à Nicolas Sarkozy de nous avoir menti sur l’objectif. Je lui reproche de nous avoir entraînés dans une guerre civile, en nous plaçant devant une alternative verrouillée : soit vous êtes contre la guerre, et donc pour le tyran et les massacres, soit vous êtes pour la guerre, et donc pour les civils et la démocratie.
Je constate que cette rhétorique d'intimidation a fonctionné au-delà de toute raison. Voyez par exemple les chiffres annoncés à différentes reprises par le Conseil national de transition, selon lequel ce conflit aurait fait 50.000 victimes. Soit le CNT ment, ce qui me semble d'ailleurs probable, et on est en droit de lui demander des précisions sur ce qui n'est pas un détail de cette histoire. Soit il dit la vérité, et cela constitue un véritable réquisitoire contre l’OTAN dont la mission était de protéger les civils libyens.
Je ne sais pas s’il s’agit de propagande ou d’un échec, mais quoi qu’il en soit, j’aimerais en savoir plus. La presse, tout à son euphorie de la victoire et à sa mise en scène d’une Libye libérée, ne semble guère s’intéresser à cette information. Si ces chiffres étaient exacts, la guerre en Libye aurait pourtant d'ores et déjà provoqué dix fois plus de victimes que la répression syrienne...
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