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vendredi 21 octobre 2011

«Fatima pour mémoire», 17 octobre 1961


par Didier Daeninckx, Mediapart, 26/10/2011

Le 17 octobre 1961– c'était un mardi – des milliers d'Algériens et d'Algériennes défilèrent dans Paris pour protester contre le couvre-feu qui leur était imposé par le préfet Maurice Papon. Si, depuis plus de cinq ans, la guerre faisait rage en Algérie, cette manifestation organisée par le FNL était pacifiste. Les hommes et les femmes s'étaient endimanchés, certains vinrent avec leurs enfants. Ils ne portaient aucune arme, avaient consigne de ne répondre à aucune violence. Mais sur les ponts, au sortir des métros... les forces de l'ordre les attendaient. La répression fut féroce: des milliers de blessés, des dizaines de morts – jusqu'à 300, affirme l'historien Jean-Luc Einaudi. Durant des jours, des cadavres furent retrouvés dans la Seine. Officiellement, il n'y a eu que deux morts. Aujourd'hui encore, l'Etat nie les faits historiquement établis et, sous couvert de raison d'Etat, empêche de faire toute la lumière sur cette répression féroce.
Quelques semaines après la parution de ce texte dans le mensuel Actualités de l'Émigration et d'un résumé dans le journal l'Humanité du 17 octobre 1986, je reçus une lettre signée de Louisa Bédar. L'une de ses collègues de bureau lui avait fait lire mon article, et Louisa s'étonnait de découvrir le nom de sa sœur, Fatima, en conclusion de mon article. Elle me demandait ce qui m'avait conduit à le faire figurer dans la liste des victimes de la répression policière alors qu'elle pensait que son aînée avait volontairement mis fin à ses jours. La douleur était toujours présente, mais depuis un quart de siècle, le silence s'était fait sur son souvenir. Je me mis aussitôt en rapport avec Jean-Luc Einaudi qui travaillait à son livre La Bataille de Paris consacré à cette journée portée disparue, et que les éditions du Seuil éditeront cinq ans plus tard, en 1991. L'enquête qu'il entreprit permit à la famille de Fatima de percer le mystère qui entourait la mort de cette jeune fille de quinze ans.
Fatima Bédar est née à Tichy en Kabylie le 5 août 1946 et a vécu les cinq premières années auprès de sa mère, tandis que son père, Hocine, travaillait sur les gazomètres de Saint-Denis, là où aujourd'hui s'élève le Stade de France. Il quitte une première fois son village pour venir faire la cuisine dans un restaurant de Bejaïa. Il traverse la Méditerranée pour aller se battre contre les Allemands avec ses camarades du 3e Régiment de Tirailleurs Algériens. Fait prisonnier le 17 juin 1940, il s'évade du camp de Chevagnes, près de Moulins avant d'être rapatrié en Algérie d'où il repart, en février 1943, sous l'uniforme des forces de libération. Campagne de Tunisie, campagne d'Italie, débarquement à Saint-Tropez, remontée vers les Vosges enneigées, prise de Stuttgart. Médailles militaires épinglées à la vareuse, il revient, pour se marier cette fois, dans une Kabylie qui enterrait les milliers de morts de la répression menée par les troupes françaises, le 8 mai 1945, le jour même de la capitulation de l'Allemagne nazie. De retour en métropole, il apprend le métier de chauffe-four, au Gaz de France, tout en préparant l'accueil de son épouse et de son enfant. La famille se retrouve dans un bidonville, près du quartier Pleyel, avant de déménager dans un immeuble en dur, rue du Port à Aubervilliers. Au mois d'avril 1961, alors qu'une sœur, Louisa, ainsi qu'un frère, Djoudid, ont rejoint Fatima, tout le monde s'installe dans un pavillon de Stains. Fatima rêve de devenir institutrice, elle en a les capacités, mais les préjugés de l'époque la dirigent vers le Collège d'enseignement commercial féminin de la rue des Boucheries, à Saint-Denis. L'économie a besoin de sténodactylos, de mécanographes. Hocine soutient le combat pour l'Indépendance. Lorsqu'il se rend aux réunions clandestines, il a pris l'habitude d'emmener Fatima. La présence d'une gamine tenant son père par la main détourne la suspicion des gardiens de la paix. Fatima comprend le berbère et ne perd rien des arguments qui s'échangent. Sûrement est-ce lors de ces rencontres que s'éveille sa volonté d'être utile. Le 17 octobre, Fatima demande à sa mère l'autorisation de se joindre aux manifestants. Une dispute éclate quand elle se voit opposer un refus. Elle noue ses cheveux comme on l'exige au collège, met sa plus belle robe, sa ceinture rouge, sa veste en daim, emplit son cartable de ses livres de cours, puis elle quitte la maison pour la dernière fois. Pendant près de quinze jours, sa mère, enceinte de sa troisième fille, Zohra, ne cessera de sillonner les rues de Stains et de Saint-Denis, emmenant Djoudid dans ses marches sans fin. Le 31 octobre, un ouvrier qui travaille sur la septième écluse du canal de Saint-Denis, près de la gare, découvre le cadavre de Fatima et ses longs cheveux dénoués. Hocine se déplace à la morgue où il reconnaît sa fille au milieu de quinze autres noyés. Terrassé par la douleur, il se rend ensuite au commissariat où, alors qu'il ne sait ni écrire ni lire, on lui fait signer un procès verbal attribuant le décès de Fatima à un suicide, comme pour amplifier le malheur de l'absence. «On n'en parlait plus», se souvient Louisa. «Son nom dans le journal, c'était un bouleversement, comme un tremblement de terre». Interrogée par ses enfants vingt-cinq années plus tard, la mère évoque Fatima en ces termes «J'ai une fille qui est morte quand les policiers français jetaient les Algériens à la Seine». Hocine est tout aussi précis: «Eh oui, qu'est-ce que tu veux, elle voulait aller à la manifestation».
A l'automne 2006, la dépouille de Fatima Bédar a quitté le cimetière de Stains où elle reposait depuis quarante-cinq ans et ses restes ont été déposés le 17 octobre de cette année-là dans le carré des Martyrs de son village natal, non loin de la tombe de sa mère. «On a ramené ta fille, elle est revenue près de toi», a simplement dit Zohra alors que le vent de Kabylie emportait ses mots vers les montagnes.

Didier Daeninckx
  • Didier Daeninckx a fait irruption dans les librairies en 1983 avec Meurtres pour mémoire (Gallimard) un roman noir dont l'action se situe le 17 octobre 1961. Depuis, il a fait paraître plus de soixante ouvrages dont Cannibale (Verdier) consacré aux Kanak humiliés lors de l'exposition coloniale de 1931, ou Galadio (Gallimard), qui retrace l'itinéraire d'un jeune métis germano-malien dans l'Allemagne nazie.

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