Un livre à l’occasion des dix ans du règne du souverain chérifien
Entretien
En ce mois de juillet, Mohammed VI célébrera la première décennie de son règne. Dix ans pour un Maroc nouveau qui avait suscité beaucoup d’espoirs. Plusieurs livres (1) sont sortis pour l’occasion, dont celui d’Ali Amar, ancien directeur du Journal hebdomadaire, publication qui eut l’occasion de tester les limites – en fin de compte assez drastiques – de l’ouverture concoctée par le régime. Son ouvrage ne plaît pas en haut lieu à Rabat et se retrouve donc à l’index. Rencontre avec l’auteur.
Comment vous est venue l’idée – iconoclaste au Maroc ! – d’enquêter sur le roi ?
Je crois qu’il était évident pour moi qui ai suivi de près les premiers pas du successeur de Hassan II de rendre compte à ma manière de cette époque passionnante où l’arrivée d’un jeune monarque que l’on décrivait moderne devait transformer le Maroc ou tout au moins son régime et l’engager résolument dans un processus démocratique. Mon ambition n’était pas de faire un travail académique, ni forcément exhaustif, mais un livre de journaliste qui relate certains faits comme je les ai vécus. Bien sûr, la nouveauté vient du fait que l’ouvrage est rédigé de l’intérieur et c’est une première, un tabou qui tombe aussi.
« Le grand malentendu », le sous-titre, induit une maldonne : d’aucuns espéraient un roi réformateur, il ne l’est pas, c’est ça ?
L’espoir énorme qu’a suscité la montée sur le trône de Mohammed VI en 1999 n’a pas rempli toutes ses promesses, notamment sur la capacité de la monarchie à se réformer, d’où cette idée de malentendu. Le système s’est régénéré presque à l’identique dans une certaine continuité des archaïsmes qui ont caractérisé le long règne de Hassan II. Nous sommes passés d’une monarchie absolue, répressive, à une « hypermonarchie » qui a ravalé sa façade aux yeux du monde, mais qui demeure arc-boutée sur son principe de sacralité qui empêche toute séparation des pouvoirs et, ce faisant, toute justice sociale.
Pourtant, il a fait la Moudawana (code la famille révisé à l’avantage de la femme) et l’Instance équité et réconciliation (qui a permis aux victimes des « années de plomb » de raconter leurs tourments)…
Il a plutôt accompagné et soutenu ces réformes et c’est loin d’être assez. La réforme de la Moudawana est le résultat d’un processus au long cours qu’il faut d’abord attribuer aux nombreuses féministes qui ont mené un combat courageux et difficile en raison des pesanteurs sociales sur la question de la femme et des contraintes religieuses que le roi lui-même a eu des difficultés à gérer. Le Palais a repris en main le dossier à cause de la défaite des socialistes qui n’ont pas eu le courage politique de mener à terme cette réforme à très forte valeur symbolique. D’ailleurs, la Moudawana demeure encore en deçà des ambitions des progressistes.
Sur l’IER, il s’agit plus de marketing que d’avancées notoires. L’essentiel de la vérité n’a pas été fait sur les années de plomb, et la justice n’a pas été rendue aux victimes si ce n’est quelques réparations matérielles. Les recommandations de l’IER pourtant approuvées par le roi sont restées lettre morte laissant la possibilité à de nouvelles exactions.
Comment expliquer la grande popularité du roi, dans un pays que vous décrivez comme rongé par la corruption, l’impéritie et, surtout, les injustices sociales ?
Il est indéniable que Mohammed VI jouit d’une grande popularité. Son image est en rupture avec celle de son père car son empathie envers les pauvres n’est pas feinte. Elle demeure cependant fondée sur une politique caritative et non sur une redistribution réelle des richesses, malgré des efforts tangibles de développement des infrastructures de base. La corruption demeure un sport national et la prédation économique est plus que jamais au cœur du système politique.
Les droits de l’homme constituent autant de désillusion, après de gros espoirs…
C’est ce qu’il faut résolument mettre au passif de ce bilan d’étape de Mohammed VI. Les droits de l’homme sont toujours bafoués, la justice demeure aux ordres et sert souvent d’outil de représailles. La torture n’a pas disparu et l’appareil sécuritaire est toujours sanctuarisé sans contre-pouvoirs politiques. Quant à la liberté de la presse, après une parenthèse où des journaux au ton nouveau avaient repoussé certaines lignes rouges, nous revenons peu à peu à un journalisme de complaisance et de non-dit. Il faut dire que les moyens de faire taire les esprits libres se sont adaptés : on n’emprisonne plus systématiquement les journalistes, mais les amendes colossales, le risque d’interdiction d’exercer ou le boycott économique des journaux ont fini par faire triompher l’autocensure.
Vous décrivez un roi jaloux de ses prérogatives, absolues selon la Constitution…
C’est le point nodal de l’inertie du régime qui se définit comme une « monarchie exécutive », c’est-à-dire au fond « irresponsable » devant ses sujets puisque d’ascendance divine. Tout progrès est de ce fait anéanti par une infantilisation des institutions.
Peu porté sur la politique, le roi délègue, mais pas aux élus. Qui décide ?
Sans horizon de réforme du pacte social avec la monarchie, le système continuera par fonctionner par la cooptation de certaines élites et non par la méritocratie et la sanction des urnes. Aujourd’hui, le cabinet royal a plus de pouvoir que toutes les institutions représentatives cumulées. D’où d’ailleurs la désaffection des Marocains pour les élections. Le risque est que le roi se retrouve ainsi seul face à ses choix.
Comment votre livre a-t-il été accueilli au Maroc ?
Il est censuré au Maroc. La presse qui en a beaucoup parlé a évité dans sa majorité d’en débattre sur le fond et fustigé sa « liberté déconcertante » pour reprendre la Une d’un hebdomadaire casablancais. Cela dit, il se vend très bien à l’étranger. Les Marocains sont contraints de le lire sous le manteau.
(1) Mohammed VI, le grand malentendu, chez Calmann-Lévy. On lira aussi avec grand intérêt Le Maroc de Mohammed VI, la transition inachevée, de Pierre Vermeren, à La Découverte.
L’ÉDITO :qui gouverne ?
Des institutions démocratiques ne font pas une démocratie, le Maroc le prouve. Le gouvernement y ressemble plus à une courroie de transmission des décisions royales, alors que le parlement n’est rien d’autre qu’une chambre d’enregistrement. Les conseillers du roi, un homme qui n’a guère d’appétence pour la chose politique, jouent dès lors un rôle capital dans le processus décisionnel. Avec les amis et les responsables sécuritaires, en tout une grosse cinquantaine de personnes composent le pouvoir réel, et « font tourner le pays », comme l’écrit l’historien français Pierre Vermeren. Parmi ceux-là, un homme sort du lot, Fouad Ali al-Himma, un proche du roi qui semble jouir du statut de nº 2 virtuel du royaume. Il s’est lancé en politique en 2007, créant le Parti de l’authenticité et de la modernité, promis à un grand succès car perçu comme « le parti du roi ». (B. L.)
et les islamistes ?
La mouvance islamiste marocaine se révèle protéiforme. Depuis les royalistes membres du Parti de la justice et du développement (PJD), second au parlement, jusqu’à la mouvance jihadiste terroriste (les attentats de Casablanca en 2003 avaient choqué le pays) en passant par la puissante association tolérée « Justice et bienfaisance » du cheikh Yassine qui conteste non sans audace la sacralité du roi, toute la gamme des postures islamistes se retrouvent au royaume chérifien. Les autorités n’ont de cesse de contrôler les diverses tendances, usant au besoin d’une répression sans merci – et parfois aveugle, selon des ONG spécialisées dans les droits de l’homme – ou en veillant à circonscrire les progrès du PJD, sans oublier la surveillance de la formation des imams. (B. L.)
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