Jean-Marc Mahy : “Quand l’État s’est demandé comment démolir quelqu’un sans le frapper, il a inventé l’isolement” (interview dans Le Crieur, Journal participatif de La Villeneuve)
Interview dans Le
Crieur, Journal participatif de La Villeneuve
SOURCE
Benjamin Bultel et MF 7 octobre 2016 (photo au-dessus : Intervention de Jean-Marc Mahy au lycée Marie Curie, à Échirolles, lundi 3 octobre, par Cindy Drogue, Villeneuve Debout)
Jean-Marc Mahy est né en 1967 en Belgique.
Par deux fois il tue, d’abord un vieil homme au cours d’un cambriolage puis un gendarme lors d’une évasion, deux fois par accident, « sans intention de donner la mort ». Il raconte en détail son histoire sur son site. Condamné à la prison à perpétuité en 1988, il passe 19 ans derrière les barreaux, dont trois en isolement. En 2003, il obtient une libération conditionnelle, avant d’être définitivement libéré en 2013.
Depuis 2010, il participe au spectacle Un homme debout, créé et écrit par Jean-Michel Van den Eeyden à partir de la vie de Jean-Marc Mahy.
Dans le cadre de la journée internationale de la non-violence (organisée, à Grenoble, par un collectif d’associations (1)), le comédien vient présenter Un homme debout, dont il partage la scène avec Stéphane Pirard, à l’Espace 600, pour deux représentations, les 6 et 7 octobre. Le spectacle avait déjà été joué à la Villeneuve, en 2012. Jean-Marc Mahy multiplie aussi les interventions dans les établissements scolaires.
Discussion fleuve avec l’« éduc’acteur », à sa sortie d’une intervention dans un collège. « J’étais sur un ring de boxe », commence-t-il par dire, « pas un combat physique, un combat avec des mots, pour réveiller les jeunes. Je leur ai dit d’arrêter de se victimiser, qu’ils étaient acteurs de leur vie. »
Le Crieur : C’est la sixième saison du spectacle Un homme debout. Au début, vous étiez seul sur scène, maintenant c’est un comédien qui interprète votre rôle. Pourquoi ce changement ?
Jean-Marc Mahy : À la création de la pièce, c’est un comédien, Stéphane Pirard qui devait jouer mon rôle. Mais j’avais déjà l’art de la parole, j’ai appris très rapidement celui du déplacement et à faire des ruptures. Je l’ai joué 170 fois en solo, avec Stéphane Pirard comme assistant pour une centaine de représentations. Puis j’ai eu un accident domestique, il y a deux ans. Ce n’est pas un hasard, sûrement la fatigue psychologique. Pour Stéphane, c’est le rôle de sa vie. Il a accepté tout de suite de prendre ma relève. Mais c’est temporaire, nous allons revenir à la version 1 bientôt. La version 2, c’est plus du théâtre, alors que version 1, il n’y a pas de mise en scène, pas de direction puisque c’est ma vie, je sais comme je l’ai vécue.
Les deux messages principaux que nous souhaitons adresser à la jeunesse sont : « L’art et la culture m’ont sauvé » et « En rejoignant le pays des vivants, on avance avec les autres. » L’objectif de Jean-Michel [Jean-Michel Van den Eeyden, le metteur en scène, ndlr], c’est de montrer à travers ces trois ans d’isolement un exemple d’inexemplarité dans les actes commis. Pas un contre-exemple, un exemple d’un homme qui a été au plus bas et qui est parvenu à se relever et à se mettre debout dans un contexte qu’est l’isolement.
Le spectacle s’inscrit dans une démarche pédagogique avec les jeunes. En quoi consiste-t-elle ?
Il y a cinq étapes. D’abord un questionnaire, transmis aux écoles, à remplir par les jeunes sur la thématique de la prison, de la réinsertion. Les cinq questions sont : « Qu’est-ce que la prison ? », « Qui met-on en prison ? », « Qu’est-ce que la libération conditionnelle ? », « Auriez-vous une alternative à la prison et si oui laquelle ? », « Que représente la liberté pour vous ? ». Ensuite, il y a le travail de préparation de l’intervention, avec les profs, pour s’adapter au public. Puis le spectacle en lui-même, suivi d’un débat. Enfin, les jeunes doivent remplir le même questionnaire. Beaucoup de réponses changent. Certaines réponses sont étudiées par l’Université de Liège.
J’ai lu 600 questionnaires remplis par des élèves de Bruxelles. Sur les 600 élèves, quand on leur demandait l’alternative à la prison, 200 répondaient : « la peine de mort ». Après le spectacle, il n’y en avait plus que cinq. Pour la question, « Qu’est-ce que la liberté ? » : en amont, dans la très grosse majorité des cas, c’est : « On peut faire tout ce qu’on veut ». En aval, c’est plutôt : « La liberté, c’est de ne pas être enfermé », ce qui montre la justesse pédagogique du spectacle. La seconde réponse qui revient souvent, c’est « Se vouloir libre, c’est d’abord vouloir les autres libres », la phrase de Simone de Beauvoir.
Je commence à rencontrer des enfants en classe dès l’âge de 8 ans. Ils savent seulement que j’ai fait de la prison, sans détails. On fait des tours de table, pour définir des mots comme la colère, la violence, la souffrance. Après, je reprends avec cette phrase : « La violence est le bruit d’une souffrance qui n’est pas entendue » et on continue le débat. Malheureusement, je ne fais pas assez d’interventions dans les écoles. Je pense qu’au plus tôt commence un jeune dans la délinquance, moins il aura de chance de s’en sortir.
Les interventions sont totalement différentes à l’université. Mon témoignage, c’est d’expliquer mon travail d’éducateur sur le terrain à de futurs avocats, de futurs juges. Je leur dis que derrière un numéro de dossier, il y a un nom, une histoire.
Que dénoncez-vous dans les systèmes carcéraux belges et français ?
En Finlande, à la fin des années 70, il y avait 58 prisons, avec une surpopulation de 200 %. Les représentants de différents ministères se sont réunis autour d’une table avec une seule question : « Pourquoi est-ce que nous avons autant de détenus dans nos prisons ? » Une seule réponse a émergé : « Parce qu’il y a un taux d’analphabétisme très très élevé. » C’est pour ça qu’en Finlande, de la maternelle à l’université, l’enseignement est gratuit. Aujourd’hui, ils n’ont plus que 20 prisons, dont 11 semi-ouvertes.
Mon combat en Belgique, avec les politiques, les médias, c’est de faire en sorte qu’on s’inspire du système finlandais. Ce qu’ils ont fait en 30 ans, on pourrait le faire plus vite.
Il y a environ 60 000 prisonniers en France, pour 54 000 places [68 000 détenus pour 58 000 places, ndlr], ça fait un taux de surpopulation de 121 %. Mais on vient de débloquer 2 milliards d’euros pour construire six nouvelles prisons [jeudi 6 octobre, le Premier ministre Manuel Valls a même annoncé vouloir construire 33 nouvelles prisons, pour un budget évalué entre 2,2 et 3,5 milliards d’euros, ndlr].
On a voté 29 lois pour durcir les peines prononcées. On constate qu’à chaque fait divers, les politiques essayent de déclencher une nouvelle loi, qui ne sert à rien parce que la loi d’avant était tout à fait géniale [sic]. Les médias sont au service des politiques et les politiques se servent des médias.
En France, les homicides ont diminué d’un tiers en dix ans, mais on continue de faire croire aux gens qu’en sortant dans la rue, ils ont plus de chance de se faire trucider qu’avant. On nous fait croire qu’on a huit chances sur dix de se faire agresser sexuellement dans la rue, alors que les statistiques démontrent que la plupart des faits de mœurs sont commis au sein de la famille. On est dans un jeu de dupes, on entretient une peur. Une peur qui mène vers des mesures sécuritaires.
Les prisons s’inscrivent-elles dans cette volonté politique du tout-sécuritaire ?
Pourquoi est-ce qu’on garde des prisons ? Parce qu’elles font gagner énormément d’argent à certains. Dans le système américain, dans le système anglais, dans le dérivatif français, dans le dérivatif belge. Ces prisons coûtent une fortune, souvent sous forme de partenariat public-privé.
En Belgique, on a inventé un système de travail en prison qui s’appelle Cellmade. Tu as des entreprises privées, qui ont retiré du boulot à des ateliers protégés, et qui donnent du boulot à des détenus mais à moindre coût, puisqu’un détenu n’a ni contrat de travail, ni le droit de se syndiquer. On exploite aujourd’hui la misère humaine.
Comment la prison participe-t-elle à l’insertion des détenus une fois sortis ?
Les détenus sont des gens qui n’ont pratiquement aucune chance de s’insérer dans la société. Attention, pas se réinsérer, parce que même quand on est en prison, on n’a pas quitté la société.
On en arrive à dire, dans cette société, si tu commets un impair, tu iras en prison avec huit chances sur dix de récidiver. En France, sur 100 détenus qui sont libérés en fond de peine, il y en a 61 qui vont récidiver dans les cinq années à venir. Sur 100 détenus qui sont libérés en conditionnelle, il y en a 36 % qui vont récidiver.
Les nouvelles prisons qui sont construites sont les mouroirs de demain. Elles sont conçues pour empêcher les grosses émeutes. Ce sont de véritables tombeaux : certaines sont presque insonorisées ou alors on ne peut même plus ouvrir la fenêtre. Ça veut dire qu’un gars qui a peur d’aller au préau – qui reste l’endroit le plus dangereux d’une prison – il reste cinq ans, dix ans, sans sentir une goutte de pluie, le froid du vent, la caresse du soleil.
Dans certaines prisons ultra-modernes, ils donnent une fois par jour les trois repas de la journée, d’un coup. Le gars qui n’a pas d’activité ni de visite ne voit la porte s’ouvrir qu’une seule fois par jour… Il est tout seul. On pousse les gens dans une solitude, au désespoir. Il y a entre 100 et 120 détenus qui meurent en prison chaque année, en France.
Quand l’État s’est demandé comment démolir quelqu’un sans le frapper, il a inventé l’isolement. Ils savent très bien que ça va conduire d’abord à la folie et puis au suicide.
L’administration pénitentiaire a quatre missions. Premièrement, protéger la société. Ils y arrivent bien car il y a très peu d’évasions. Deuxièmement, faire en sorte que le détenu purge sa peine le plus longtemps possible. Troisièmement, punir : si un homme commet un délit ou un crime, il doit y avoir une sanction pénale. Nous pensons que la punition, c’est la prison. Mais non ! La prison, c’est l’exclusion. Pour que la punition ait véritablement une valeur pédagogique, il faut un développement de la justice restauratrice ou restaurative.
Justice restauratrice ?
La justice restauratrice, ce n’est pas le pardon. C’est une manière de se réconcilier avec soi-même. De prendre enfin conscience que quoi qu’il se soit passé, c’est notre choix à nous. Il y a trois étapes : la victimisation, puis la colère, puis la résilience. Pour arriver à la résilience, il faut un accompagnement professionnel avec des psychologues, des psychiatres, etc. Mais tout est misé sur le sécuritaire, il n’y a plus de moyens humains.
Par exemple, j’ai été témoigner dans la dernière prison belge construite, à Leuze. Devant la prison se trouve une statue de trois mètres de haut, en bronze, d’un homme debout à l’envers, sur sa tête. À l’intérieur, dans le long couloir qui conduit aux cellules, sur les murs des deux côtés, on voit des toiles de peintures, des vraies, très noires. Dans une peinture sur deux le mot mort est marqué ! Et au milieu du couloir, cet homme debout de trois mètres réapparaît à l’horizontal maintenu par des filins. Les artistes ont imaginé que si quelqu’un entrait dans la prison de Leuze, c’est qu’il avait transgressé la norme, donc un déviant. Ils disent qu’ils vont le secouer pour qu’il réfléchisse sur lui-même et qu’il arrive à l’horizontal. Ces œuvres ont coûté 500 000 euros !
Autre exemple, dans la région liégeoise, il y a le centre de défense sociale de Paifve. Il y a 200 détenus malades. Au 1er juillet 2014, il y avait trois psychologues et deux psychiatres. C’est pas beaucoup, mais c’est déjà pas mal. Depuis le 1er janvier 2015, il n’y avait plus qu’un équivalent temps plein…
Et puis on arrive à la dernière mission de l’administration pénitentiaire, la plus importante. Ce sont des cours d’habileté sociale – je n’aime pas trop ce mot-là. Il y a 60 % d’analphabètes en prison. Ces 60 % doivent être capables de lire et écrire quand ils sortent de prison. Je prône depuis des années l’art et la culture dans les prisons. Je défends l’idée qu’un détenu qui fait une formation ou obtient un diplôme puisse obtenir une remise de peine. En Belgique, un détenu coûte 170 euros par jour. Il y a seulement six euros qui sont consacrés à une future, possible, réinsertion.
En anglais, le mot sécurité s’écrit de deux manières. « Security » : tu transgresses la norme, tu vas derrière les murs ; « safety » : signifie la prévention et la sensibilisation. Je crois en l’éducation et en la prévention dès le plus jeune âge. Tant qu’on pense de cette manière-là : « On vous rassure, on construit des prisons, il y a des flics partout, des caméras partout, ne vous tracassez pas, on fait tout pour vous. » … puis on se réveillera et on se dira : y’a big brother ici.
La prévention, justement, comment se passe votre travail d’éducateur ?
Je vais à la rencontre des jeunes. Je suis éduc’acteur, éducateur et acteur autodidacte. Je me suis formé à travers différentes rencontres. Jusqu’à présent, je faisais mon métier de manière bénévole ou j’étais rémunéré pour certaines interventions. On va répondre à un appel à projets de la région wallonne, en montant une ASBL [Association sans but lucratif, l’équivalent des associations loi 1901 en France, ndlr]. On est en train de réaliser le dossier pédagogique.
En Belgique, on a les IPPJ (Institutions publiques de protection de la jeunesse), l’équivalent de vos EPM (Établissements pénitentiaire pour mineurs). Il y a énormément de récidive. Une alternative s’est créée et fonctionne bien maintenant : des jeunes sont envoyés au Bénin pour des formations. Ils font du travail manuel, ils vont à l’école. Ils arrivent avec de la colère et de la souffrance mais apprennent à développer leur potentiel. Un jeune en formation au Bénin coûte 125 euros contre 500 euros par jour en IPPJ. Et on compte moins de récidive ensuite.
Ce qui fonctionne le mieux c’est un accompagnement suivi. Mon grand rêve serait un ensemble de structures polyvalentes qui puissent être là pour les jeunes et les gens à vie, avec des personnes de référence, avec plein d’éducateurs. Un endroit pour tendre la main aux jeunes.
(1) Villeneuve Debout, Alter Egaux, MJC Les Roseaux.
Benjamin Bultel et MF 7 octobre 2016 (photo au-dessus : Intervention de Jean-Marc Mahy au lycée Marie Curie, à Échirolles, lundi 3 octobre, par Cindy Drogue, Villeneuve Debout)
Jean-Marc Mahy est né en 1967 en Belgique.
Par deux fois il tue, d’abord un vieil homme au cours d’un cambriolage puis un gendarme lors d’une évasion, deux fois par accident, « sans intention de donner la mort ». Il raconte en détail son histoire sur son site. Condamné à la prison à perpétuité en 1988, il passe 19 ans derrière les barreaux, dont trois en isolement. En 2003, il obtient une libération conditionnelle, avant d’être définitivement libéré en 2013.
Depuis 2010, il participe au spectacle Un homme debout, créé et écrit par Jean-Michel Van den Eeyden à partir de la vie de Jean-Marc Mahy.
Dans le cadre de la journée internationale de la non-violence (organisée, à Grenoble, par un collectif d’associations (1)), le comédien vient présenter Un homme debout, dont il partage la scène avec Stéphane Pirard, à l’Espace 600, pour deux représentations, les 6 et 7 octobre. Le spectacle avait déjà été joué à la Villeneuve, en 2012. Jean-Marc Mahy multiplie aussi les interventions dans les établissements scolaires.
Discussion fleuve avec l’« éduc’acteur », à sa sortie d’une intervention dans un collège. « J’étais sur un ring de boxe », commence-t-il par dire, « pas un combat physique, un combat avec des mots, pour réveiller les jeunes. Je leur ai dit d’arrêter de se victimiser, qu’ils étaient acteurs de leur vie. »
Le Crieur : C’est la sixième saison du spectacle Un homme debout. Au début, vous étiez seul sur scène, maintenant c’est un comédien qui interprète votre rôle. Pourquoi ce changement ?
Jean-Marc Mahy : À la création de la pièce, c’est un comédien, Stéphane Pirard qui devait jouer mon rôle. Mais j’avais déjà l’art de la parole, j’ai appris très rapidement celui du déplacement et à faire des ruptures. Je l’ai joué 170 fois en solo, avec Stéphane Pirard comme assistant pour une centaine de représentations. Puis j’ai eu un accident domestique, il y a deux ans. Ce n’est pas un hasard, sûrement la fatigue psychologique. Pour Stéphane, c’est le rôle de sa vie. Il a accepté tout de suite de prendre ma relève. Mais c’est temporaire, nous allons revenir à la version 1 bientôt. La version 2, c’est plus du théâtre, alors que version 1, il n’y a pas de mise en scène, pas de direction puisque c’est ma vie, je sais comme je l’ai vécue.
Les deux messages principaux que nous souhaitons adresser à la jeunesse sont : « L’art et la culture m’ont sauvé » et « En rejoignant le pays des vivants, on avance avec les autres. » L’objectif de Jean-Michel [Jean-Michel Van den Eeyden, le metteur en scène, ndlr], c’est de montrer à travers ces trois ans d’isolement un exemple d’inexemplarité dans les actes commis. Pas un contre-exemple, un exemple d’un homme qui a été au plus bas et qui est parvenu à se relever et à se mettre debout dans un contexte qu’est l’isolement.
Le spectacle s’inscrit dans une démarche pédagogique avec les jeunes. En quoi consiste-t-elle ?
Il y a cinq étapes. D’abord un questionnaire, transmis aux écoles, à remplir par les jeunes sur la thématique de la prison, de la réinsertion. Les cinq questions sont : « Qu’est-ce que la prison ? », « Qui met-on en prison ? », « Qu’est-ce que la libération conditionnelle ? », « Auriez-vous une alternative à la prison et si oui laquelle ? », « Que représente la liberté pour vous ? ». Ensuite, il y a le travail de préparation de l’intervention, avec les profs, pour s’adapter au public. Puis le spectacle en lui-même, suivi d’un débat. Enfin, les jeunes doivent remplir le même questionnaire. Beaucoup de réponses changent. Certaines réponses sont étudiées par l’Université de Liège.
J’ai lu 600 questionnaires remplis par des élèves de Bruxelles. Sur les 600 élèves, quand on leur demandait l’alternative à la prison, 200 répondaient : « la peine de mort ». Après le spectacle, il n’y en avait plus que cinq. Pour la question, « Qu’est-ce que la liberté ? » : en amont, dans la très grosse majorité des cas, c’est : « On peut faire tout ce qu’on veut ». En aval, c’est plutôt : « La liberté, c’est de ne pas être enfermé », ce qui montre la justesse pédagogique du spectacle. La seconde réponse qui revient souvent, c’est « Se vouloir libre, c’est d’abord vouloir les autres libres », la phrase de Simone de Beauvoir.
Je commence à rencontrer des enfants en classe dès l’âge de 8 ans. Ils savent seulement que j’ai fait de la prison, sans détails. On fait des tours de table, pour définir des mots comme la colère, la violence, la souffrance. Après, je reprends avec cette phrase : « La violence est le bruit d’une souffrance qui n’est pas entendue » et on continue le débat. Malheureusement, je ne fais pas assez d’interventions dans les écoles. Je pense qu’au plus tôt commence un jeune dans la délinquance, moins il aura de chance de s’en sortir.
Les interventions sont totalement différentes à l’université. Mon témoignage, c’est d’expliquer mon travail d’éducateur sur le terrain à de futurs avocats, de futurs juges. Je leur dis que derrière un numéro de dossier, il y a un nom, une histoire.
Que dénoncez-vous dans les systèmes carcéraux belges et français ?
En Finlande, à la fin des années 70, il y avait 58 prisons, avec une surpopulation de 200 %. Les représentants de différents ministères se sont réunis autour d’une table avec une seule question : « Pourquoi est-ce que nous avons autant de détenus dans nos prisons ? » Une seule réponse a émergé : « Parce qu’il y a un taux d’analphabétisme très très élevé. » C’est pour ça qu’en Finlande, de la maternelle à l’université, l’enseignement est gratuit. Aujourd’hui, ils n’ont plus que 20 prisons, dont 11 semi-ouvertes.
Mon combat en Belgique, avec les politiques, les médias, c’est de faire en sorte qu’on s’inspire du système finlandais. Ce qu’ils ont fait en 30 ans, on pourrait le faire plus vite.
Il y a environ 60 000 prisonniers en France, pour 54 000 places [68 000 détenus pour 58 000 places, ndlr], ça fait un taux de surpopulation de 121 %. Mais on vient de débloquer 2 milliards d’euros pour construire six nouvelles prisons [jeudi 6 octobre, le Premier ministre Manuel Valls a même annoncé vouloir construire 33 nouvelles prisons, pour un budget évalué entre 2,2 et 3,5 milliards d’euros, ndlr].
On a voté 29 lois pour durcir les peines prononcées. On constate qu’à chaque fait divers, les politiques essayent de déclencher une nouvelle loi, qui ne sert à rien parce que la loi d’avant était tout à fait géniale [sic]. Les médias sont au service des politiques et les politiques se servent des médias.
En France, les homicides ont diminué d’un tiers en dix ans, mais on continue de faire croire aux gens qu’en sortant dans la rue, ils ont plus de chance de se faire trucider qu’avant. On nous fait croire qu’on a huit chances sur dix de se faire agresser sexuellement dans la rue, alors que les statistiques démontrent que la plupart des faits de mœurs sont commis au sein de la famille. On est dans un jeu de dupes, on entretient une peur. Une peur qui mène vers des mesures sécuritaires.
Les prisons s’inscrivent-elles dans cette volonté politique du tout-sécuritaire ?
Pourquoi est-ce qu’on garde des prisons ? Parce qu’elles font gagner énormément d’argent à certains. Dans le système américain, dans le système anglais, dans le dérivatif français, dans le dérivatif belge. Ces prisons coûtent une fortune, souvent sous forme de partenariat public-privé.
En Belgique, on a inventé un système de travail en prison qui s’appelle Cellmade. Tu as des entreprises privées, qui ont retiré du boulot à des ateliers protégés, et qui donnent du boulot à des détenus mais à moindre coût, puisqu’un détenu n’a ni contrat de travail, ni le droit de se syndiquer. On exploite aujourd’hui la misère humaine.
Comment la prison participe-t-elle à l’insertion des détenus une fois sortis ?
Les détenus sont des gens qui n’ont pratiquement aucune chance de s’insérer dans la société. Attention, pas se réinsérer, parce que même quand on est en prison, on n’a pas quitté la société.
On en arrive à dire, dans cette société, si tu commets un impair, tu iras en prison avec huit chances sur dix de récidiver. En France, sur 100 détenus qui sont libérés en fond de peine, il y en a 61 qui vont récidiver dans les cinq années à venir. Sur 100 détenus qui sont libérés en conditionnelle, il y en a 36 % qui vont récidiver.
Les nouvelles prisons qui sont construites sont les mouroirs de demain. Elles sont conçues pour empêcher les grosses émeutes. Ce sont de véritables tombeaux : certaines sont presque insonorisées ou alors on ne peut même plus ouvrir la fenêtre. Ça veut dire qu’un gars qui a peur d’aller au préau – qui reste l’endroit le plus dangereux d’une prison – il reste cinq ans, dix ans, sans sentir une goutte de pluie, le froid du vent, la caresse du soleil.
Dans certaines prisons ultra-modernes, ils donnent une fois par jour les trois repas de la journée, d’un coup. Le gars qui n’a pas d’activité ni de visite ne voit la porte s’ouvrir qu’une seule fois par jour… Il est tout seul. On pousse les gens dans une solitude, au désespoir. Il y a entre 100 et 120 détenus qui meurent en prison chaque année, en France.
Quand l’État s’est demandé comment démolir quelqu’un sans le frapper, il a inventé l’isolement. Ils savent très bien que ça va conduire d’abord à la folie et puis au suicide.
L’administration pénitentiaire a quatre missions. Premièrement, protéger la société. Ils y arrivent bien car il y a très peu d’évasions. Deuxièmement, faire en sorte que le détenu purge sa peine le plus longtemps possible. Troisièmement, punir : si un homme commet un délit ou un crime, il doit y avoir une sanction pénale. Nous pensons que la punition, c’est la prison. Mais non ! La prison, c’est l’exclusion. Pour que la punition ait véritablement une valeur pédagogique, il faut un développement de la justice restauratrice ou restaurative.
Justice restauratrice ?
La justice restauratrice, ce n’est pas le pardon. C’est une manière de se réconcilier avec soi-même. De prendre enfin conscience que quoi qu’il se soit passé, c’est notre choix à nous. Il y a trois étapes : la victimisation, puis la colère, puis la résilience. Pour arriver à la résilience, il faut un accompagnement professionnel avec des psychologues, des psychiatres, etc. Mais tout est misé sur le sécuritaire, il n’y a plus de moyens humains.
Par exemple, j’ai été témoigner dans la dernière prison belge construite, à Leuze. Devant la prison se trouve une statue de trois mètres de haut, en bronze, d’un homme debout à l’envers, sur sa tête. À l’intérieur, dans le long couloir qui conduit aux cellules, sur les murs des deux côtés, on voit des toiles de peintures, des vraies, très noires. Dans une peinture sur deux le mot mort est marqué ! Et au milieu du couloir, cet homme debout de trois mètres réapparaît à l’horizontal maintenu par des filins. Les artistes ont imaginé que si quelqu’un entrait dans la prison de Leuze, c’est qu’il avait transgressé la norme, donc un déviant. Ils disent qu’ils vont le secouer pour qu’il réfléchisse sur lui-même et qu’il arrive à l’horizontal. Ces œuvres ont coûté 500 000 euros !
Autre exemple, dans la région liégeoise, il y a le centre de défense sociale de Paifve. Il y a 200 détenus malades. Au 1er juillet 2014, il y avait trois psychologues et deux psychiatres. C’est pas beaucoup, mais c’est déjà pas mal. Depuis le 1er janvier 2015, il n’y avait plus qu’un équivalent temps plein…
Et puis on arrive à la dernière mission de l’administration pénitentiaire, la plus importante. Ce sont des cours d’habileté sociale – je n’aime pas trop ce mot-là. Il y a 60 % d’analphabètes en prison. Ces 60 % doivent être capables de lire et écrire quand ils sortent de prison. Je prône depuis des années l’art et la culture dans les prisons. Je défends l’idée qu’un détenu qui fait une formation ou obtient un diplôme puisse obtenir une remise de peine. En Belgique, un détenu coûte 170 euros par jour. Il y a seulement six euros qui sont consacrés à une future, possible, réinsertion.
En anglais, le mot sécurité s’écrit de deux manières. « Security » : tu transgresses la norme, tu vas derrière les murs ; « safety » : signifie la prévention et la sensibilisation. Je crois en l’éducation et en la prévention dès le plus jeune âge. Tant qu’on pense de cette manière-là : « On vous rassure, on construit des prisons, il y a des flics partout, des caméras partout, ne vous tracassez pas, on fait tout pour vous. » … puis on se réveillera et on se dira : y’a big brother ici.
La prévention, justement, comment se passe votre travail d’éducateur ?
Je vais à la rencontre des jeunes. Je suis éduc’acteur, éducateur et acteur autodidacte. Je me suis formé à travers différentes rencontres. Jusqu’à présent, je faisais mon métier de manière bénévole ou j’étais rémunéré pour certaines interventions. On va répondre à un appel à projets de la région wallonne, en montant une ASBL [Association sans but lucratif, l’équivalent des associations loi 1901 en France, ndlr]. On est en train de réaliser le dossier pédagogique.
En Belgique, on a les IPPJ (Institutions publiques de protection de la jeunesse), l’équivalent de vos EPM (Établissements pénitentiaire pour mineurs). Il y a énormément de récidive. Une alternative s’est créée et fonctionne bien maintenant : des jeunes sont envoyés au Bénin pour des formations. Ils font du travail manuel, ils vont à l’école. Ils arrivent avec de la colère et de la souffrance mais apprennent à développer leur potentiel. Un jeune en formation au Bénin coûte 125 euros contre 500 euros par jour en IPPJ. Et on compte moins de récidive ensuite.
Ce qui fonctionne le mieux c’est un accompagnement suivi. Mon grand rêve serait un ensemble de structures polyvalentes qui puissent être là pour les jeunes et les gens à vie, avec des personnes de référence, avec plein d’éducateurs. Un endroit pour tendre la main aux jeunes.
(1) Villeneuve Debout, Alter Egaux, MJC Les Roseaux.
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