Le Maroc mise sur le
développement du tourisme pour normaliser l’annexion du Sahara
occidental. Mais le succès international de Dakhla ne profite pas aux
Sahraouis.
On atterrit toujours de
nuit à Dakhla. L’oasis se devine à peine au milieu du désert. Dans la
pénombre, les dunes séparent la lagune de l’océan Atlantique. Tous les
jours, l’avion déverse son flot de touristes, majoritairement français,
dans un ballet bien rodé. Lunettes profilées encore sur la tête, les
passagers récupèrent leurs planches à voile, de surf et de kitesurf et
s’engouffrent aussitôt dans les 4x4 des hôtels. Le lendemain, ils se
réveilleront dans un petit paradis, au milieu du Sahara occidental – à
500 km au sud des Canaries et à 400 km au nord de la frontière
mauritanienne.
Dakhla pourrait passer pour une île, tant cette langue de sable au
milieu de l’océan semble isolée. Il faut une demi-heure depuis
l’aéroport pour atteindre les hôtels de la baie. En chemin, peut-être
des touristes tiquent-ils sur les nombreux camions militaires et les
checkpoints croisés sur la route. Mais la majorité d’entre eux est loin
d’imaginer qu’ils s’apprêtent à rider non loin d’un mur plus grand que
n’était celui de Berlin – 2700 km –, gardé par 120 000 militaires
marocains et truffé de mines antipersonnel.
Stratégie marocaine
«On dirait le bruit des vagues», murmure Jules, 19 ans, qui peine à
s’endormir le premier soir. Ici, la puissance du vent est incomparable:
il souffle plus de 300 jours par an, s’enorgueillit la station
balnéaire. C’est ce Graal que le jeune touriste est venu chercher, les
conditions parfaites pour la glisse. Dix ans avant lui, son père faisait
partie des premiers voyageurs qui plantaient leur tente sur ce spot
alors confidentiel. Désormais, il y a presque des embouteillages de
«kiteux» dans le désert, surtout en haute saison, d’avril à novembre.
Le lendemain matin, des centaines de cerfs-volants géants de toutes
les couleurs se reflètent sur la lagune. Les plus expérimentés filent
jusqu’à l’embouchure de l’océan. Dakhla s’est développée d’une manière
exponentielle. Malgré son isolement, le spot est devenu un
incontournable du circuit mondial. Un heureux hasard?
«Un leurre, une stratégie», corrige le député français Hervé Féron
– auteur d’Un mur dans le désert, un documentaire qui défend le droit
des Sahraouis à l’autodétermination. Le Maroc revendique depuis quarante
ans sa souveraineté sur le Sahara occidental, dernier territoire en
Afrique listé comme «non autonome» par les Nations Unies; et «dernière
colonie d’Afrique», selon les indépendantistes, qui réclament
l’avènement d’une République sahraouie.
En 1968, le Mouvement pour la libération du Sahara exige la fin de la
colonisation par Madrid. Pacifiques au départ, certains
indépendantistes s’engagent dans la lutte armée en 1973 au sein du Front
Polisario. Deux ans plus tard, l’Espagne se retire et les
révolutionnaires sahraouis changent d’adversaire. Une guerre de
libération oppose le Polisario, financé par l’Algérie, à l’armée
marocaine. Un cessez-le-feu est signé en 1991, sur la promesse d’un
référendum d’autodétermination. Les casques bleus, en place depuis
vingt-cinq ans, forment l’une des rares missions onusiennes à ne pas
être habilitée à rapporter la violation des droits de l’homme. Leur
présence est uniquement censée garantir l’organisation du référendum.
Une promesse toujours plus lointaine.
La majorité est loin d’imaginer qu’ils s’apprêtent à rider non loin d’un mur plus grand que celui de Berlin.
D’autant que la tension monte dans la région. Fin août, à la suite
d’incidents non loin de la frontière avec la Mauritanie, Ban Ki-moon,
alors secrétaire général de l’ONU, s’est dit «profondément préoccupé»
par la situation. Le porte-parole des Nations Unies Stéphane Dujarric a
précisé que des «éléments armés des deux camps [avaient] maintenu leurs
positions à environ 120 mètres les uns des autres» et que l’ONU
redoutait «une reprise des hostilités, avec un risque d’implications
régionales».
«Tu fais du kite et tu bouffes»
Ignorant tout de ce contexte explosif, le long de la lagune, les
vacanciers s’essayent aux sensations fortes. L’adrénaline est presque
palpable. Le vent, parfait, permet de réaliser toutes les figures les
plus périlleuses, aussitôt immortalisées par les GoPro vissées aux
casques.
Sur le plan d’eau se bousculent les vieux de la vieille et les
novices, venus se frotter à la grande passion de Richard Branson,
l’entrepreneur casse-cou à la tête de l’empire Virgin, qui ne jure plus
que par le «kite». Celui-ci a d’ailleurs investi en 2013 dans la Coupe
du monde de kitesurf qu’il avait fait démarrer à Dakhla.
La vie ici se veut simple. «Tu fais du kite et tu bouffes», résume
l’un des habitués de l’Auberge des nomades du Sahara. Trentenaire comme
la majorité d’une clientèle «à la cool», éternellement en maillot de
bain, l’homme prend soin de son matériel comme de la prunelle de ses
yeux. Et pour cause. Il faut compter 1000 euros minimum pour un kitesurf
basique. Une vie simple certes, mais dont la plupart des mordus
n’hésitent pas à dépenser de coquettes sommes pour bénéficier des
dernières avancées technologiques sur un matériel toujours plus à la
pointe, toujours plus fun, fluo, funky.
Dans les rares cas où le vent n’atteint pas la perfection attendue,
des hôtels assurent des balades à cheval sur la plage ou une excursion
dans le désert. Lors des repas, pris en commun dans la majorité des
établissements, les camions militaires filant à toute allure aux abords
du spot sont parfois évoqués entre les oranges à la cannelle et le thé à
la menthe. «Je crois qu’il y a une base militaire», lâche un convive.
«On parle de 3000 soldats», répond un autre. «Ah oui, quand même»…
Interrogé sur le sujet, le gérant de l’auberge, Paulo – venu de Bordeaux
pour travailler à Dakhla –, parle prudemment d’«annexion» par le Maroc.
Il faut faire attention avec les mots: en mars dernier, le secrétaire
général de l’ONU en mission dans la région a considéré que le Maroc
«occupait» le Sahara occidental, une déclaration qui a ouvert une grave
crise diplomatique. Tous les civils de la mission de l’ONU au Sahara
occidental ont été expulsés.
Le chauffeur de Paulo, un Sahraoui, garde lui aussi le silence. Car
ceux qui le brisent en payent le prix. Membre de l’Association sahraouie
des victimes de violations graves des droits humains commises par
l’Etat du Maroc (ASVDH), Hassana Douihi a été arrêté et torturé en 2008 à
Laâyoune. Son dossier a été suivi par l’ONG Human Rights Watch. L’homme
de 52 ans dénonce une «répression totale et quotidienne»: «Les
Sahraouis sont soumis à des disparitions forcées, à des emprisonnements
abusifs assortis de torture, à un blocus informatif, à la violation des
droits humains, à l’interdiction de manifester ou de se réunir dans les
maisons, à la séparation des familles des deux côtés du mur.»
Discriminés
C’est souvent hors du pays que les langues se délient. Abdellahi
lbikam, 28 ans, un Sahraoui résidant en France, était professeur de
kitesurf à Dakhla. «J’y suis né. Un Français, Franck, m’a appris le
kitesurf. J’ai voulu monter ma boîte, je n’ai jamais reçu l’autorisation
des Marocains. Je suis parti après plusieurs incidents: en 2013, j’ai
parlé à un journaliste irlandais et j’ai été viré de mon travail.
Ensuite, mon cousin est mort en prison en 2014. Il était malade et
personne ne l’a emmené à l’hôpital. J’avais peur pour ma vie.»
Alors qu’il vient d’obtenir l’asile politique à Paris, il parle
aujourd’hui librement de la «marginalisation» qu’il a subie. «Beaucoup
de jeunes Sahraouis ont des diplômes et ne sont embauchés nulle part.
Que les Marocains organisent des compétitions de sport, des festivals,
c’est une bonne idée. C’est bien le tourisme, mais on aimerait pouvoir y
bosser. Il ne reste peut-être que deux professeurs de kitesurf
sahraouis désormais.»
«La vitrine touristique est une manière de montrer au monde que le problème du Sahara occidental n’existe pas.»
L’un deux, A., s’est résolu à travailler au noir, proposant ses
services en tant qu’indépendant. «Les hôtels ne veulent ou ne peuvent
pas m’embaucher. Le seul qui m’emploie me paye 200 euros par mois pour
un travail très physique, dans l’eau, sans papiers. Mais je n’en veux
pas aux Marocains, beaucoup sont mes amis et eux aussi ont du mal à
vivre. Je sais que c’est le gouvernement, une histoire de politique,
dit-il. Dès que je peux, j’explique la situation aux touristes à qui je
donne des cours. C’est ma manière d’être libre et de vouloir que ma
terre le soit, même si cette histoire leur importe peu, au final.»
Gagner l’opinion
Bay Mohamed Ali, désormais réfugié à Bordeaux où se trouve
l’essentiel de la communauté sahraouie en France, s’emporte: «La vitrine
touristique est une manière de montrer au monde que le problème du
Sahara occidental n’existe pas. Une manière de confirmer la domination
marocaine à 100%. Le vacancier sert de messager.»
L’ONG Western Sahara Resource Watch dénonce le «pillage» économique
dont sont victimes les Sahraouis. Un «pillage» qui concerne le pétrole,
les phosphates, l’agriculture et la pêche – les eaux qui bordent le
Sahara occidental sont parmi les plus poissonneuses au monde. Le
tourisme viendrait donc aujourd’hui compléter la liste, même si Dakhla
est avant tout une affaire d’image. Pour le député Hervé Féron, Dakhla
est un instrument de «soft power» pour le pouvoir marocain. «J’ai reçu
le consul du Maroc et il m’a dit: ‘Venez, on vous invite.’ Mais ça n’a
pas de sens, il ne nous montrerait que des endroits idylliques. La
position de la France est lâche.»
Selon Stephen Zunes, professeur à l’université de San Francisco et
coauteur d’un livre sur le Sahara occidental (Western Sahara. War,
Nationalism and Conflict Irresolution), «le Maroc peut échapper à ses
obligations légales car la France et les Etats-Unis bloquent les
résolutions de l’ONU qui réclament l’autodétermination du peuple ou
simplement l’observation des droits humains. Donc maintenant, le seul
espoir est une campagne de la société civile, la potentielle action des
citoyens français et américains.» Dans cette bataille de l’opinion, la
ligne de front épouse de plus en plus la lagune paradisiaque de Dakhla. I
Notre reporter expulsé
Quand le lobbying ne suffit plus, la force est employée. A 5 heures
du matin, sur ordre des renseignements généraux, le sous-préfet de
Dakhla est venu chercher notre journaliste dans son bungalow, accompagné
de gendarmes et de policiers. Leur ordre? Ne pas lui parler et
l’emmener à l’aéroport. Malgré ses demandes, à aucun moment la
journaliste mandatée par Le Courrier et nos confrères du Monde
ne sera informée des motifs de l’arrestation. Elle ne pourra pas non
plus rencontrer un officiel marocain ou un juge pour être expulsée en
bonne et due forme.
Journalistes, avocats et même députés européens… selon l’Association
française d’amitié et de solidarité avec les peuples d’Afrique, Camille
Lavoix est la 145e personne expulsée de la sorte depuis avril 2014. Une
violation inadmissible de la liberté d’informer dénoncée tant par Le Courrier que par le quotidien vespéral dans son édition du week-end. CO
Le Courrier
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