Personne n’a envie de manger des pieds de veau à quatre heures du matin. Zeina si. La brunette de 25 ans a descendu dans la soirée quatre bouteilles de rosé et dansé comme une enragée. La nuit n’est pas finie, elle a besoin de tenir. Même si ses lentilles bleu océan lui piquent les yeux. Même si, après dix années à se prostituer à Marrakech, elle raccrocherait volontiers.
C’est elle qui a choisi ce boui-boui du centre-ville. Une terrasse où les noctambules se retrouvent sur des chaises en plastique avant l’aurore. Une des scènes de Much Loved, du réalisateur marocain Nabil Ayouch, s’y déroule. Zeina a entendu parler du film, toujours interdit au Maroc un an après avoir été présenté au festival de Cannes. « Pourquoi le voir, je le connais déjà »,
sourit-elle. Berbère originaire de Tiznit, à 330 km au sud de
Marrakech, elle a un garçon et une fille à charge de deux pères
différents. Aucun n’a reconnu son enfant. Alors elle se débrouille comme
elle peut.
Quand elle n’engloutit pas soda et pieds de veau, Zeina (la
« belle », en arabe) officie à l’Alcazar, un cabaret connu pour ses
soirées de musique chaâbi. Les stars locales y maltraitent des violons à
grand renfort de vocodeur. Le reste du temps, le raï
coule à flots. Les bières Spéciale aussi. L’établissement est moins
cher que ceux de l’Hivernage, le quartier des hôtels cinq étoiles, mais
plus chic que les tavernes à soiffards de la rue de Yougoslavie. On est
dans le milieu de gamme.
Car on ne vient pas à Marrakech pour admirer seulement le minaret de la Koutoubia, une mosquée construite au XIIe siècle, ou pour parcourir
ses onze magnifiques golfs s’étirant au pied des montagnes de l’Atlas.
La ville est mondialement célèbre pour ses autres plaisirs charnels.
Hommes, femmes, enfants : il y en a pour tous les goûts, pour tous les
prix. Une véritable industrie. L’actuel ministre du tourisme a eu beau affirmer sur un plateau de télévision en 2013 « qu’il n’y a pas d’industrie du tourisme sexuel au Maroc », « qu’on s’y rend pour sa culture, ses plages », il a bien dû concéder, gêné, l’existence « de comportements déviants ».
Une industrie prospère et tolérée
Comme d’autres lieux, l’Alcazar a sa petite mécanique. A l’entrée, les cerbères sont tout sourires. « Marhba, marhba » (« bienvenue », en arabe). C’est à la sortie qu’il faut payer. Zeina insiste pour acquitter elle-même les 100 dirhams quand elle ressort avec un client. Sa voisine blonde, bien qu’elle rentre seule, doit elle aussi graisser la patte des videurs. Et les gros bras du cabaret ne sont pas seuls à l’affût. Quand un motard de la police prend en chasse les voitures des filles, inutile de discuter. « L’argent achète tout. Le policier, c’est 100 dirhams, comme le videur », assure Zeina.
Le Code pénal marocain prévoit des peines sévères pour la prostitution et la débauche, de deux à dix ans d’emprisonnement et des amendes pouvant aller jusqu’à 1 million de dirhams (environ 90 000 euros). En réalité, le sexe tarifé est largement toléré, surtout dans les villes touristiques.
Le cabaret de Zeina est enfoui dans les sous-sols de l’hôtel Atlas
Asni, dont les publicités, via un tour-opérateur, s’étalent sur les murs
du métro parisien. Au sous-sol, à l’Alcazar, les clients ne sont pas
tous étrangers. Loin de là. L’hôtel est tristement célèbre depuis une
attaque terroriste islamiste en août 1994. Trois jeunes fils d’immigrés
marocains avaient visé à la mitraillette un groupe de touristes, en
majorité espagnols. Bilan : deux morts, un blessé. Marrakech y a perdu
une partie de sa réputation de paradis pour touristes. L’Etat et les
professionnels ont beaucoup investi pour remonter
la pente. Un luxueux Radisson Blu vient tout juste d’ouvrir ses portes
au centre-ville. En dépit d’une réplique terroriste récente – en 2011,
une bombe placée dans le café-restaurant l’Argana sur la place
Jemaa-El-Fna, avait fait dix-sept morts dont huit Français –, le
tourisme reste l’activité principale de la quatrième plus grande ville
du pays.
« Les filles sont magnifiques »
Certains clients font honneur à la carte postale du Marrakech cosmopolite. Il faut aller au Montecristo pour rencontrer une plus large paillette de touristes étrangers : Londoniens issus de l’immigration pakistanaise, fils d’immigrés venus passer des vacances entre copains, retraités européens, dont des expatriés français. Le monde
s’y divise en deux. D’un côté, des filles, presque toutes Marocaines,
perchées sur des stilettos, robes de soirées et pochettes de
contrefaçon. Deux danseuses blonde platine rajoutent un zeste
d’exotisme. En face, des hommes seuls au regard scrutateur.
Pour tromper l’ennui et se donner
de la contenance, on boit dans les deux camps des cocktails vodka-soda
ou plus rarement du champagne. Le lieu semble avoir aussi sacrifié à la mode des bouteilles à feux de Bengale, mais c’est plutôt pour les tables déjà constituées. Comme tout bar à hôtesse à travers le monde,
les filles affichent un air hautain, sourient jaune quand on les
touche. Et comme toujours dans ce type d’établissement, il y a un client
lourdingue qui est rappelé à l’ordre par un videur : « La prochaine fois, je te mets dehors. »
Lire aussi : Les tabous marocains mis à nu par Nabil Ayouch
« Ici, c’est Vice City, s’exclame un touriste britannique. Les filles sont magnifiques mais trop chères. »
Il est venu en groupe avec des amis, directement de Londres. Deux
compagnies à bas coût et British Airways desservent quotidiennement la
ville ocre. Passé 23 heures, Le Montecristo s’anime à la fois
restaurant, club et bar à chicha lounge, l’ambiance est plus feutrée. La nuit avance, et les filles affluent, seules ou en bandes. « Ça excite les clients qui sont comme au marché. Ils comparent, soupèsent et font leur choix »,
commente Roxane, une Ivoirienne qui fait ses premiers pas dans ce monde
dont elle ne maîtrise pas encore tous les codes. Elle dit vouloir intégrer une école de commerce au Maroc.
Zeina pense « tous les jours » à sortir
de la prostitution. Mais il y a les factures à payer : le loyer (3 000
dirhams), le salaire de la nounou qui garde ses enfants (1 500 dirhams),
bientôt l’école. Elle boit beaucoup et fume autant. Pour la nuit, elle
peut demander 700 à 1 500 dirhams à ses clients. « Pour sortir, il faut se faire
belle, s’habiller. Tout coûte de l’argent. Les soirs sans client, je
perds de l’argent. Ce soir j’ai déjà bu trois bouteilles chez moi. » Les filles se battent pour les clients, si elles forment parfois des petits comités c’est pour aguicher et ne pas s’ennuyer. Evoquant une autre prostituée de l’Alcazar, Zeina s’agace : « L’autre est sale, elle le fait sans préservatifs et accepte les relations anales. »
La discussion dérive sur les clients : les gentils, les mauvais
payeurs, les beaux gosses, les violents, les Européens. Ce sont ces
derniers que Zeina préfère. « Ils sont plus respectueux. Ils savent pourquoi ils sont là, mais je n’ai jamais eu à me plaindre. Et puis, ils paient. » Il lui est arrivé de recevoir de la fausse monnaie. Elle a dû retrouver son client et menacer de le dénoncer avant d’obtenir son dû.
« Si je vais en Europe, je pourrai refaire ma vie »
« Pour en vivre, la prostitution demande de la jeunesse et de la force, dit-elle. C’est un métier éphémère, sinon on se retrouve à faire le trottoir. » Elle rêve d’un mari qui la préserve et l’aiderait à élever
ses enfants. Elle a déjà travaillé comme domestique, dès l’âge de 10
ans, quand ses parents ont disparu. Elle y a connu les mauvais
traitements, la faim, les viols. Une vie d’esclavage qui lui a donné
envie d’ailleurs. Récemment, un petit ami lui fait miroiter un mariage blanc pour aller en Italie. Elle a vu des images à la télévision qui donnent l’espoir de reprendre ses études, et de devenir quelqu’un. « Mais je le payerai, je ne veux dépendre
de personne. Si je vais en Europe, je pourrai refaire ma vie, et élever
mes enfants dignement même s’ils n’ont pas de père à l’Etat civil. »
Le risque pour Zeina est de dégringoler
dans le monde de la nuit. L’économie des amours tarifées profite à des
acteurs divers et sans états d’âme : tenanciers de bars et de clubs,
videurs, taxis et policiers. C’est un marché avec de l’offre et de la
demande, des gammes de produits, et des crises de surproduction. Les
loueurs d’appartements et autres intermédiaires veulent de la chair
fraîche et il en afflue, comme Zeina, de tous les coins du Maroc, et
même d’ailleurs.
Dans un bar cradingue de la rue de Yougoslavie, dans le centre-ville,
règne une ambiance plus lourde. Sous la lumière rouge, un chanteur à la
voix aussi élimée que son costume-cravate distribue les dédicaces pour
les clients et leurs accompagnatrices. Des campagnardes massives, qui ne
décollent presque pas les lèvres de leur chicha. Ici les cadavres de
bières Spéciale restent sur la table pour faciliter le décompte final. L’une des prostituées regarde, sans se cacher, un film pornographique sur un smartphone en mode cinéma. Et ce n’est pas Much Loved.
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