Argentine : l'Esma, centre de torture devenu lieu de mémoire
Par François Gèze Editeur 19/05/2009 10H38
Alors que la justice argentine prépare pour octobre le « méga-procès » des tortionnaires qui sévirent pendant la dictature militaire (1976-1983) à l'Ecole supérieure de mécanique de la marine (Esma), les locaux de cette « usine de mort », désormais administrés par des défenseurs des droits de l'homme, se transforment en un lieu de mémoire et d'hommage aux victimes. Récit d'une visite bouleversante.
Début 1978, nous étions des dizaines de milliers, en France, à nous mobiliser contre le « Mundial » de football qui devait se dérouler en Argentine, derrière le slogan : « On ne joue pas au football à côté des centres de torture. » Nous écrivions alors :
« L'équipe de France de football jouera-t-elle à 800 mètres du pire centre de torture du pays ? C'est en effet la distance qui sépare le stade de River Plate (…) de l'Escuela de Mecánica de la Armada (Ecole de mécanique de la Marine), siège du sinistre “grupo de tareas 3.3”, véritable Gestapo argentine composée de 314 officiers et soldats de la Marine. Depuis deux ans que ce groupement sévit, des centaines d'hommes et de femmes y ont été atrocement suppliciés, brûlés au chalumeau, coupés vifs à la scie électrique, écorchés vivants, etc… »
Notre campagne n'empêcha pas l'équipe de France de participer au « Mundial », mais son écho fut important. Aussi, on imagine mon émotion quand, trente et un ans après, par une belle journée d'avril à Buenos Aires, j'ai pu visiter cette « usine de mort » de l'Esma, devenue aujourd'hui l'Espace pour la mémoire et pour la promotion et la défense des droits de l'homme.
La transformation d'un lieu de torture en lieu de mémoire
L'endroit surprend : longeant la très fréquentée avenue Libertador, c'est un immense parc arboré de 17 hectares, abritant 34 bâtiments dont certains furent longtemps des écoles de formation pour les élèves officiers de la Marine.
Eduardo Jozami m'a permis cette visite -le site n'est pas encore complètement ouvert au public. Lui-même, à l'époque militant de l'organisation péroniste des Montoneros, a passé toutes les années de la dictature en prison. Sa femme, qui fut torturée comme il l'a été, est l'une des rares survivantes de l'Esma. Il dirige aujourd'hui le Centre culturel Haroldo Conti (du nom du célèbre écrivain argentin, « disparu » en 1976), qui occupe l'un des bâtiments de l'Esma.
Le 24 mars 2004 : le président Nestor Kirchner, répondant enfin à l'extraordinaire mobilisation, depuis 1977, des mères et grands-mères de « disparus » (puis des enfants), a annoncé que ce lieu serait désormais un « musée de la mémoire ». La cérémonie sur les lieux fut bouleversante, comme en témoigne le documentaire « Esma, museo de la memoria », du réalisateur Román Lejtman. Mais il a fallu attendre plus de trois ans pour que la Marine argentine accepte enfin de quitter l'Esma.
Les organisations des droits de l'homme ont depuis réalisé un formidable travail, que j'ai découvert en ce jour d'avril avec la visite guidée de « Luz », jeune femme passionnée et compétente. Elle guide notre petit groupe vers l'immeuble du « Casino de oficiales », bâtisse banale qui abritait un « salon doré » (où se réunissaient les officiers) et deux étages de chambres pour les élèves officiers. Mais aussi, pendant plus de sept ans, les lieux de torture et de détention des « disparus ».
Enlevés clandestinement par les agents des « grupos de tareas » 3.3.1 et 3.3.2, ils étaient d'abord emmenés dans la cave (le « sótano ») située sous le salon doré (lieu de planification des enlèvements) : une salle de 120 mètres carrés environ, mal éclairée par de petits vasistas et subdivisée en cellules, équipée pour les séances de torture (gégène, sonorisation musicale pour étouffer les cris…) et comprenant une infirmerie.
En 1977, y furent également installés une imprimerie et un labo photo -où des détenus ont dû travailler-, destinés à produire de faux documents et du matériel d'« action psychologique » élaborés par le service de renseignements de la Marine pour des actions de propagande.
En bref, le sótano était un extraordinaire concentré de ce qu'a produit de pire la fameuse « doctrine de la guerre révolutionnaire » élaborée dans les années 1950 par des officiers français en Indochine et mise en œuvre lors de la guerre d'Algérie : une doctrine reprise et appliquée par les militaires argentins lors de la « sale guerre » des années 1976-1983, comme l'a révélé en 2004 la journaliste Marie-Monique Robin dans son film puis dans son livre « Escadrons de la mort, l'école française ».
5 000 « disparus » dans cette usine de mort
Les « disparus », entre les séances de torture, étaient détenus dans des cellules (toujours éclairées) situées sous les combles, au troisième étage, un sinistre grenier appelé « capucha » : ils avaient en permanence les yeux bandés, une cagoule sur la tête, les jambes entravées. A côté, d'autres locaux, dont une « maternité », où les détenues enceintes accouchaient : elles étaient ensuite assassinées, des familles de militaires ou de policiers tortionnaires s'appropriant leurs bébés -vingt ou trente ans plus tard, nombre de ces enfants découvriront la vérité sur leur origine, avec les traumatismes que l'on imagine.
De mars 1976 à novembre 1983, quelque 5 000 « disparus » (sur les 30 000 imputés à la dictature) ont transité dans ces lieux de mort. Deux cents à peine ont survécu, dont certains de ceux qui faisaient l'objet d'un « programme de récupération » visant à les retourner. Certains sont morts sous la torture -leur corps étant brûlé dans le stade militaire attenant à l'Esma.
La plupart ont fait l'objet d'un « transfert », comme c'était la règle dans les 340 centres de détention clandestins de l'armée, dont l'Esma était le plus important : chaque mercredi, des détenu(e)s étaient « prélevé(e)s » au Casino de oficiales, emmené(e)s à l'infirmerie où une piqûre d'anesthésique les endormait, avant d'être transféré(e)s dans un avion, d'où ils/elles étaient jeté(e)s dans les eaux du Rio de la Plata, lors des « vols de la mort » -dont le journaliste Horacio Verbitsky a fait le récit dans son fameux livre El Vuelo.
Une expérience unique et exemplaire de « justice transitionnelle »
On ne sort pas indemne de cette visite. Les lieux, vides, ne sont plus exactement ceux d'hier. Mais partout, sans le moindre voyeurisme, de discrets panneaux donnent au visiteur des explications précises et des extraits de témoignages de survivants. Un admirable travail de mémoire : les âmes volées de ces milliers de jeunes femmes et de jeunes hommes « disparus » sont là, avec vous.
Et vous ne pouvez oublier que, durant toutes ces années-là, ils ont fugacement « cohabité » dans le même immeuble -à deux pas de l'une des avenues les plus passantes de la capitale argentine- avec leurs tortionnaires et leurs assassins, mais aussi avec les simples élèves officiers qui croisaient dans les escaliers les loques humaines remontées du « sótano » à « Capucha »…
L'« Espace pour la mémoire » est une expérience unique. Dans nombre d'autres pays dont les populations ont également souffert des « sales guerres » de la seconde moitié du XXe siècle (Afrique du Sud, Maroc, Guatemala, Colombie, Algérie…), les processus de « justice transitionnelle » sont plus ou moins téléguidés par des régimes complaisants face aux crimes du passé : ils sont au mieux préoccupés par l'établissement de la vérité et en tout cas beaucoup moins par la justice, visant à sanctionner, sinon tous les criminels et leurs complices passifs, du moins les principaux organisateurs de la barbarie.
C'est précisément ce qu'a commencé à faire la justice argentine depuis 2007, en enchaînant de vrais procès des généraux organisateurs des disparitions et de la torture, après que les habituelles lois d'amnistie ont été abrogées.
Et cela, on ne le dira jamais assez, grâce à la lutte obstinée, si longtemps restée inaudible, des familles des victimes. D'où l'importance de saluer le travail que font aujourd'hui, dans une indifférence du reste du monde qui me révolte autant qu'hier celle des spectateurs béats du Mundial de 1978, les militants de l'espoir occupés à transformer l'Esma en lieu de mémoire.
Par François Gèze Editeur 19/05/2009 10H38
Alors que la justice argentine prépare pour octobre le « méga-procès » des tortionnaires qui sévirent pendant la dictature militaire (1976-1983) à l'Ecole supérieure de mécanique de la marine (Esma), les locaux de cette « usine de mort », désormais administrés par des défenseurs des droits de l'homme, se transforment en un lieu de mémoire et d'hommage aux victimes. Récit d'une visite bouleversante.
Début 1978, nous étions des dizaines de milliers, en France, à nous mobiliser contre le « Mundial » de football qui devait se dérouler en Argentine, derrière le slogan : « On ne joue pas au football à côté des centres de torture. » Nous écrivions alors :
« L'équipe de France de football jouera-t-elle à 800 mètres du pire centre de torture du pays ? C'est en effet la distance qui sépare le stade de River Plate (…) de l'Escuela de Mecánica de la Armada (Ecole de mécanique de la Marine), siège du sinistre “grupo de tareas 3.3”, véritable Gestapo argentine composée de 314 officiers et soldats de la Marine. Depuis deux ans que ce groupement sévit, des centaines d'hommes et de femmes y ont été atrocement suppliciés, brûlés au chalumeau, coupés vifs à la scie électrique, écorchés vivants, etc… »
Notre campagne n'empêcha pas l'équipe de France de participer au « Mundial », mais son écho fut important. Aussi, on imagine mon émotion quand, trente et un ans après, par une belle journée d'avril à Buenos Aires, j'ai pu visiter cette « usine de mort » de l'Esma, devenue aujourd'hui l'Espace pour la mémoire et pour la promotion et la défense des droits de l'homme.
La transformation d'un lieu de torture en lieu de mémoire
L'endroit surprend : longeant la très fréquentée avenue Libertador, c'est un immense parc arboré de 17 hectares, abritant 34 bâtiments dont certains furent longtemps des écoles de formation pour les élèves officiers de la Marine.
Eduardo Jozami m'a permis cette visite -le site n'est pas encore complètement ouvert au public. Lui-même, à l'époque militant de l'organisation péroniste des Montoneros, a passé toutes les années de la dictature en prison. Sa femme, qui fut torturée comme il l'a été, est l'une des rares survivantes de l'Esma. Il dirige aujourd'hui le Centre culturel Haroldo Conti (du nom du célèbre écrivain argentin, « disparu » en 1976), qui occupe l'un des bâtiments de l'Esma.
Le 24 mars 2004 : le président Nestor Kirchner, répondant enfin à l'extraordinaire mobilisation, depuis 1977, des mères et grands-mères de « disparus » (puis des enfants), a annoncé que ce lieu serait désormais un « musée de la mémoire ». La cérémonie sur les lieux fut bouleversante, comme en témoigne le documentaire « Esma, museo de la memoria », du réalisateur Román Lejtman. Mais il a fallu attendre plus de trois ans pour que la Marine argentine accepte enfin de quitter l'Esma.
Les organisations des droits de l'homme ont depuis réalisé un formidable travail, que j'ai découvert en ce jour d'avril avec la visite guidée de « Luz », jeune femme passionnée et compétente. Elle guide notre petit groupe vers l'immeuble du « Casino de oficiales », bâtisse banale qui abritait un « salon doré » (où se réunissaient les officiers) et deux étages de chambres pour les élèves officiers. Mais aussi, pendant plus de sept ans, les lieux de torture et de détention des « disparus ».
Enlevés clandestinement par les agents des « grupos de tareas » 3.3.1 et 3.3.2, ils étaient d'abord emmenés dans la cave (le « sótano ») située sous le salon doré (lieu de planification des enlèvements) : une salle de 120 mètres carrés environ, mal éclairée par de petits vasistas et subdivisée en cellules, équipée pour les séances de torture (gégène, sonorisation musicale pour étouffer les cris…) et comprenant une infirmerie.
En 1977, y furent également installés une imprimerie et un labo photo -où des détenus ont dû travailler-, destinés à produire de faux documents et du matériel d'« action psychologique » élaborés par le service de renseignements de la Marine pour des actions de propagande.
En bref, le sótano était un extraordinaire concentré de ce qu'a produit de pire la fameuse « doctrine de la guerre révolutionnaire » élaborée dans les années 1950 par des officiers français en Indochine et mise en œuvre lors de la guerre d'Algérie : une doctrine reprise et appliquée par les militaires argentins lors de la « sale guerre » des années 1976-1983, comme l'a révélé en 2004 la journaliste Marie-Monique Robin dans son film puis dans son livre « Escadrons de la mort, l'école française ».
5 000 « disparus » dans cette usine de mort
Les « disparus », entre les séances de torture, étaient détenus dans des cellules (toujours éclairées) situées sous les combles, au troisième étage, un sinistre grenier appelé « capucha » : ils avaient en permanence les yeux bandés, une cagoule sur la tête, les jambes entravées. A côté, d'autres locaux, dont une « maternité », où les détenues enceintes accouchaient : elles étaient ensuite assassinées, des familles de militaires ou de policiers tortionnaires s'appropriant leurs bébés -vingt ou trente ans plus tard, nombre de ces enfants découvriront la vérité sur leur origine, avec les traumatismes que l'on imagine.
De mars 1976 à novembre 1983, quelque 5 000 « disparus » (sur les 30 000 imputés à la dictature) ont transité dans ces lieux de mort. Deux cents à peine ont survécu, dont certains de ceux qui faisaient l'objet d'un « programme de récupération » visant à les retourner. Certains sont morts sous la torture -leur corps étant brûlé dans le stade militaire attenant à l'Esma.
La plupart ont fait l'objet d'un « transfert », comme c'était la règle dans les 340 centres de détention clandestins de l'armée, dont l'Esma était le plus important : chaque mercredi, des détenu(e)s étaient « prélevé(e)s » au Casino de oficiales, emmené(e)s à l'infirmerie où une piqûre d'anesthésique les endormait, avant d'être transféré(e)s dans un avion, d'où ils/elles étaient jeté(e)s dans les eaux du Rio de la Plata, lors des « vols de la mort » -dont le journaliste Horacio Verbitsky a fait le récit dans son fameux livre El Vuelo.
Une expérience unique et exemplaire de « justice transitionnelle »
On ne sort pas indemne de cette visite. Les lieux, vides, ne sont plus exactement ceux d'hier. Mais partout, sans le moindre voyeurisme, de discrets panneaux donnent au visiteur des explications précises et des extraits de témoignages de survivants. Un admirable travail de mémoire : les âmes volées de ces milliers de jeunes femmes et de jeunes hommes « disparus » sont là, avec vous.
Et vous ne pouvez oublier que, durant toutes ces années-là, ils ont fugacement « cohabité » dans le même immeuble -à deux pas de l'une des avenues les plus passantes de la capitale argentine- avec leurs tortionnaires et leurs assassins, mais aussi avec les simples élèves officiers qui croisaient dans les escaliers les loques humaines remontées du « sótano » à « Capucha »…
L'« Espace pour la mémoire » est une expérience unique. Dans nombre d'autres pays dont les populations ont également souffert des « sales guerres » de la seconde moitié du XXe siècle (Afrique du Sud, Maroc, Guatemala, Colombie, Algérie…), les processus de « justice transitionnelle » sont plus ou moins téléguidés par des régimes complaisants face aux crimes du passé : ils sont au mieux préoccupés par l'établissement de la vérité et en tout cas beaucoup moins par la justice, visant à sanctionner, sinon tous les criminels et leurs complices passifs, du moins les principaux organisateurs de la barbarie.
C'est précisément ce qu'a commencé à faire la justice argentine depuis 2007, en enchaînant de vrais procès des généraux organisateurs des disparitions et de la torture, après que les habituelles lois d'amnistie ont été abrogées.
Et cela, on ne le dira jamais assez, grâce à la lutte obstinée, si longtemps restée inaudible, des familles des victimes. D'où l'importance de saluer le travail que font aujourd'hui, dans une indifférence du reste du monde qui me révolte autant qu'hier celle des spectateurs béats du Mundial de 1978, les militants de l'espoir occupés à transformer l'Esma en lieu de mémoire.
Photos :
une affiche contre la torture en Argentine réalisée parle COBA en 1978 (DR).
La façade de l'Esma (Espacio para la memoria).
La jaquette du livre « El Vuelo » d'Horacio Verbitsky (DR).
Source : Rue89
une affiche contre la torture en Argentine réalisée parle COBA en 1978 (DR).
La façade de l'Esma (Espacio para la memoria).
La jaquette du livre « El Vuelo » d'Horacio Verbitsky (DR).
Source : Rue89
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire