Ce matin de juillet, le vaste parloir de la prison de Salé, près de Rabat, a des allures de hall de gare surpeuplé. Des centaines de détenus et visiteurs échangent des nouvelles en haussant la voix, tentant de se faire entendre dans la cacophonie ambiante. Dans un angle de la pièce, plusieurs familles sahraouies boivent le thé, assises sur des couvertures disposées au sol. Parmi ces personnes, Claude Mangin, 60 ans. «La scène est un peu surréaliste», se souvient la Française venue visiter son mari incarcéré depuis six ans. Ici, Naâma Asfari et ses 22 compagnons sahraouis, militants pour l’indépendance du Sahara-Occidental, ne sont pas des quidams. Ils sont considérés comme «prisonniers politiques» et bénéficient d’un traitement plus favorable que les détenus de droits communs : cellules individuelles et quartier réservé. Naâma Asfari, condamné à trente ans de réclusion criminelle, tue les heures en lisant de la philosophie politique, en écoutant France Culture ou en cultivant le jardin. «Les détenus sahraouis sont traités plus correctement, car leur sort est pris en compte par l’ONU, mais également parce qu’ils ont mené plusieurs grèves de la faim», commente Claude Mangin, professeure d’histoire-géographie en région parisienne, désormais rompue à ce «tourisme carcéral» lors de chaque vacances scolaires.


L’histoire du couple est intriquée dans la géopolitique, intimement liée au destin de cette bande de sable située entre le Maroc et la Mauritanie. Le Sahara-Occidental, au cœur d’une des dernières guerres de décolonisation, est tiraillé entre le Maroc (qui en contrôle la majeure partie, séparée par un «mur» de sable truffé de mines) et le Front Polisario (qui a déclaré en 1976 la création de la République arabe sahraouie démocratique). Depuis le cessez-le-feu de 1991, le référendum organisé par les Nations unies sur le statut final a été reporté à plusieurs reprises. «Naâma est un leader du mouvement d’indépendance, il considère le Polisario comme la seule instance représentant les Sahraouis», précise Claude Mangin, avant de réciter à toute allure les grandes dates du conflit.

Un procès «vicié à la base»

Comment cette fille d’un professeur d’archéologie et d’une professeure d’histoire née à Brochon (Côte-d’Or) s’est-elle embringuée dans cette lutte méconnue ? Il faut remonter en 1989. Celle qui a été élevée au sein d’une famille de «chrétiens de gauche engagés» travaille alors au Comité catholique contre la faim et pour le développement, en tant que chargée de la zone «Afrique du Nord et de l’Ouest». «C’est comme ça que j’ai découvert l’histoire du Sahara-Occidental», raconte-t-elle. En 2000, Claude Mangin s’envole vers Tindouf (Algérie) pour une mission, dans un camp de réfugiés, de formatrice de personnels de centres pour enfants sahraouis. Elle décide alors de sous-louer son appartement d’Ivry-sur-Seine (Val-de-Marne). Naâma Asfari, inscrit à l’université de Nanterre (Hauts-de-Seine) en «droit de l’homme et libertés publiques», cherche un lieu calme pour terminer la rédaction de son mémoire de DEA sur la Minurso, la Mission des nations unies pour le Sahara-Occidental. Affaire conclue. Le «Mektoub» - destin - fera le reste. «Je suis revenue trois mois plus tard, à Noël, et il m’a séduite avec ses tajines, plaisante Claude Mangin. Je ne savais pas où ça m’emmènerait …» En octobre 2003, le couple se marie en catimini au Maroc, à Tan-Tan, d’où est originaire Naâma Asfari. «Il ne voulait pas que son père sache qu’il n’épousait pas sa cousine germaine, alors nous n’avons rien dit à personne…»
Chez les Asfari, le militantisme est une histoire de famille. En 1976, peu après le retrait des troupes espagnoles du Sahara-Occidental, Abdi Ould Moussa, le père de Naâma, caravanier, est jeté dans un bagne de la «vallée des roses» près de Ouarzazate. Personne n’aura de ses nouvelles pendant seize ans. Il sera libéré en 1991, avec plus de 300 autres personnes. Le combat change alors de génération. Naâma Asfari crée le Comité pour le respect des libertés et des droits humains au Sahara-Occidental (Corelso) afin de sensibiliser l’opinion publique française. Cinq ans plus tard, en 2010, il est l’un des porte-parole de la résistance pacifique qui s’organise à Gdeim Izik, près de la capitale, Laâyoune. A partir du mois d’octobre, un campement de khaïmas - des tentes traditionnelles - prend de l’ampleur et, bientôt, 20 000 Sahraouis participent à cet exode intérieur pour protester contre les discriminations sociales et économiques et réaffirmer leur droit à l’autodétermination. Ce «camp de la fierté et de la dignité» sera considéré par l’intellectuel américain Noam Chomsky, interrogé dans l’émission de France Inter Là-bas si j’y suis, comme les prémices des printemps arabes.
Le 7 novembre 2010, Claude Mangin, en France, reçoit un appel de son mari : «Il me dit qu’il est chez des amis à Laâyoune, que les forces de l’ordre sont autour de la maison, qu’il va être arrêté.» Ce soir-là, Naâma Asfari devait accueillir le député communiste de Seine-Maritime Jean-Paul Lecoq. Il n’en aura pas le temps. A 20 heures, il est enlevé par la police. Le lendemain, le campement de Gdeim Izik est violemment démantelé par les militaires marocains. Aucun bilan officiel n’a été dressé, mais les autorités annoncent la mort de 11 membres des forces de sécurité et 2 civils sahraouis. Bien qu’interpellé la veille, Asfari est accusé des meurtres. Au sous-sol du commissariat de police, il est retenu les yeux bandés, passé à tabac. Puis subit le supplice de la falaqa (des coups sur la plante des pieds) pendant toute la nuit. A l’aube, il est transféré à la gendarmerie royale de Laâyoune, où il est privé d’eau et de nourriture. Ses geôliers le contraignent à rester assis pendant cinq jours, les mains attachées dans le dos, lui administrant une violente correction au moindre mouvement. Enfin, on le force à signer un document qu’il ne peut même pas lire. Des aveux qui scelleront son destin judiciaire.

Paquet de papillotes

«Je n’aurai de ses nouvelles que le 5 décembre par des familles sahraouies qui le voient à la prison de Rabat», se souvient Claude Mangin. Quatre jours plus tard, le 9 décembre 2010, elle s’avance dans une petite pièce mal éclairée de la prison. Derrière le grillage, son mari se tient droit, sans bouger. La conversation dure à peine cinq minutes. Claude Mangin sort en état de choc : «Je n’ai rien compris, ce n’était pas lui, il n’a jamais souri. Je n’ai rien pu lui dire de personnel.» Elle ne parvient qu’à lui donner un paquet de papillotes. Les proverbes et devises qui se cachent dans ces friandises seront la seule lecture de Naâma Asfari pendant ses six mois à l’isolement.
En février 2013, il est condamné à trente ans de prison - pour association de malfaiteurs, outrage et violences à fonctionnaires publics ainsi qu’homicides volontaires - par le tribunal militaire sur le seul fondement de ses aveux extorqués. A ses côtés, 24 autres militants écopent de lourdes peines allant de deux ans d’emprisonnement à la perpétuité. Le verdict de ce procès, qualifié de «vicié à la base» par Amnesty International, n’est pas susceptible d’appel. Un pourvoi en cassation a été déposé en 2013. «Les juges marocains viennent seulement de se prononcer : aucune annulation du verdict n’est prévue mais un nouveau procès pourrait se tenir devant une juridiction civile», commente Claude Mangin.
Le combat se poursuit également en France. Le 21 février 2014, Me Joseph Breham dépose une plainte devant le doyen des juges d’instruction parisiens au nom de Claude Mangin, de son mari et de l’association Action des chrétiens pour l’abolition de la torture (Acat). Le raisonnement juridique soutenu par Me Breham mérite que l’on s’y arrête. Dans le cas présent, la compétence universelle - qui permet à la justice de poursuivre les auteurs de certaines infractions s’ils se trouvent en France, et ce quel que soit le lieu où les infractions ont été commises et sans prendre en compte les nationalités des auteurs ou victimes -, généralement utilisée en matière de torture, est inopérante : les auteurs présumés des actes de torture, en l’occurrence des policiers, des agents du renseignement et des gendarmes marocains, ne disposent pas de résidence en France.
Il a donc fallu trouver un autre critère de compétence. L’avocat soutient ainsi dans sa plainte que Claude Mangin est elle-même victime de violences reconnues comme constitutives de traitements inhumains et dégradants du fait du comportement des autorités marocaines. Il s’appuie notamment sur une jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), selon laquelle les proches de disparus sont considérés comme des victimes directes de violation des droits de l’homme au regard de la souffrance morale endurée. Claude Mangin étant française, la juridiction nationale est compétente à agir.

Une petite révolution juridique

Néanmoins, le juge d’instruction rend une ordonnance d’irrecevabilité. Me Breham fait appel. Le 10 juin, tout le cabinet sable le champagne : la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris a validé la plainte de Claude Mangin. Une petite révolution juridique passée inaperçue. «Le parquet a mis moins de trois quarts d’heure pour former un pourvoi en cassation et a rédigé le mémoire en quatre jours. Du jamais-vu !» sourit Breham.
La Cour de cassation doit se prononcer le 13 septembre. En cas de confirmation de la plainte, il pourrait s’agir d’un précédent qui permettrait d’ouvrir des procédures contre plusieurs Etats. Un dossier est par exemple en cours au cabinet, en suivant le même raisonnement, concernant des exactions commises par le régime syrien. «Cette avancée est un moyen de circonvenir toute immixtion du politique dans ces dossiers judiciaires», insiste Breham. Pour autant, en cas de procès dans l’affaire Asfari, le box des accusés restera probablement vide : le Maroc n’extrade pas ses ressortissants.
Julie Brafman