Géographe de formation, l’écrivain, alpiniste et voyageur n’avait pas beaucoup de considération pour ceux qui empruntent les chemins. Une chute de dix mètres, et remarcher devient un but. Un pas après l’autre, il a voulu traverser la France pour se remettre à l’endroit.
L’écrivain Sylvain Tesson, qui a parcouru le monde et
escaladé tout ce qu’il trouvait sur son chemin (montagnes, cathédrales,
immeubles, maisons…), se livre dans Sur les chemins noirs
(Gallimard) à un voyage intérieur. Intérieur car, pour une fois, il
sillonne son propre pays. Intérieur car, meurtri physiquement et
psychologiquement par un grave accident et un deuil, il a fait de cette
marche une opération de rééducation et une tentative de réconciliation
avec lui-même.
La montagne n’est plus un espace préservé. Il y a des refuges partout. Même dans les «gouffres effroyables» dont parlait Chateaubriand. On voit bien la marque de l’aménagement du territoire. Si on est attentif, on verra aussi le balisage, qui signale le moindre sentier de randonnée.
Mon itinéraire est aussi inspiré de la littérature des agences d’aménagement du territoire et des cartes IGN. Quand j’étais à l’hôpital, à l’été 2015, j’ai entendu aux informations le compte rendu d’un rapport commandé par le Premier ministre sur l’hyperruralité. Ce terme m’a interpellé. Au critère démographique, on avait ajouté un critère d’éloignement administratif, les distances avec les CHU, les prisons ou les préfectures… Il y a toujours une arrière-pensée à l’aménagement du territoire, on vous parle de proximité du CHU en ayant en tête le contrôle, les impôts et les prisons. Les liens routiers avec les ronds-points et les zones d’activité commerciale ne résoudront jamais la désubstantialisation des campagnes. Nous avons tous traversé des villages vides, qui semblent morts. Ils ne font qu’ajouter un désastre à la catastrophe.
J’ai quitté cet itinéraire à la sortie du Massif central car je voulais rejoindre le littoral. Je voulais que cette marche s’achève au bord d’une falaise sur la mer. Les falaises du Cotentin étaient parfaites. Mais, depuis le Mercantour, le trajet reste diagonal.
La mosaïque française dit beaucoup sur l’inutilité des débats sans fin sur «une» identité nationale. Les paysages français devraient décourager tous les combats de coqs. La singularité française réside justement dans cet extrême morcellement.
Sylvain tesson Sur les chemins noirs Gallimard, 2016, 144 pp., 15 €
Vous aviez déjà pratiqué la marche avant votre accident ? N’était-ce pas trop lent pour vous ?
Je l’avais pratiquée, oui, mais seulement en tant qu’alpiniste. En montagne, on appelle cela la «marche d’approche». C’est un peu comme un parvis avant d’attaquer la montagne. Ou les escaliers avant l’amour. Après mon accident [en août 2014, il a chuté de près de 10 mètres en escaladant la façade d’une maison, à Chamonix, alors qu’il allait rendre le manuscrit de son récit Bérézina, ndlr], je ne pouvais plus gambader de la même manière, cette marche a été aussi une rééducation. Jusqu’alors, la marche évoquait plutôt un séjour en thalassothérapie. En France, c’est une activité forcément paisible. C’est un petit pays tellement peuplé, on ne peut même pas s’y perdre. Cela me fait penser à cette affiche électorale de François Mitterrand, «La Force tranquille» : il est en premier plan avec, en fond, un paysage français.Etiez-vous très différent à l’arrivée, au-delà des aspects mécaniques et physiques ?
Tout marche ensemble, les aspects physiques sont justement essentiels. La marche m’a remis d’aplomb, physiquement et psychologiquement. Elle m’a apporté un vrai rétablissement moral. J’avais des périodes très sombres avant de partir. La marche dissipe les nuages noirs. J’ai aussi vécu cette marche de façon médiévale, presque arthurienne. Traverser les forêts rend très sensible au merveilleux de la nature. Il faudrait prescrire à tous les accidentés la marche dans la nature avec nuits à la belle étoile.Vous abattiez quand même 30 ou 40 kilomètres par jour !
Oui, mais ce n’était rien pour celui que j’étais avant, un sportif en très bonne condition physique. J’allais bien alors, comme va bien un adolescent : j’étais en surchauffe permanente, dans un état d’excitation générale. Surchauffe que j’entretenais en mettant du fioul dans la machine, le fioul étant l’alcool. Dans cet état d’exaltation, je négligeais beaucoup ce qui m’entourait. Depuis l’accident, j’ai arrêté complètement l’alcool. Il me reste quelques petits pincements de nostalgie parfois, mais ils disparaissent vite avec la découverte des matins limpides. J’ai découvert la chance que j’avais de vivre dans ce pays, et de pouvoir simplement marcher, ce qui n’était pas évident juste après la chute. Dès que j’ai compris que j’allais retrouver l’usage de mes jambes, je n’ai pensé qu’à cette marche.Cet accident fut comme un rite de passage à l’âge adulte ?
Même plus qu’adulte : quand j’étais encore à l’hôpital, cette chute de dix mètres de haut m’avait fait vieillir de cinquante ans. Je suis passé de l’état de sportif en très bonne santé à celui de vieille dame en convalescence. Les premiers pas ont été très laborieux. Comme si chacun d’eux était une escalade. Après, j’ai découvert à la marche des vertus que je ne soupçonnais pas, un principe de thermodynamique, qui favorise non seulement les idées mais aussi un auto-entretien général de tout le corps. J’ai recommencé l’escalade, mais de façon raisonnable. Maintenant, j’utilise des cordes. Et surtout, je ne fais plus d’escalade en solo. Vous savez ce qu’en disent les alpinistes ? «Si tu tombes, c’est la chute, et si tu chutes, c’est la tombe.»La montagne est le dernier espace sauvage ?
Malheureusement non, dès qu’on l’approche de très près, les empreintes humaines sont partout. Lorsque vous grimpez une paroi, vous découvrez une multitude de pitons plantés dans la roche. C’est un grand débat actuellement entre les alpinistes et tous ceux qui pratiquent la montagne. Il existe par exemple un mouvement qui s’appelle «Mountain Wilderness», pour la préservation de l’aspect sauvage de la montagne - autrefois, pour se rapprocher du «wilderness» anglais, on utilisait cette très belle expression d’«espaces adamiques» -, qui a entrepris de préserver les parois rocheuses des pitons. Les pitons sont un peu à la montagne ce que les ronds-points sont à la plaine, un aménagement du territoire sur le granit. Avant, les alpinistes retiraient leurs pitons au fur et à mesure de leur grimpée. Aujourd’hui, les pitons sont posés à la perceuse, avec des chevilles à expansion.La montagne n’est plus un espace préservé. Il y a des refuges partout. Même dans les «gouffres effroyables» dont parlait Chateaubriand. On voit bien la marque de l’aménagement du territoire. Si on est attentif, on verra aussi le balisage, qui signale le moindre sentier de randonnée.
Votre itinéraire ne suit pas la diagonale du vide ?
C’est une notion du siècle passé. C’était un terme de la Datar [remplacée en 2014 par le Commissariat général à l’égalité des territoires]. Cette diagonale traversait la France de la Meuse aux Landes. Cette ligne était tracée à partir des faibles taux de densité de la population. C’est d’ailleurs l’itinéraire qu’a suivi l’écrivain Jacques Lacarrière pour écrire Chemin faisant (Fayard, 1974). Il arrivait de Grèce, après le coup d’État, et ne voulait voir personne. C’était aussi mon objectif. Je voulais retrouver le silence. Le silence, c’est quand on entend enfin les insectes xylophages, ceux qui rongent le bois.Mon itinéraire est aussi inspiré de la littérature des agences d’aménagement du territoire et des cartes IGN. Quand j’étais à l’hôpital, à l’été 2015, j’ai entendu aux informations le compte rendu d’un rapport commandé par le Premier ministre sur l’hyperruralité. Ce terme m’a interpellé. Au critère démographique, on avait ajouté un critère d’éloignement administratif, les distances avec les CHU, les prisons ou les préfectures… Il y a toujours une arrière-pensée à l’aménagement du territoire, on vous parle de proximité du CHU en ayant en tête le contrôle, les impôts et les prisons. Les liens routiers avec les ronds-points et les zones d’activité commerciale ne résoudront jamais la désubstantialisation des campagnes. Nous avons tous traversé des villages vides, qui semblent morts. Ils ne font qu’ajouter un désastre à la catastrophe.
J’ai quitté cet itinéraire à la sortie du Massif central car je voulais rejoindre le littoral. Je voulais que cette marche s’achève au bord d’une falaise sur la mer. Les falaises du Cotentin étaient parfaites. Mais, depuis le Mercantour, le trajet reste diagonal.
Est-ce si différent de marcher en France et en Sibérie ?
En France, on assiste à ce que Braudel appelle «l’extrême morcellement». Le paysage change constamment, à la simple échelle du pas. Le temps d’une marche, on peut ainsi observer différents aspects géologiques, quand on passe d’un sol calcaire à un sol granitique par exemple, ou au gré des changements climatiques, culturels et architecturaux. Le paysage français est une œuvre de marqueterie extravagante. Lorsque l’on marche en Sibérie, on assiste au contraire à un spectaculaire déploiement d’uniformité, le paysage reste le même sur des immensités, jour après jour. Avancer pendant deux semaines sans voir la moindre variation peut apporter l’ivresse d’une longue traversée en mer.La mosaïque française dit beaucoup sur l’inutilité des débats sans fin sur «une» identité nationale. Les paysages français devraient décourager tous les combats de coqs. La singularité française réside justement dans cet extrême morcellement.
Quels sont les paysages qui vous ont le plus bouleversé ?
On revient toujours aux paysages qui nous sont familiers, on aime mieux ce qu’on connaît bien. Mes paysages de prédilection sont provençaux. Ceux du Mercantour, les Alpes-de-Haute-Provence, la Vésubie. Je les ai fréquentés dès l’enfance, j’en aime toutes les odeurs, la sécheresse. J’aime cette terre qui ne retient rien. Les paysages humides, au contraire, m’inquiètent : à force de vivre sur des terres qui retiennent l’humidité, les gens qui y habitent retiennent aussi les secrets, c’est peut-être une forme de folie. Je préfère la chaleur exubérante du Sud.La marche est-elle aussi une histoire de rencontres ?
Ce n’était pas mon objectif de départ. Je voulais vraiment faire une marche d’évitement. J’ai pris les chemins les plus écartés. Mais, du coup, les rares rencontres n’en sont que plus marquantes. Elles étaient toutes surprenantes et je ne les oublierai pas. Elles sont gravées dans ma mémoire. Je me souviens d’une vieille dame accrochée à son village déserté comme une naufragée à un radeau. Les gens que j’ai croisés n’avaient pas du tout les mêmes conversations ni les mêmes centres d’intérêt que les citadins. Ils ne parlent pas de l’actualité, mais de leur écosystème, des arbres, des champignons, du temps… J’ai retrouvé aussi les animaux et les végétaux qui se cachent, qu’on ne veut pas voir, les araignées et les orties par exemple.La marche vous rappelle-t-elle vos études de géographie ?
La géographie physique me passionnait, elle permet de lire les paysages, ses accidents, ses plis et replis. Les plaques tectoniques ou un changement géologique y sont lisibles. Mais davantage en Mongolie qu’en France. En Mongolie, vous pouvez prendre des chemins sans qu’il y ait de trace de passage humain, les traces des précédentes invasions sont effacées depuis longtemps. En France, même sur une paroi des Grandes Jorasses, on tombe sur toute une quincaillerie de pitons, tout un écomusée.Vous remarcherez en France ?
C’était une étape. Un moment de méditation, de reconstruction. J’ai pu constater à quel point la marche en plaine permet cette échappée réflexive. Je pense qu’on ne peut pas philosopher en escaladant les montagnes, tout notre esprit est mobilisé par le terrain, par le bloc d’après. Aujourd’hui, je peux recommencer à partir plus loin, en Grèce ou en Chine.Sylvain tesson Sur les chemins noirs Gallimard, 2016, 144 pp., 15 €
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