Une réponse à Monsieur Tamek de la DGAPR Du Maroc
Par Luk Vervaet
Les témoignages de Farida, sa sœur,[1]
et de Houria, son épouse,[2] les deux personnes avec qui Ali Aarrass a
eu un contact depuis son transfert à la prison de Tiflet, il y a plus de
deux mois, sont sans appel. Ali Aarrass est bel et bien enfermé en
isolement total, dans des conditions inhumaines. Aucune raison n’a été
donnée, ni pour son transfert, ni pour sa mise en isolement.
Les autorités marocaines veulent-elles
contraindre définitivement au silence un homme qui n’a pas cessé de
revendiquer ses droits et de dénoncer les conditions de détention, les
abus et la violence au sein des prisons marocaines ?
Son transfert à Tiflet est survenu deux
mois après la sortie de petites vidéos sur les abus au sein de la
prison de Salé II en juillet et août 2016.[3] A défaut de trouver le(s)
coupable(s) pour ces publications clandestines, les autorités ont accusé
Ali d’en être l’auteur. L’homme, qui a toujours assumé la
responsabilité pour ses actes et ses propos, quel que soit le prix à
payer, a nié.
Début août 2016, il a été emmené au tribunal où on l’a
interrogé – sans avocat – pour savoir « s’il incitait les autres détenus
à se révolter et s’il tentait de les recruter dans un dessein
terroriste ». Au retour du tribunal, il a été violemment agressé par des
codétenus, sans que les autorités réagissent. Quinze jours après la
sortie de deux livres sur son affaire en Belgique, fin septembre 2016,
Ali est transféré à Tiflet et mis en isolement total.
En quoi consiste l’enfermement en isolement d’Ali Aarrass ?
Voici
les données dont nous disposons. Ali Aarrass est placé dans une aile de
la prison totalement vide. Il reste enfermé 23h sur 24h dans une
cellule de 6m². Il sort seul pendant une heure au préau. Il dort sur un
bloc de béton, sans matelas. Les couvertures ainsi que la nourriture,
apportées par sa famille, lui ont été refusées. Il a droit à une douche
par semaine. Il ne peut parler à personne. Il n’a aucune famille au
Maroc et quand son épouse a fait le déplacement depuis Melilla elle n’a
pu le voir que pendant une demi-heure. Il ne peut téléphoner que 5
minutes par semaine, sous la surveillance d’un gardien. L’état de santé
d’Ali Aarrass est toujours mauvais. Il souffre de vomissements
inexpliqués. Il s’est évanoui à plusieurs reprises depuis son transfert,
mais personne n’est venu pour l’aider, sans doute parce que personne ne
l’entend.
« Secrets and lies »
S’agissant de ces conditions de
détention, la Délégation générale de l’administration pénitentiaire et
de la réinsertion (Belgique, Maroc) du Maroc nie tout en bloc. Dans sa réponse du
30 octobre « aux allégations d’un blogueur belge au sujet des conditions de détention de Ali Aarrass », publié par le journal 360m[4], elle prétend que mon article ne contient que des «
mensonges pour induire l’opinion publique en erreur et faire pression
sur l’administration de l’établissement en vue d’avoir des privilèges » en faveur d’Ali. Et que « le détenu Ali Aarras et ses défenseurs ont l’habitude de recourir à la publication de ce genre de mensonges ».
Disons que nous avons l’habitude d’être toujours confrontés au même
déni de la DGAPR quand il s’agit de réagir à n’importe quel problème
signalé. « Mensonges et pressions » quand il s’agissait des nouvelles sur la grève de la faim d’Ali Aarrass en 2015. « Mensonges et pressions »
après la parution de la vidéo choc, visionnée en 2014 à l’audience d’un
tribunal à Bruxelles, montrant Ali Aarrass après son passage à tabac
par des gardiens en 2012. « Mensonges et pressions » quand Ali a
accepté d’être un des 5 porte-drapeaux de la campagne mondiale
d’Amnesty international contre la torture au Maroc.
La question « vérité ou mensonges »
serait pourtant facile à résoudre en acceptant la demande officielle
belge datant de 2014, et répétée à plusieurs reprises, pour obtenir une
visite consulaire belge pour son ressortissant. Cette demande n’a reçu
qu’une réponse en juin 2016, soit un an et demi après, quand le
ministère marocain des Affaires étrangères a froidement répondu à la
Belgique : non, nous ne vous accorderons pas de droit de visite ! Ce
n’était pas la première fois que vous refusiez un regard extérieur ou
indépendant sur les conditions dans vos prisons. Quand Jeremy Corbyn,
l’actuel président du Labour Party, a demandé officiellement et par
lettre, le 1 septembre 2013, de pouvoir rendre visite à Ali Aarrass, il a
été informé, le 21 septembre, de votre refus. Même refus quant à la
demande de pouvoir envoyer des experts indépendants pour examiner la
plainte d’Ali contre la torture. Pourquoi des organisations comme
l’AMDH, l’Association marocaine des droits humains, n’ont-elles pas de
droit d’accès à vos prisons. Si vous êtes si sûr de vous, de quoi
avez-vous peur ?
Prenons votre réponse phrase par phrase et laissons aux lecteurs de juger.
Vous dites : « Ali Aarrass bénéficie de la totalité des droits reconnus par loi pour tous les détenus et sans discrimination »
Selon les statistiques officielles de
décembre 2016, vous avez 76.794 détenus dans vos prisons. Soit un taux
d’incarcération de 222 personnes sur 100.000. 31.334 prisonniers sont en
détention préventive, dont Ali Aarrass qui attend depuis 2012 une
réponse à sa demande de pourvoi en cassation. Est-ce que sa demande de
recevoir une réponse fait partie des privilèges qu’Ali Aarrass
revendiquerait ?
Avec près de 77.000 personnes derrière
les barreaux, le Maroc devance des pays comme l’Algérie, la Libye ou la
Tunisie. Au niveau mondial, le Maroc se situe 19ième dans le classement des pays au monde ayant le plus de détenus.[5] Avec des conséquences dramatiques : « L’étude
révèle que les 77 prisons du royaume n’ont qu’une capacité d’accueil de
« seulement 40 000 places ». Ce qui, après calcul, en revient à un taux
d’occupation exorbitant de 190%. »[6]
Monsieur Tamek, vous qui êtes le
directeur de la DGAPR, vous savez bien que dans ces circonstances
d’enfermement de masse et de surpopulation carcérale ‘exorbitante’, il
est tout simplement impossible de parler de « droits des détenus
reconnus par la loi » et encore moins de les garantir. Ce n’est pas
uniquement un bloggeur belge qui vous le dit. Vos amis du Ministère
américain des affaires étrangères ont publié un rapport le 14 avril 2016
sur les prisons marocaines. Leur rapport se base sur des constats de
sources gouvernementales et d’ONG. Dans le chapitre consacré aux prisons
marocaines, on peut lire : « Les conditions de détention sont restées médiocres et n’ont globalement pas respecté les standards internationaux »[7].
Vous dites : « Ce
détenu reçoit des repas, d’une manière régulière, qui répondent aux
critères exigés en matière de diversité, de quantité et de calories »
Monsieur
Tamek, comment réalisez-vous un tel exploit dans des prisons où
l’infrastructure et les cuisines ne sont prévus que pour la moitié des
détenus ? Même en Belgique, avec seulement un septième de votre
population carcérale, il y a des prisons où on n’arrive pas à nourrir
les détenus selon les critères que vous mentionnez.
J’ai passé des heures devant la prison
de Salé II et j’ai vu de mes propres yeux les quantités de nourriture
que les familles des détenus devaient apporter pour que leurs proches
aient suffisamment à manger. Constat à nouveau confirmé par les
Américains dans leur rapport sur les prisons, cité plus haut : « … surpeuplement
des prisons et mauvaise qualité et faible quantité de la nourriture qui
leur est servie « surtout en ce qui concerne la distribution de viande
[…] les amis et la famille des détenus sont fréquemment amenés à
compléter le régime des détenus par des panier-repas ».
Mais retournons à Ali Aarrass. En
arrivant à la prison de Tiflet, le café, les pâtes, infusions… qui lui
restaient de la prison de Salé lui ont été confisqués. Ensuite,
l’administration pénitentiaire de la prison a refusé la nourriture
apportée par la femme d’Ali Aarrass lors de sa visite. Elle témoigne :
« Dans cette prison le régime est très stricte, l’unique chose que
peuvent apporter les familles est la nourriture préparée et les fruits.
C’est apparemment la même chose pour tous les détenus dans cette prison.
C’est du moins ce qu’ils disent. J’ai demandé à un fonctionnaire
comment c’était possible et il m’a répondu que tout ce que nous
apportons peut être acheté dans le magasin qu’ils ont à l’intérieur de
la prison. Je ne sais pas s’il faut vraiment croire cela, j’ignore à
quel moment Ali pourrait s’acheter quoi que ce soit alors qu’il est
enfermé 23h/24. Mais nous veillerons à renflouer autant que possible en
argent, son compte à l’économat de la prison. »
Vous dites : « Il bénéficie de visites médicales à la demande »
Permettez-moi une nouvelle fois de
citer le rapport des Affaires étrangères des Etats-Unis concernant
l’état des prisons au Maroc. On peut y lire sur les soins de santé : « Des
agences non gouvernementales locales ont affirmé que les prisons ne
fournissaient ni d’accès adéquat à la santé, ni une prise en charge
adaptée aux détenus handicapés ».
Déjà à Salé II, Ali Aarrass était un
détenu avec des problèmes de santé multiples, aggravés par sa détention.
Je reconnais que vous avez permis deux examens médicaux à l’hôpital
depuis qu’il est à Tiflet – un qui a eu lieu, un autre qui a été annulé
parce que la machine était en panne. Mais il se trouve depuis plus de
deux mois en isolement et là, selon votre propre règlement, il ne doit
pas demander des visites médicales, il doit obligatoirement
être vu par un médecin au moins trois fois par semaine. Je cite
l’article 32 du « Dahir n° 1-99-200 du 13 joumada I 1420 portant
promulgation de la loi n° 23-98 relative à l’organisation et au
fonctionnement des établissements pénitentiaires » : « « Les détenus
placés à l’isolement doivent être visités au moins trois fois par
semaine par le médecin de l’établissement. Lors de chaque visite,
celui-ci donne son avis sur l’opportunité de l’isolement ou de sa
prolongation. Il peut décider d’y mettre fin »[8].
Vous dites : « Il se trouve dans une cellule suffisante pour un détenu, bénéficiant de toutes les conditions sanitaires »
Mais
répondez à des questions précises monsieur Tamek : est-ce que c’est
vrai ou faux qu’Ali Aarrass n’a droit qu’à une seule douche par
semaine ? Qu’il dort sur un bloc de béton et ne dispose pas de matelas ?
Qu’il est le seul occupant d’une cellule d’un étage où toutes les
autres cellules sont vides ? Est-ce que la taille de sa cellule est
conforme aux règles établies internationalement, c’est-à-dire entre 7 et
9 m², comme disait le journal Le Monde : « Bien que le Comité
européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements
inhumains ou dégradants n’ait jamais établi directement une norme, il
considère de taille souhaitable une cellule individuelle de 9 à 10
mètres carrés. Ce texte, certes non coercitif, indique bien
qu’en-dessous de 9 mètres carrés, une cellule est jugée trop petite. »[9]
Vous dites : « La
prison locale Tiflet 2, où Ali Aarras a été transféré, est un
établissement pénitentiaire normal, et non une prison sous haute
surveillance, comme prétendu par le blog »
Récemment vous avez organisé une
journée de visite pour des journalistes dans sept prisons. Sur la prison
de Tiflet, l’un d’eux notait : « la nouvelle prison de Tiflet a une
capacité de 650 détenus et une occupation de 795 prisonniers. La prison
de Tiflet rappelle les pénitenciers américains situés dans des no man’s
lands, il y est quasiment impossible de tenter une évasion… La prison
de Tiflet abrite plus d’une cinquantaine de détenus salafistes que nous
n’avons pas eu le droit de rencontrer. « Il s’agit de terroristes qui
ont du sang sur les mains », nous confie un responsable de la DGAPR.
Vérification faite, on apprend qu’il est question des neuf salafistes
qui avaient fui la prison centrale de Kénitra en avril 2008, en plus
d’individus directement impliqués dans les attentats du 16 mai 2003. »
Je n’ai jamais dit que la prison de
Tiflet était une prison de haute sécurité. Mais vous l’utilisez
clairement comme endroit pour y enfermer des terroristes qui ont
« essayé de s’évader » ou qui ont « du sang sur les mains ». Je suppose
que vous mettez un homme innocent, mais insoumis, comme Ali Aarrass dans
cette catégorie de détenus dangereux et que c’est la raison pour
laquelle il a été transféré. Même si Tiflet n’est pas une prison de
haute sécurité, mais une prison normale, vous pouvez y appliquer des
méthodes de haute sécurité et d’isolement. Vous avez déclaré vouloir
transformer les prisons marocaines à l’américaine, et vous devez donc
bien savoir que les prisons normales américaines disposent d’unités qui
portent différents noms – SHU, IMU, SMU, AU, CU (Security Housing Unit,
Intensive Management Unit, Special Management Unit, Administrative
segregation, Control unit) – qui cachent toutes la même réalité : un
régime de « solitary confinement », le confinement solitaire à
l’extrême. C’est ce que vous appliquez à Ali Aarrass.
Votre réponse ne répond pas à cette
question. Vous parlez de nourriture et de sanitaire. Mais la question de
l’isolement nous amène à quelque chose de bien plus profond : un être
humain est plus qu’un animal qui doit être nourri. Et même un animal
nourri ne saurait pas survivre dans des conditions de détention en
isolement prolongé. Pour conclure, je vous conseille la lecture du livre
de Lisa Gunther sur les conséquences de l’enfermement en isolement,
dont je vous mets un extrait. En espérant que vous sortirez Ali Aarrass
au plus vite de cette situation inhumaine.
« Des prisonniers dans une Control
unit (aile d’enfermement en isolement dans une prison américaine)
peuvent avoir suffisamment à manger et à boire. Leurs conditions de
détention peuvent même être conformes aux seuils définis comme
traitement humain par des Cours de justice. Mais il y a quelque chose
dans l’exclusion d’autres êtres vivants de l’espace où nous vivons et
dans l’absence d’avoir même la possibilité de toucher ou d’être touché
par un autre, qui risque de nous mettre à terre… Nous avons besoin d’un
réseau d’autres, non seulement pour survivre, mais aussi pour pouvoir
donner un sens au monde, pour pouvoir distinguer réalité et illusion,
pour pouvoir raisonner, pour pouvoir dire où notre propre existence
physique commence et prend fin… L’isolement prolongé coupe les
prisonniers de ce réseau de soutien au niveau social, affectif, cognitif
… et les rend incapables de trouver du sens, d’avoir une relation
humaine sérieuse au point de les invalider complètement. » [10]
[1] Témoignage de Farida cité dans http://lukvervaet.blogspot.be/2016/10/ali-aarrass-en-isolement-total-la.html
[2] http://www.freeali.eu/le-cri-dalarme-de-houria-la-femme-dali-aarrass-les-conditions-de-detention-dali-sont-inhumaines/
[3] Vidéos publiées sur http://prisonnierseuropeensaumaroc.blogspot.be/
[4] http://fr.le360.ma/societe/prisons-ali-aarrass-beneficie-de-tous-les-droits-reconnus-par-la-loi-93317
[5] http://www.huffpostmaghreb.com/2016/02/10/maroc-prison_n_9200132.html
[6] http://telquel.ma/2016/02/09/maroc-19eme-pays-au-monde-en-nombre-prisonniers_1481783
[7] http://telquel.ma/2016/04/17/prison_1492282
[8] http://telquel.ma/2014/05/30/exclusif-de-lautre-cote-des-barreaux_136807 http://adala.justice.gov.ma/production/legislation/fr/penal/Dahir%20etablissement%20pententiaire2008.htm
[9] http://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2014/12/04/la-cellule-individuelle-un-droit-encore-repousse_4534610_4355770.html#0e08wIH9JxtKA8fY.99
[10] Solitary confinement, social death and its afterlives, Lisa Guenther University of Minnesota Press 2013, pg 145-146
Révision du texte : Marie-Françoise Cordemans.
http://supermax.be/tag/belgiebelgique/
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