Le texte complet de mon interview à Mediapart
«Nous ne sommes pas plus libres qu’en 2011. Nous sommes plus combatifs»
11 SEPTEMBRE 2016 | PAR ILHEM RACHIDI
Abdullah Abaakil, militant du 20-Février et membre du parti socialiste unifié, qui fait partie de la FGD, se présente aux élections législatives au Maroc, prévues pour le 7 octobre prochain. La FGD espère créer une troisième voie entre les islamistes du parti de la justice et du développement (PJD, au pouvoir) et le parti authenticité et modernité (PAM). Entretien.
Rabat (Maroc), de notre correspondante.-
À l’orée des élections législatives, le 7 octobre prochain, les militants de la Fédération de la gauche démocratique (FGD) estiment qu’ils représentent la seule force politique à défendre une réelle démocratisation du Maroc, avec pour objectif une séparation des pouvoirs et une monarchie parlementaire. Créée l’an dernier avant les élections communales, la FGD est composée de trois partis de gauche, le PADS (parti de l’avant-garde démocratique et sociale), le CNI (Congrès national Ittihadi) et le PSU (parti socialiste unifié).
Elle propose une troisième voie entre les islamistes du parti de la justice et du développement (PJD) et le parti authenticité et modernité (PAM), et tente de se démarquer d'une bipolarisation que ses militants perçoivent comme artificielle. Après avoir soutenu le boycott du référendum constitutionnel, puis des élections législatives de novembre 2011, la FGD prétend pouvoir désormais jouer un rôle dans l'opposition, malgré un poids électoral faible.
Abdullah Abaakil, candidat dans la circonscription d'Anfa à Casablanca, a commencé son parcours militant au sein de la jeunesse USFP (Union socialiste des forces populaires), jusqu'en 1995. Des années plus tard, il est entré dans la coordination casablancaise du Mouvement des jeunes du 20-Février, qui revendique des changements politiques et profonds.
L’an dernier, alors que la FGD renouait avec la participation politique, Abaakil a choisi de rejoindre le PSU. Il revient sur les objectifs de la FGD et sur les acquis du Mouvement des jeunes du 20-Février. « Nous ne sommes pas plus libres qu’en 2011. Nous sommes juste plus combatifs », déclare-t-il, alors que la répression à l'encontre des activistes se poursuit.
Que répondez-vous à ceux qui, à quelques semaines des législatives du 7 octobre, affirment que le jeu politique est verrouillé par la confrontation entre le principal parti d’opposition, le parti authenticité et modernité (PAM), et le parti de la justice et du développement (PJD, islamiste), dirigé par le chef du gouvernement ?
Abdullah Abaakil. Le jeu politique n’est pas seulement verrouillé par la confrontation PAM-PJD que l’on veut nous vendre. Le jeu électoral est contrôlé au départ par le Makhzen, par le biais du découpage électoral, le mode de scrutin, l'inégalité criante de moyens, l'organisation du scrutin par le ministère de l'intérieur, placé sous l'autorité directe du Palais. Et il souffre du discrédit jeté sur les partis et l'institution parlementaire qui alimente l'abstentionnisme et, par effet de vases communicants, renforce le poids de la corruption électorale et le clientélisme.
Ensuite, il y a la campagne que l’on veut faire passer pour une lutte idéologique entre le PAM et le PJD, qui est complètement artificielle et qui n’a absolument aucun intérêt pour le citoyen. C’est la position que défend la Fédération de la gauche démocratique (FGD), qui représente une troisième voie, entre le PAM et ses satellites, et le PJD, qui sont tous deux à l’opposé de ce que nous défendons. La réalité politique est autre. Elle met en confrontation ceux qui ont pour ambition une démocratie réelle au Maroc, qui estiment qu’elle passe par le fait de rendre des comptes aux citoyens et par le renforcement de l'institution parlementaire, et ceux qui vont se contenter d'exploiter le vote des citoyens dans l'espoir de faire partie du système. Parce que le clivage se situe à ce niveau-là : qui va défendre les intérêts des citoyens plutôt que les intérêts du régime et de sa clientèle ?
Quel est votre bilan du mandat PJD ? Certains observateurs, des activistes aussi, des journalistes, affirment qu’il y a eu, sous le PJD, une légère avancée vers la démocratisation du pays. Qu’en pensez-vous ?
Je vais être très clair là-dessus. Je pense que le PJD n’est pas le PAM. Je pense que le PAM est complètement moulé dans le fonctionnement autoritaire de l’institution royale. Ce que je reproche au PJD, c’est beaucoup plus sa lâcheté qu’un alignement. La lâcheté, parce qu’ils ont tout cédé. Objectivement, on peut estimer que le PJD est sorti vainqueur de l’élection qui a le plus respecté la volonté des électeurs depuis 1962. Ils arrivaient avec une légitimité forte et cette légitimité aurait dû être exploitée pour gagner des points dans l’intérêt des électeurs et plus largement de l’ensemble du peuple.
Or, dès le départ, il y a eu des capitulations. Et cela a culminé avec des déclarations du chef du gouvernement cet été, qui ont au moins le mérite d’être franches, et qui supposent que nous ne serions pas prêts pour la démocratie. C'est-à-dire que nous, citoyens marocains, selon les responsables du PJD et en particulier le chef du gouvernement, nous ne sommes pas prêts pour la démocratie, qu’il faut la modérer par ce pouvoir royal prééminent. Dire que nous ne sommes pas prêts pour la démocratie, c’est, pour moi, une déclaration méprisante pour l’ensemble du peuple marocain. Je pense que l’ensemble des électeurs est majeur et capable de faire des choix. Malheureusement, les choix qui leur sont offerts depuis longtemps ont l’air de décourager ces mêmes électeurs de se mobiliser vers les urnes et c’est peut-être là-dessus qu’il faut remettre en cause un certain nombre d’éléments : ne pas rejeter la faute sur le peuple mais sur un système qui les pousse à rejeter le jeu électoral. Il faut respecter ce peuple.
Peut-on réellement démocratiser le Maroc sans une séparation effective des pouvoirs, sans de nouvelles institutions ?
Non, je ne pense pas ; et au niveau des institutions, je dirais même qu'il y a un trop-plein avec toutes ces instances et budgets qui échappent au contrôle du suffrage universel (Initiative nationale pour le développement humain, instance de lutte contre la corruption, etc.). Actuellement, nous ne vivons pas dans un système démocratique. Ni la constitution, ni la répartition des pouvoirs entre les institutions, ne sont aux standards démocratiques. Il s’agit donc de gagner des voix, dans un contexte défavorable donné, de manière à pouvoir imposer progressivement cette démocratie. C’est la raison pour laquelle, quoi qu’il arrive, la FGD ne sera pas au gouvernement. Le rôle de la FGD est de se situer fortement dans l’opposition parlementaire. Je pense qu’il y a plus à gagner à porter la voix des citoyens et leurs préoccupations dans l’opposition que dans l’exercice gouvernemental.
Pensez-vous réellement pouvoir jouer un rôle dans l’opposition avec un système parlementaire comme celui du Maroc ?
Pas au sein du parlement, où les marges de manœuvre sont faibles, mais au moins pour l’accès à l’information, pour la possibilité de créer une mobilisation autour des projets qui vont dans le sens de l’intérêt du pays, jouer le rôle d'aiguillon démocratique. Il y a un travail parlementaire qui peut être utile. Cela nécessiterait l'obtention d'un bon score à ces élections, puisqu’il est nécessaire, pour exister au parlement, de disposer d’un groupe.
Au sein de la gauche radicale, vous vous êtes longtemps opposé à cette participation au jeu politique. Pourquoi participez-vous maintenant aux élections, alors que la gauche dite radicale est si faible. En 2011, lorsque vous avez boycotté les élections, vous étiez à même de faire un bien meilleur score.
Oui, nous aurions certainement pu faire un très bon score dans le contexte de 2011, ce qui a au moins le mérite de prouver que nous ne sommes pas des opportunistes à la recherche de rentes politiques (sourire). Quand on dit que nous avons longtemps été opposés au jeu politique, ce n’est pas vrai. Cela n’est arrivé, depuis de nombreuses années, qu’en 2011 ; 2011 est une exception et non la règle. L’analyse de la situation en 2011 laissait penser qu’il y avait la possibilité d’obtenir plus de concessions démocratiques par la mobilisation dans la rue que par la participation à des institutions, qui, comme je l’ai dit précédemment, n'offrent pas les garanties démocratiques minimales. Le résultat inattendu du PJD a annihilé ce choix stratégique en anesthésiant le mouvement de protestation, dont acte ! Cela étant dit, quand les rapports de force changent, les stratégies changent également et nous retournons à la stratégie qui a été celle du PSU et de ses prédécesseurs, qui est la participation à l’ensemble des consultations électorales afin de peser plus efficacement sur les rapports de force. Il n’y a donc aucune raison pour que nous ne participions pas aujourd'hui au jeu politique. Nous avons participé aux élections lorsque leurs résultats étaient entièrement falsifiés, nous pouvons bien y participer maintenant qu’elles le sont peut-être un peu moins.
En manifestant avec le Mouvement des jeunes du 20-Février, qu’avez-vous accompli ? Qu’avez-vous réussi, avec cette mobilisation de rue ?
Je pense que, d’une manière ou d’une autre, il y a une prise de conscience par le citoyen marocain qu’il a des droits. S’il y a un élément fondamental qui a été gagné en 2011, c’est celui-là. C’est le fait que l’on ne peut plus faire n’importe quoi aujourd’hui sans qu’il y ait une réaction populaire de refus devant des transgressions qui sont inacceptables. Entre 2011 et aujourd’hui, il y a eu l'affaire Daniel Galvan (le pédophile aux 11 victimes gracié par le roi), et un certain nombre de scandales qui se sont succédé avec, souvent, ce qui est nouveau, une réaction de l'opinion. Cela a culminé cet été avec le scandale des « serviteurs de l’État » qui ont obtenu des terrains publics à des prix ridiculement bas. Ils ont chaque fois provoqué une réaction, une réaction de rejet, une mobilisation qui permet de créer une situation de négociation et de rapport de force avec les détenteurs du pouvoir. Cette situation n’existait pas avant 2011. C’est l’essentiel du gain parce que, sur le plan institutionnel, effectivement, la constitution de 2011 n’a pas fondamentalement changé les données en termes de répartition des pouvoirs. L’essentiel des pouvoirs est encore concentré au niveau du Palais et du roi. Mais il y a plus de possibilités de négociation et de pression sur les décideurs, ce qui n’existait pas avant 2011.
Dans le même temps, un nombre considérable de militants ont subi des pressions et une répression directe ou plus indirecte, allant du harcèlement à la détention. Les jeunes du 20-Février ont payé un prix lourd. Vous sentez-vous plus libre malgré tout qu’il y a cinq ans, en tant que militant ?
Non. Franchement non. Je ne me sens pas plus libre. De toute façon, il y a exactement les mêmes attitudes répressives. Un certain nombre de manifestations qui sont interdites. Des congrès qui n’ont pas lieu. Des organisations comme l’AMDH [dont les activités sont interdites – ndlr] et là, on peut parler d’un harcèlement de l’État. Nous ne sommes pas plus libres qu’en 2011. Nous sommes juste plus combatifs.
Comment expliquez-vous, par conséquent, cette image qu’a le Maroc, celle d’une exception dans la région ?
La peur du terrorisme y contribue beaucoup. Elle fait que la majorité des pays occidentaux, mais aussi une partie de l'opinion nationale, vont se raccrocher à des régimes qui leur semblent être capables de gérer cette menace spécifique. Pour le coup, le Maroc apparaît comme un pays relativement épargné dans la région, alors même qu'il produit, paradoxalement, des cohortes de nationaux qui vont grossir les rangs du terrorisme. Personne ne veut prendre le risque d'une transition douloureuse vers la démocratie.
Cela étant dit, je ne suis pas certain d’avaliser cette analyse. Si les exemples égyptien ou syrien ont pu échauder pas mal de monde, il reste qu’il y a tout de même une grande réussite en terme de démocratisation qui est la situation de la Tunisie. Là, on peut très clairement dire que le Maroc est très en retard par rapport à ce progrès démocratique, et cet immobilisme autoritaire nourrit les rangs du terrorisme.
Pourquoi le Makhzen continue-t-il à avoir recours à la répression, puisqu’il n’y a plus de menace, la contestation ayant été contenue ?
La répression fait partie de l’édifice. Le pouvoir a besoin en permanence de rappeler qui est le chef. Toutes les protestations populaires dont j’ai parlé tout à l’heure ont fait l’objet de répression, qu’il s’agisse de la manifestation à la suite de l'affaire Daniel Galvan, ou des manifestations sectorielles à caractère social (les médecins, les aspirants enseignants, etc.). Systématiquement, il y a recours a priori à la répression mais je ne pense pas que cela soit l’essentiel. C’est juste une petite piqûre de rappel à l'intention des militants, de manière à décourager la mobilisation de foules trop importantes à gérer, comme cela avait été le cas en 2011. Le régime reste plus friand de la corruption que de la répression brutale.
Dans cette sphère militante, des ponts se sont créés entre des mouvances politiques, des associations, des individus qui ne communiquaient pas forcément auparavant, avec les islamistes d’Al Adl Wal Ihsane, notamment. À gauche, les points de vue divergent lorsque l’on demande si la gauche doit militer avec les islamistes ou pas. Quel est votre avis là-dessus ?
On peut militer avec tout le monde mais dans quel objectif ? Nous sommes parfaitement conscients que la démocratie ne peut pas se construire sans consensus et que le dialogue doit persister entre les différentes composantes de la société : entre la gauche que nous incarnons, la gauche radicale, les islamistes, voire une partie du Makhzen. Il est normal que la démocratie résulte d’un processus consensuel, et la construction d'un Maroc démocratique se fera avec tous ou ne se fera pas du tout. Dans le cadre d’objectifs précis, nous restons ouverts à toute discussion. Il y a des divergences idéologiques fondamentales, et pas seulement sur la conception de la liberté, mais aussi sur le plan des choix économiques et sociaux, c’est clair. Les islamistes et nous sommes à l’opposé sur l'échiquier politique. Les rapprochements se font parfois plus sur des tactiques adoptées que sur la stratégie d’ensemble. On peut donc être surpris par certains rapprochements adoptés. Il arrive que l’on s’éloigne, que l’on se rapproche encore.
Que répondez-vous à ceux qui affirment qu’en participant aux élections la FGD a « vendu le match » ?
Cela se dit dans certains milieux, favorables au boycott des élections, qui estiment que la participation légitime un système que le régime a choisi. Soit ! Pour notre part, nous estimons que notre rôle est de légitimer et renforcer les institutions issues du suffrage universel qui, avec la séparation des pouvoirs, est l'élément indispensable à toute démocratie. De notre point de vue, nous ne pouvons pas laisser ces institutions être dénigrées et affaiblies aux yeux du peuple, en les laissant à des élites corrompues, donnant ainsi la possibilité au régime de les remplacer par des instances parallèles, non soumises au contrôle démocratique, si nous voulons accéder à la démocratie.
Par ailleurs, j’estime à titre personnel et je pense que c’est vraiment le sentiment général au sein de la FGD, qu’il y a un moment donné où il y a une responsabilité à assumer et qu’il n’est pas possible de laisser un certain nombre d’électeurs qui croient en certaines valeurs sans représentation, livrés au désespoir. Le désespoir ne débouche pas sur une révolution démocratique mais sur le refuge dans la passivité, et la figure du père protecteur que porte le régime, ou l'abandon aux sirènes de la violence et de la haine. Si l'on regarde le champ politique, si nous ne nous présentions pas, nous ferions le jeu du régime, qui mise sur ce désespoir, qui garantit son maintien.
Il faut comprendre que la FGD est la seule formation politique qui défende une démocratie réelle. Tous les partis qui se présentent à ces élections acceptent en fait que la monarchie détienne l’essentiel du pouvoir et laisse des miettes à la représentation du peuple. Les gens qui, comme nous, croient à cette démocratie, pour qui voulez-vous qu’ils votent en l'état actuel des choses ? Si on prend l’exemple de l’éducation, nous sommes la seule formation politique à défendre mordicus le renforcement et le maintien d’une éducation publique de qualité. Toutes les autres formations ont accepté la privatisation de l’éducation et que les foyers soient obligés de s’endetter pour payer une éducation de qualité à leurs enfants en laissant à l’abandon une éducation publique, avec toute la charge d'exclusion que cela implique. Ces revendications, par qui voudriez-vous qu’elles soient représentées si nous ne nous présentions pas aux élections ? Si les institutions actuelles ne nous donnent pas les moyens d'agir et réformer dans l'intérêt du peuple, eh bien qu'elles soient au moins utilisées pour résister aux projets de destruction de la société, en attendant des jours meilleurs.
«Nous ne sommes pas plus libres qu’en 2011. Nous sommes plus combatifs»
11 SEPTEMBRE 2016 | PAR ILHEM RACHIDI
Abdullah Abaakil, militant du 20-Février et membre du parti socialiste unifié, qui fait partie de la FGD, se présente aux élections législatives au Maroc, prévues pour le 7 octobre prochain. La FGD espère créer une troisième voie entre les islamistes du parti de la justice et du développement (PJD, au pouvoir) et le parti authenticité et modernité (PAM). Entretien.
Rabat (Maroc), de notre correspondante.-
À l’orée des élections législatives, le 7 octobre prochain, les militants de la Fédération de la gauche démocratique (FGD) estiment qu’ils représentent la seule force politique à défendre une réelle démocratisation du Maroc, avec pour objectif une séparation des pouvoirs et une monarchie parlementaire. Créée l’an dernier avant les élections communales, la FGD est composée de trois partis de gauche, le PADS (parti de l’avant-garde démocratique et sociale), le CNI (Congrès national Ittihadi) et le PSU (parti socialiste unifié).
Elle propose une troisième voie entre les islamistes du parti de la justice et du développement (PJD) et le parti authenticité et modernité (PAM), et tente de se démarquer d'une bipolarisation que ses militants perçoivent comme artificielle. Après avoir soutenu le boycott du référendum constitutionnel, puis des élections législatives de novembre 2011, la FGD prétend pouvoir désormais jouer un rôle dans l'opposition, malgré un poids électoral faible.
Abdullah Abaakil, candidat dans la circonscription d'Anfa à Casablanca, a commencé son parcours militant au sein de la jeunesse USFP (Union socialiste des forces populaires), jusqu'en 1995. Des années plus tard, il est entré dans la coordination casablancaise du Mouvement des jeunes du 20-Février, qui revendique des changements politiques et profonds.
L’an dernier, alors que la FGD renouait avec la participation politique, Abaakil a choisi de rejoindre le PSU. Il revient sur les objectifs de la FGD et sur les acquis du Mouvement des jeunes du 20-Février. « Nous ne sommes pas plus libres qu’en 2011. Nous sommes juste plus combatifs », déclare-t-il, alors que la répression à l'encontre des activistes se poursuit.
Que répondez-vous à ceux qui, à quelques semaines des législatives du 7 octobre, affirment que le jeu politique est verrouillé par la confrontation entre le principal parti d’opposition, le parti authenticité et modernité (PAM), et le parti de la justice et du développement (PJD, islamiste), dirigé par le chef du gouvernement ?
Abdullah Abaakil. Le jeu politique n’est pas seulement verrouillé par la confrontation PAM-PJD que l’on veut nous vendre. Le jeu électoral est contrôlé au départ par le Makhzen, par le biais du découpage électoral, le mode de scrutin, l'inégalité criante de moyens, l'organisation du scrutin par le ministère de l'intérieur, placé sous l'autorité directe du Palais. Et il souffre du discrédit jeté sur les partis et l'institution parlementaire qui alimente l'abstentionnisme et, par effet de vases communicants, renforce le poids de la corruption électorale et le clientélisme.
Ensuite, il y a la campagne que l’on veut faire passer pour une lutte idéologique entre le PAM et le PJD, qui est complètement artificielle et qui n’a absolument aucun intérêt pour le citoyen. C’est la position que défend la Fédération de la gauche démocratique (FGD), qui représente une troisième voie, entre le PAM et ses satellites, et le PJD, qui sont tous deux à l’opposé de ce que nous défendons. La réalité politique est autre. Elle met en confrontation ceux qui ont pour ambition une démocratie réelle au Maroc, qui estiment qu’elle passe par le fait de rendre des comptes aux citoyens et par le renforcement de l'institution parlementaire, et ceux qui vont se contenter d'exploiter le vote des citoyens dans l'espoir de faire partie du système. Parce que le clivage se situe à ce niveau-là : qui va défendre les intérêts des citoyens plutôt que les intérêts du régime et de sa clientèle ?
Quel est votre bilan du mandat PJD ? Certains observateurs, des activistes aussi, des journalistes, affirment qu’il y a eu, sous le PJD, une légère avancée vers la démocratisation du pays. Qu’en pensez-vous ?
Je vais être très clair là-dessus. Je pense que le PJD n’est pas le PAM. Je pense que le PAM est complètement moulé dans le fonctionnement autoritaire de l’institution royale. Ce que je reproche au PJD, c’est beaucoup plus sa lâcheté qu’un alignement. La lâcheté, parce qu’ils ont tout cédé. Objectivement, on peut estimer que le PJD est sorti vainqueur de l’élection qui a le plus respecté la volonté des électeurs depuis 1962. Ils arrivaient avec une légitimité forte et cette légitimité aurait dû être exploitée pour gagner des points dans l’intérêt des électeurs et plus largement de l’ensemble du peuple.
Or, dès le départ, il y a eu des capitulations. Et cela a culminé avec des déclarations du chef du gouvernement cet été, qui ont au moins le mérite d’être franches, et qui supposent que nous ne serions pas prêts pour la démocratie. C'est-à-dire que nous, citoyens marocains, selon les responsables du PJD et en particulier le chef du gouvernement, nous ne sommes pas prêts pour la démocratie, qu’il faut la modérer par ce pouvoir royal prééminent. Dire que nous ne sommes pas prêts pour la démocratie, c’est, pour moi, une déclaration méprisante pour l’ensemble du peuple marocain. Je pense que l’ensemble des électeurs est majeur et capable de faire des choix. Malheureusement, les choix qui leur sont offerts depuis longtemps ont l’air de décourager ces mêmes électeurs de se mobiliser vers les urnes et c’est peut-être là-dessus qu’il faut remettre en cause un certain nombre d’éléments : ne pas rejeter la faute sur le peuple mais sur un système qui les pousse à rejeter le jeu électoral. Il faut respecter ce peuple.
Peut-on réellement démocratiser le Maroc sans une séparation effective des pouvoirs, sans de nouvelles institutions ?
Non, je ne pense pas ; et au niveau des institutions, je dirais même qu'il y a un trop-plein avec toutes ces instances et budgets qui échappent au contrôle du suffrage universel (Initiative nationale pour le développement humain, instance de lutte contre la corruption, etc.). Actuellement, nous ne vivons pas dans un système démocratique. Ni la constitution, ni la répartition des pouvoirs entre les institutions, ne sont aux standards démocratiques. Il s’agit donc de gagner des voix, dans un contexte défavorable donné, de manière à pouvoir imposer progressivement cette démocratie. C’est la raison pour laquelle, quoi qu’il arrive, la FGD ne sera pas au gouvernement. Le rôle de la FGD est de se situer fortement dans l’opposition parlementaire. Je pense qu’il y a plus à gagner à porter la voix des citoyens et leurs préoccupations dans l’opposition que dans l’exercice gouvernemental.
Pensez-vous réellement pouvoir jouer un rôle dans l’opposition avec un système parlementaire comme celui du Maroc ?
Pas au sein du parlement, où les marges de manœuvre sont faibles, mais au moins pour l’accès à l’information, pour la possibilité de créer une mobilisation autour des projets qui vont dans le sens de l’intérêt du pays, jouer le rôle d'aiguillon démocratique. Il y a un travail parlementaire qui peut être utile. Cela nécessiterait l'obtention d'un bon score à ces élections, puisqu’il est nécessaire, pour exister au parlement, de disposer d’un groupe.
Au sein de la gauche radicale, vous vous êtes longtemps opposé à cette participation au jeu politique. Pourquoi participez-vous maintenant aux élections, alors que la gauche dite radicale est si faible. En 2011, lorsque vous avez boycotté les élections, vous étiez à même de faire un bien meilleur score.
Oui, nous aurions certainement pu faire un très bon score dans le contexte de 2011, ce qui a au moins le mérite de prouver que nous ne sommes pas des opportunistes à la recherche de rentes politiques (sourire). Quand on dit que nous avons longtemps été opposés au jeu politique, ce n’est pas vrai. Cela n’est arrivé, depuis de nombreuses années, qu’en 2011 ; 2011 est une exception et non la règle. L’analyse de la situation en 2011 laissait penser qu’il y avait la possibilité d’obtenir plus de concessions démocratiques par la mobilisation dans la rue que par la participation à des institutions, qui, comme je l’ai dit précédemment, n'offrent pas les garanties démocratiques minimales. Le résultat inattendu du PJD a annihilé ce choix stratégique en anesthésiant le mouvement de protestation, dont acte ! Cela étant dit, quand les rapports de force changent, les stratégies changent également et nous retournons à la stratégie qui a été celle du PSU et de ses prédécesseurs, qui est la participation à l’ensemble des consultations électorales afin de peser plus efficacement sur les rapports de force. Il n’y a donc aucune raison pour que nous ne participions pas aujourd'hui au jeu politique. Nous avons participé aux élections lorsque leurs résultats étaient entièrement falsifiés, nous pouvons bien y participer maintenant qu’elles le sont peut-être un peu moins.
En manifestant avec le Mouvement des jeunes du 20-Février, qu’avez-vous accompli ? Qu’avez-vous réussi, avec cette mobilisation de rue ?
Je pense que, d’une manière ou d’une autre, il y a une prise de conscience par le citoyen marocain qu’il a des droits. S’il y a un élément fondamental qui a été gagné en 2011, c’est celui-là. C’est le fait que l’on ne peut plus faire n’importe quoi aujourd’hui sans qu’il y ait une réaction populaire de refus devant des transgressions qui sont inacceptables. Entre 2011 et aujourd’hui, il y a eu l'affaire Daniel Galvan (le pédophile aux 11 victimes gracié par le roi), et un certain nombre de scandales qui se sont succédé avec, souvent, ce qui est nouveau, une réaction de l'opinion. Cela a culminé cet été avec le scandale des « serviteurs de l’État » qui ont obtenu des terrains publics à des prix ridiculement bas. Ils ont chaque fois provoqué une réaction, une réaction de rejet, une mobilisation qui permet de créer une situation de négociation et de rapport de force avec les détenteurs du pouvoir. Cette situation n’existait pas avant 2011. C’est l’essentiel du gain parce que, sur le plan institutionnel, effectivement, la constitution de 2011 n’a pas fondamentalement changé les données en termes de répartition des pouvoirs. L’essentiel des pouvoirs est encore concentré au niveau du Palais et du roi. Mais il y a plus de possibilités de négociation et de pression sur les décideurs, ce qui n’existait pas avant 2011.
Dans le même temps, un nombre considérable de militants ont subi des pressions et une répression directe ou plus indirecte, allant du harcèlement à la détention. Les jeunes du 20-Février ont payé un prix lourd. Vous sentez-vous plus libre malgré tout qu’il y a cinq ans, en tant que militant ?
Non. Franchement non. Je ne me sens pas plus libre. De toute façon, il y a exactement les mêmes attitudes répressives. Un certain nombre de manifestations qui sont interdites. Des congrès qui n’ont pas lieu. Des organisations comme l’AMDH [dont les activités sont interdites – ndlr] et là, on peut parler d’un harcèlement de l’État. Nous ne sommes pas plus libres qu’en 2011. Nous sommes juste plus combatifs.
Comment expliquez-vous, par conséquent, cette image qu’a le Maroc, celle d’une exception dans la région ?
La peur du terrorisme y contribue beaucoup. Elle fait que la majorité des pays occidentaux, mais aussi une partie de l'opinion nationale, vont se raccrocher à des régimes qui leur semblent être capables de gérer cette menace spécifique. Pour le coup, le Maroc apparaît comme un pays relativement épargné dans la région, alors même qu'il produit, paradoxalement, des cohortes de nationaux qui vont grossir les rangs du terrorisme. Personne ne veut prendre le risque d'une transition douloureuse vers la démocratie.
Cela étant dit, je ne suis pas certain d’avaliser cette analyse. Si les exemples égyptien ou syrien ont pu échauder pas mal de monde, il reste qu’il y a tout de même une grande réussite en terme de démocratisation qui est la situation de la Tunisie. Là, on peut très clairement dire que le Maroc est très en retard par rapport à ce progrès démocratique, et cet immobilisme autoritaire nourrit les rangs du terrorisme.
Pourquoi le Makhzen continue-t-il à avoir recours à la répression, puisqu’il n’y a plus de menace, la contestation ayant été contenue ?
La répression fait partie de l’édifice. Le pouvoir a besoin en permanence de rappeler qui est le chef. Toutes les protestations populaires dont j’ai parlé tout à l’heure ont fait l’objet de répression, qu’il s’agisse de la manifestation à la suite de l'affaire Daniel Galvan, ou des manifestations sectorielles à caractère social (les médecins, les aspirants enseignants, etc.). Systématiquement, il y a recours a priori à la répression mais je ne pense pas que cela soit l’essentiel. C’est juste une petite piqûre de rappel à l'intention des militants, de manière à décourager la mobilisation de foules trop importantes à gérer, comme cela avait été le cas en 2011. Le régime reste plus friand de la corruption que de la répression brutale.
Dans cette sphère militante, des ponts se sont créés entre des mouvances politiques, des associations, des individus qui ne communiquaient pas forcément auparavant, avec les islamistes d’Al Adl Wal Ihsane, notamment. À gauche, les points de vue divergent lorsque l’on demande si la gauche doit militer avec les islamistes ou pas. Quel est votre avis là-dessus ?
On peut militer avec tout le monde mais dans quel objectif ? Nous sommes parfaitement conscients que la démocratie ne peut pas se construire sans consensus et que le dialogue doit persister entre les différentes composantes de la société : entre la gauche que nous incarnons, la gauche radicale, les islamistes, voire une partie du Makhzen. Il est normal que la démocratie résulte d’un processus consensuel, et la construction d'un Maroc démocratique se fera avec tous ou ne se fera pas du tout. Dans le cadre d’objectifs précis, nous restons ouverts à toute discussion. Il y a des divergences idéologiques fondamentales, et pas seulement sur la conception de la liberté, mais aussi sur le plan des choix économiques et sociaux, c’est clair. Les islamistes et nous sommes à l’opposé sur l'échiquier politique. Les rapprochements se font parfois plus sur des tactiques adoptées que sur la stratégie d’ensemble. On peut donc être surpris par certains rapprochements adoptés. Il arrive que l’on s’éloigne, que l’on se rapproche encore.
Que répondez-vous à ceux qui affirment qu’en participant aux élections la FGD a « vendu le match » ?
Cela se dit dans certains milieux, favorables au boycott des élections, qui estiment que la participation légitime un système que le régime a choisi. Soit ! Pour notre part, nous estimons que notre rôle est de légitimer et renforcer les institutions issues du suffrage universel qui, avec la séparation des pouvoirs, est l'élément indispensable à toute démocratie. De notre point de vue, nous ne pouvons pas laisser ces institutions être dénigrées et affaiblies aux yeux du peuple, en les laissant à des élites corrompues, donnant ainsi la possibilité au régime de les remplacer par des instances parallèles, non soumises au contrôle démocratique, si nous voulons accéder à la démocratie.
Par ailleurs, j’estime à titre personnel et je pense que c’est vraiment le sentiment général au sein de la FGD, qu’il y a un moment donné où il y a une responsabilité à assumer et qu’il n’est pas possible de laisser un certain nombre d’électeurs qui croient en certaines valeurs sans représentation, livrés au désespoir. Le désespoir ne débouche pas sur une révolution démocratique mais sur le refuge dans la passivité, et la figure du père protecteur que porte le régime, ou l'abandon aux sirènes de la violence et de la haine. Si l'on regarde le champ politique, si nous ne nous présentions pas, nous ferions le jeu du régime, qui mise sur ce désespoir, qui garantit son maintien.
Il faut comprendre que la FGD est la seule formation politique qui défende une démocratie réelle. Tous les partis qui se présentent à ces élections acceptent en fait que la monarchie détienne l’essentiel du pouvoir et laisse des miettes à la représentation du peuple. Les gens qui, comme nous, croient à cette démocratie, pour qui voulez-vous qu’ils votent en l'état actuel des choses ? Si on prend l’exemple de l’éducation, nous sommes la seule formation politique à défendre mordicus le renforcement et le maintien d’une éducation publique de qualité. Toutes les autres formations ont accepté la privatisation de l’éducation et que les foyers soient obligés de s’endetter pour payer une éducation de qualité à leurs enfants en laissant à l’abandon une éducation publique, avec toute la charge d'exclusion que cela implique. Ces revendications, par qui voudriez-vous qu’elles soient représentées si nous ne nous présentions pas aux élections ? Si les institutions actuelles ne nous donnent pas les moyens d'agir et réformer dans l'intérêt du peuple, eh bien qu'elles soient au moins utilisées pour résister aux projets de destruction de la société, en attendant des jours meilleurs.
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